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Ẓurafā’

Les Raffinés de l’islam classique

Ẓarf (traduit en français par « raffinement ») est un terme polysémique qui exprime à la fois un concept littéraire et un aspect socio-culturel spécifique de la civilisation arabo-musulmane médiévale. Codifié dans des ouvrages littéraires qui en explicitent les valeurs, le raffinement représente un lien social et identitaire capable d’unir un groupe de personnes appartenant aux milieux élitaires iraquiens des Xe et XIe siècles et se reconnaissant dans ses valeurs.

 Quelques définitions

La définition linguistique
Selon le Lisān al-ʽarab, véritable thésaurus de la langue arabe médiévale rédigé au XIVe siècle par Ibn Manẓūr (m. 750/1311), ẓarf désigne tout d’abord la supériorité intellectuelle (barāʽa) et l’intelligence (dhakā’). Ce mot peut également designer la beauté d’une expression (ḥusn al-ʽibāra) ou d’une forme (ḥusn al-hā’iyya) et l’excellence d’une chose (ḥidhq al-shay’). L’adjectif ẓarīf, plur. ẓurafā’, désigne une personne à la fois belle, éloquente (ḥasan al-wajh wa-l-lisān) et brillante intellectuellement (fī l-qalb dhakā’).

Dans son sens originel, le mot ẓarf serait un synonyme de wiʽā’ et signifierait donc un récipient à usages multiples. Il s’en suit qu’au sens figuré, un ẓarīf, c’est-à-dire un homme possédant du ẓarf, « contient » en lui plusieurs qualités telles que l’adab [traduit aujourd’hui par « littérature », dans son sens classique, « mêlant l’art du bien vivre et du bien écrire, l’adab éclot dans le microcosme de l’élite citadine (khāṣṣa), comme une réflexion à la fois déontologique […], éthique [définition des valeurs et vertus], comportementale [l’exercice du pouvoir et les relations des hommes de cour au prince, à leurs pairs et au commun et « anthropologique »], ou identitaire [reconnaître les membres de son groupe et se faire connaître par eux] » [Zakharia 2012, p. 317]. Mais l’adab correspond aussi à l’ensemble des vertus morales caractérisant les bonnes mœurs (aḫlāq) prêtées à une nature noble et généreuse (makārim) [Bonebakker, “Adab and the concept of Belles-Lettres”, p. 16-23]) et la muruwwa (littéralement « virilité », c’est-à-dire les vertus que l’homme noble doit posséder [I. Goldziher, « Muruwwa and Dîn », in Muslim Studies, ed. by S.M. Stern, London, 1967, I, p. 11-44] ; la muruwwa a également été définie comme « la somme de ces vertus qui sont typiques de la culture arabe antique pure autant qu’elles sont en accord avec le concept spécifiquement islamique de la vertu », [Bonnebakker, “Adab and the concept of Belles-Lettres”, p. 24]).

La définition « littéraire »
La complémentarité entre beauté physique, excellence littéraire et probité qui caractérise la définition du zarf par Ibn Manẓūr, figurait déjà, un siècle auparavant, dans les Histoires des Raffinés et des Débauchés (Akhbār al-ẓirāf wa-l-mutamājinīn) d’Ibn al-Jawzī (m. 597/1200). Les premières pages de cet ouvrage, qui regroupe les dires des deux catégories d’individus mentionnées dans son titre, offrent une liste détaillée des qualités que l’homme raffiné doit posséder.

Pour pouvoir bien parler, il faut tout d’abord que le raffiné « présente bien », car la beauté et la propreté d’un corps sont, aux yeux d’Ibn al-Jawzī, des attributs indissociables de l’éloquence et de l’acuité d’esprit. Il doit donc arborer un beau visage (ṣabāḥat al-wajh) et un corps élancé (rashāqat al-qadd), et être propre dans son corps comme sur ses vêtements (naẓafat al-jism wa-l-thawb). Il doit exhaler un parfum agréable (ṭayyib al-rā’iḥa) et se mouvoir avec légèreté (khiffat al-ḥaraka). La manière dont le raffiné s’exprime doit être en parfaite harmonie avec son apparence extérieure. Il doit maîtriser l’éloquence (balāghat al-lisān) et faire preuve de douceur dans l’élocution (ʽudhūbat al-manṭiq), disposer d’un esprit vif (quwwat al-dhihn), montrer de l’humour et exceller dans l’art de la conversation plaisante (al-malāḥa wa-l-fukāha wa-l-muzāḥ). Son comportement doit être en harmonie avec son aspect extérieur et sa façon de s’exprimer. Abhorrant la saleté (al-taqazzuz min al-iqdār), il ne commettra point d’actions violentes (afʽāl mustahjima). Il sera, au contraire, généreux, noble et compatissant (yakūn fī-l-karam wa-l-jawd wa-l-ʽafw) [Ibn al-Jawzī, Akhbār al-ẓirāf wa-l-mutāmajinīn, p. 42].

Bien qu’elle date d’une époque plus ancienne, la définition du ẓarf énoncée par Ibn al-Jawzī est plus circonstanciée que celle du Lisān al-‘arab et aborde des aspects du raffinement qui sont absents de cette dernière, en particulier tout ce qui touche au culte de soi-même.

 La codification du ẓaraf

Le Kitāb al-muwashshā d’Ibn al-Washshā’ (m. 325/936-7)
Les définitions précédentes proposent une synthèse des qualités morales, physiques et langagières particulières qui permettent de qualifier quelqu’un de ẓarīf. Elles décrivent une réalité codifiée par les sources littéraires arabes au Xe et XIe siècle, dont la principale à nous être parvenue est sans doute le Livre du raffinement et des raffinés (Kitāb al-ẓarf wa-l-ẓurafā’) d’Ibn al-Washshā’, aussi connu sous le titre de Livre de brocart (Kitāb al-muwashshā). Ce livre expose les conditions nécessaires à la réalisation d’un/e « raffiné/e » (ẓarīf/a). Dans son introduction, Ibn al-Washshā’ affirme que tout raffiné doit être doué de ẓarf, d’adab et de muruwwa.

Le livre est structuré en cinquante-six chapitres, dont les neuf premiers traitent de l’adab ou qualités que doit posséder l’homme policé et des comportements qui lui siéent (en arabe ḥudūd, terme qui indique dans le droit musulman les devoirs de l’homme envers son Créateur). Suivent quatre chapitres qui expliquent les « lois » (en arabe sharā’iʽ, plur. de sharīʽa) de la muruwwa. Le reste de l’ouvrage (quarante-deux chapitres) est consacré aux règles du ẓarf (en arabe sunan, plur. de sunna, terme qui désigne généralement la « coutume » associée au prophète Muḥammad et à ses Compagnons). L’utilisation des trois termes ḥudūd, sharā’iʽ et sunan pour introduire les trois grandes divisions dans le Kitāb al-muwashshā constitue une référence claire au droit islamique et marque la volonté d’Ibn al-Washshā de définir la norme sociale à la manière d’un juriste, et de construire son ouvrage comme un manuel d’éthique profane parallèle à l’éthique islamique.

Comme il est d’usage dans la plupart des ouvrages littéraires, chaque chapitre du Livre du Raffinement énonce un précepte, qui est ensuite étayé par un grand nombre de traditions prophétiques ou de vers de poésie. Tout d’abord, Ibn al-Washshā’ évoque les lectures, les fréquentations et les manières qui siéent à tout individu souhaitant se distinguer de l’ignorant (jāhil) et devenir un homme d’esprit (ʽāqil). Il veillera à ne fréquenter que des réunions d’hommes intelligents, à lire nombre de livres et textes anciens (āthār) et à transmettre des poèmes, car l’histoire et la poésie sont au fondement de l’éducation à l’époque abbasside. Il doit savoir poser les bonnes questions, être assuré dans son élocution, s’interdire la prolixité dans ses discours, se taire quand il n’est pas interrogé et ne jamais interrompre son interlocuteur (Kitāb al-muwashshā, p. 6-12). On met en garde l’adīb contre les plaisanteries, en particulier avec ceux qu’il affectionne, car elles peuvent vexer ou se révéler de mauvais goût (chapitre 2, p. 13-15). Le choix des amis (chapitres 3, 4 et 5) apparaît comme un thème central de l’éthique du ẓarīf, qui poursuit un idéal de vie « courtois » (Giffen, « Ẓarf », p. 821). Le raffiné ne doit côtoyer que ceux dont les bonnes et nobles mœurs ressemblent aux siennes (p. 15-28). Une fois ses amis sélectionnés, il doit les traiter avec respect et affection (Chap. 6, p. 28-30). L’amitié décrite dans le Livre du Raffinement étant fondée sur l’affinité de caractère et de mœurs, les différends entre amis doivent se réduire au minimum (Chap. 7, p. 30-32). La modération est nécessaire dans l’amitié comme dans l’inimitié. L’excès n’est en effet jamais une qualité louable aux yeux d’Ibn al-Washshā’, car la vertu réside dans le précepte aristotélicien du « juste milieu » (chapitre 8, p. 32-34). On déconseille enfin de rendre visite à son ami plus d’une fois tous les deux jours, afin de lui laisser sa liberté (chapitre 9, p. 34-37).

Suivent cinq chapitres sur la muruwwa évoquant les vertus cardinales des udabā’ou hommes policés, et des ‘uqalā’ ou hommes d’esprits (p. 37-41) ; la vertu de la sincérité et le vice du mensonge (p. 41-42) ; le blâme auquel s’expose le parjure (p. 43-46) ; les mérites de celui qui cache les secrets de son cœur (p. 46-51).

Les pages qui suivent (51-160) rappellent tout d’abord que nul ne peut être ẓarīf, s’il ne possède les quatre qualités fondamentales que constituent l’éloquence (faṣāḥa), la rhétorique (balāgha), la chasteté (ʽiffa) et l’honnêteté (nazāha), puis décrivent la passion amoureuse selon l’éthique du ẓarf (voir infra). La manière dont les raffinées doivent se vêtir, se chausser et porter des bijoux est également minutieusement codifiée, car pour le ẓarīf, le vêtement correspond à un authentique art (Kitāb al-muwashshā, p. 160-163 et Enderwitz, « Du fatā au ẓarīf, ou comment on se distingue ? », p. 132).

Ibn al-Washshā’ distingue ensuite les parfums convenant aux hommes (p. 162-163) et ceux qui siéent aux femmes raffinées (p. 163-167). Les raffinés doivent privilégier certains aliments et s’abstenir d’autres, afin de développer un modèle gustatif qui soit une expression de leur délicatesse et de leur art de vivre. Ibn al-Washshā’ insiste sur le fait que la frugalité convient au raffiné bien plus que la gloutonnerie (chapitres 29, p. 167-172). D’autres chapitres exposent les règles qui régissent l’échange de cadeaux entre raffinés, étant entendu que dons et contre-dons doivent raffermir les relations et les échanges (chapitre 31, p. 172-178) et le comportement modéré que le raffiné doit adopter, en évitant tout excès (chapitre 35, p. 192-198). Le livre s’achève sur un florilège de bons mots ou vers que les raffinés ont écrit sur toute sorte de supports, des coussins aux bagues, en passant par la vaisselle et les ceintures (p. 198-254).

Bien que succinte et peu détaillée, cette liste de sujets mêlant des conseils pratiques à des préceptes moraux montre qu’aux yeux d’Ibn al-Washshā’, le ẓarf couvre tous les aspects de la vie quotidienne et promeut un idéal de vie dans lequel l’adab, la muruwwa, la futuwwa (un idéal de noblesse chevaleresque généralement considéré comme faisant partie de la muruwwa, bien qu’il possède des valeurs qui lui soient propres) sont interdépendants (Enderwitz, « Du fatā au ẓarīf, ou comment on se distingue ? », p. 132-133 et Giffen, « Ẓarf », p. 821]).

Le Tahdhīb al-akhlāq de Miskawayh (m. 421/1030)
Le Kitāb al-Muwashshā représente une étape majeure dans la conciliation des vertus préislamiques de muruwwa, adab et ẓarf avec l’éthique islamique. Selon J. E. Montgomery, cette mouvance, tendant à l’élaboration d’une éthique profane qui ne soit néanmoins pas en opposition avec les préceptes de la religion, atteint son apogée au XIe siècle dans le Tahdhīb al-akhlāq de Miskawayh (trad. anglaise par C.K. Zurayq, The Refinement of Character, 1968 et française par M. Arkoun, Traité d’éthique, 1969).

Ce livre, qui fut largement influencé par une éthique de type aristotélicien, occupe une place particulière dans la tradition éthico-philosophique islamique. L’auteur y exposa les règles essentielles de la « philosophie pratique » telles qu’elles étaient connues à travers les écrits de Platon, d’Aristote et de certains néopythagoriciens tel que Bryson, et exerça une grande influence sur ses successeurs. Au dire de Miskawayh, son ouvrage entend présenter les préceptes nécessaires à l’acquisition d’un caractère noble, composé de qualités stables, par opposition aux qualités transitoires et instables (Zurayq, p. 5 ; Arkoun, p. 4). Bien que l’homme soit libre de choisir entre le bien et le mal, le bien est multiforme et nul n’est capable de réaliser en lui-même tout le bien du monde. Les hommes s’associent donc entre eux afin que chacun trouve sa propre perfection dans un autre et doivent s’aimer réciproquement (Zurayq, p. 14 ; Arkoun, p. 22).

Les vertus que l’homme doit posséder se répartissent en quatre catégories principales : la sagesse, la tempérance, le courage et la justice. La sagesse comprend l’intelligence, la lucidité, la retenue, la rationalité, la vivacité d’esprit, la justesse de compréhension et la faculté d’apprendre facilement. La tempérance est faite de modestie, de calme, de contrôle de soi, de générosité, d’intégrité, de sobriété, de mansuétude de discipline de soi, de bonne disposition, d’indulgence, de fermeté et de piété. Le courage nécessite de la grandeur d’esprit, de l’intrépidité, du calme, de la force d’âme, de la magnanimité, du sang-froid, de la virilité et de l’endurance. La justice se divise en amitié, entente, lien du sang, juste rétribution, juste association, juste acquittement [de ses devoirs envers les autres], affection et dévotion (Zurayq, p. 17-20 ; Arkoun, p. 33-34).

Selon Miskawayh, les gens du commun et les masses populaires croient que la perfection humaine réside dans les plaisirs des sens. L’homme avisé doit en revanche comprendre ses imperfections et les besoins primordiaux de son corps, de sorte à en faire abstraction, à s’en détacher et à rechercher la vertu à l’aide de sa seule raison (Zurayq, p. 38-39 ; Arkoun, p. 39-40).

Ces préceptes doivent être inculqués au jeune homme, dont l’éducation commence par de bonnes lectures en prose et en poésie. De bonnes manières de table participent ensuite à l’entraînement de son âme (Zurayq, p. 50-52 ; Arkoun, p. 52-53). Il doit enfin être défendu à la jeunesse de montrer ce que l’on dissimule et, en public, de découvrir les extrémités de son corps, de cracher, de bailler, de croiser ses jambes, etc. (Zurayq, p. 54). Miskawayh accorde une importance centrale à l’amitié, en particulier celle des gens vertueux qui se lient d’affection par amour du bien. Le bien étant d’une essence stable, ce type d’amitié est durable et demeure inchangé (Zurayq, p. 125).

 Les raffinés (ẓurafā’) comme acteurs de l’humanisme islamique médiéval

Manuels d’une éthique sociale de type élitiste, le Raffinement du comportement de Miskawayh et le Livre du raffinement et des raffinés d’Ibn al-Washshā’ s’adressent à un groupe restreint d’individus, en leur fournissant les règles d’un comportement ascétique profane, qu’ils sont les seuls à même de comprendre et d’appliquer dans leur vie quotidienne. Tout en reflétant des pratiques qui existaient probablement déjà dans la haute société bagdadienne des IVe/Xe et Ve/XIe siècles, ces ouvrages ont contribué à normaliser de manière détaillée le comportement de cette l’aristocratie urbaine (khāṣṣa) qui en était la destinataire.

De l’amour « raffiné »
La « pratique » de l’amour est un des aspects les plus essentiels de l’éthique à laquelle le raffiné adhère. Elle permet aux raffinés de se distinguer et fait d’eux un groupe aux affinités électives. La conception de l’amour prônée dans les manuels de raffinement est arrimée à un passé bédouin idéalisé. Au début de l’époque umayyade naît en effet un genre élégiaque de poésie amoureuse dans laquelle s’exprime un désir passionné pour une bien-aimée hors d’atteinte, accompagné d’une chasteté et d’une fidélité jusqu’à la mort (voir à ce propos R. Blachère, Histoire de la littérature arabe, chapitre IV, « La poésie dans le monde des nomades jusque vers 50/670 », p. 243-289 e Jacobi, R., « ‘Udhrī », p. 835). L’amour ‘udhrī (nom qui dérive de la tribu des Banū ʽUḏra à laquelle appartiennent les plus importants de ces poètes-amants [voir à ce propos : T. L. Djedidi, La poésie amoureuse des Arabes. Le cas de l’amour ‘udhite, Alger, SNED, 1974]) fut intégré sous le nom de ʽishq (amour passionné) dans la morale du ẓarf, et ses règles furent érigées en code de conduite pour les amants raffinés. Ce type d’amour ne peut être satisfait, mais, dans le cas des raffinés, l’inaccessibilité de l’aimé est construite afin d’inciter l’amant à acquérir une compétence sociale (G. Algazi et R. Drory, « L’amour à la cour des Abbassides : un code de compétence sociale », p. 1264). « Dans son acception la plus générale, le ‘ishqdésigne le désir irrésistible de s’approprier un objet ou un être aimable. Il traduit donc, chez celui qui l’éprouve, une déficience, un manque qu’il faut à tout prix combler pour atteindre la perfection » (M. Arkoun, « ‘Ishḳ », p.124). Si le ʽishq représente une forme de déviance de la loi islamique, en se situant en dehors du coït légal (Ben Slama, Al-ʽišq wa-l-kitāba, p. 269), ce désir d’accéder à la perfection s’intègre de fait à l’éthique du ẓarf.

Le Kitāb al-Zahra d’Ibn Dāwūd al-Isbahānī (m. 297/910), qui précède de quelques dizaines d’années le Livre du raffinement, constitue le premier ouvrage qui nous soit parvenu apportant aux raffinés une « éthique » amoureuse (Montgomery, « Ẓarīf », 460b). L’ouvrage se présente comme une anthologie de poèmes répartis en chapitres, chacun explicitant une règle d’amour (Giffen, Theory of profane Love among the Arabs,p. 9). Son auteur insiste sur l’importance du secret, et valorise le martyre d’amour à travers un dire prophétique apocryphe selon lequel « quiconque aime passionnément, reste chaste et meurt de cet amour, trépasse en martyr ». Il entend faire ainsi le lien entre l’amour profane et l’amour de Dieu, et réconcilier le ʽishq avec la morale islamique.

Le Kitāb al-Muwashshā reprend en partie les préceptes énoncés par Ibn Dāwūd afin d’élaborer une véritable « esthétique » de l’amour-passion s’incarnant au physique dans le corps des amants raffinés. Ces derniers doivent impérativement garder leur passion secrète et rester chaste, même si le désir inassouvi devait les conduire à la mort. L’effort (jihād, encore une référence à la religion islamique) que l’amant accomplit à cette fin laisse sur son corps des stigmates. Ces signes (ʽalāmāt ou ayāt, terme qui désigne en islam les manifestations de la présence divine sur terre), comme la maigreur du corps, l’apparence maladive, le teint jaunâtre, l’insomnie, le regard soumis, la propension aux larmes, l’humilité, les soupirs répétés, etc. (Kitāb al-Muwashshā, p. 50-51), doivent apparaître dans le corps des amants raffinés. Ils leur permettent de se reconnaître entre eux et constituent des marqueurs de leur appartenance à un groupe (voir à ce sujet l’article d’A. Cheikh Moussa, “La négation d’Éros ou le ʻishq d’après deux Épîtres d’al-Jāḥiz”, Studia Islamica 72, 1990, p. 71–119 et Monica Balda-Tillier, « Parler d’amour sans mot dire : les stigmates de la passion », Annales Islamologiques, IFAO, Le Caire, 2014, à paraître).

Le raffinement comme lien social
Le raffinement constitue donc une éthique profane de l’affinité élective. Cette morale fut adoptée par un groupe social, celui des raffinés (ẓurafā’) dont M. F. Ghazi retrace l’origine historique dans les milieux de chanteurs et esclaves chanteuses, des poètes et des faqīh-s du Ḥijāz au premier siècle de l’hégire. Après le déplacement du centre de l’empire islamique vers le nord, l’apport culturel de la classe des secrétaires de chancellerie d’origine irakienne fut fondamental. Baṣra, mais aussi Kūfa, où semble avoir régné un esprit tourné vers l’idéal bédouin, dans lequel se mêlent les conceptions les plus diverses – la muruwwa, la futuwwa et l’amour ʽudhrī – jouèrent un rôle de premier plan. Les règnes de Hārūn al-Rashīd (r. 169/786-193/809) et d’al-Mustakfī (r. 332/944-334946) marqueraient les deux extrémités d’un « raffinement triomphant ». Au cours de cette période, le milieu des raffinés s’étendit et prit une importance accrue dans la société (Ghazi, « Un groupe social : « Les Raffinés », p. 40-47].

L’idéal de vie « esthétique » du raffinement n’aboutit pas seulement à une synthèse de la culture persane et bédouine tel qu’elle était imaginée à l’époque abbasside. Il concilie également deux utopies de la civilisation islamique : celle des valeurs religieuses, incarnées dans la sharīʽa, et celle des valeurs séculières, qui trouvent leur expression dans la poésie élégiaque, amoureuse et bachique. Ces deux utopies se rejoignent dans l’au-delà, où les plaisirs décrits dans ces poèmes se transforment en récompense réservée au croyant après sa mort. Alors que dans la culture occidentale, l’utopie est reportée dans un temps ou dans un lieu lointain, la culture arabo-islamique la rend en partie réalisable, hic et nunc, dans le mode de vie « esthétique » adopté par le ẓarīf(Bauer, Raffinement und Frömmigkeit, p. 284-286).

Le raffinement est donc centré sur l’homme en tant qu’individu, développant un modèle de comportement que chacun peut adopter indépendamment de son origine sociale, de sa fortune, de son sexe et de son âge (Enderwitz, « Du fatā au ẓarīf », p.123). Il crée ainsi un nouveau lien social, qui n’est basé ni sur l’appartenance ethnique, ni sur l’appartenance religieuse : « L’idéal partagé du ẓarf semble, en effet, avoir fonctionné comme un principe social d’unification des cercles urbains les plus éduqués. Ses conventions ont aidé à lier ensemble des individus d’origine ethnique, tribale et géographiques diverses. Il ne semble donc étranger au développement de l’ "humanisme musulman" qui a fleuri parmi ces élites » (Giffen, L. A., « Ẓarf », p. 822).

MONICA BALDA-TILLIER

 Bibliographie

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Balda-Tillier, Monica, « Parler d’amour sans mot dire : les stigmates de la passion », in Annales Islamologiques, IFAO, Le Caire, 2014, à paraître.
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Pour citer :
Monica Balda-Tillier, « Ẓurafā’ : les Raffinés de l’islam classique », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http:http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Rhetorique-dans-la-tradition