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‘Aql

Le statut de la raison dans la falsafa

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La notion de ʿaql est centrale dans la philosophie arabe médiévale. Notons d’emblée, afin de dissiper un doute, que le terme « arabe » fera référence, tout au long de cette notice, à la langue des textes et non à l’origine ethnique des auteurs. La racine ʿ-q-l exprime notamment le fait d’être doté de la faculté de comprendre et de connaître le monde, en un mot d’être intelligent. La plupart du temps, chez les philosophes arabes, le substantif ʿaql désigne à la fois le discernement et l’instrument du discernement. C’est pourquoi, dans cette notice, il sera traduit la plupart du temps par « intellect », qui nous semble désigner aussi bien la faculté et son lieu ou son instrument. Nous souhaitons ici replacer la notion de ʿaql au cœur du réseau sémantique et conceptuel qui l’entoure dans les textes, afin de dessiner les contours d’une compréhension contextualisée des aspects humanistes contenus dans cette notion, tout en évitant l’écueil de l’anachronisme. Ce réseau est d’abord constitué par les sens que peut prendre la notion de ʿaql. Celle-ci est d’abord, dans la langue philosophique, une traduction du grec noûs. Les origines grecques de la notion de ʿaql ne s’arrêtent pas cependant au concept de noûs. En effet, pour la plupart des philosophes, la racine ʿ-q-l, sous la forme taʿaqqul, comprend également une forte dimension éthique, qui la rapproche de la notion aristotélicienne de prudence (phrónêsis). Au sens cognitif, l’intellect se dit à son tour en plusieurs sens : intellect matériel, intellect agent mais également intellect en acte et intellect acquis. Le réseau sémantique ne serait pas complet sans inclure les notions qui bornent la puissance de l’intellect, celle de sensation (hiss), et de révélation (wahy). Quelle puissance cognitive les philosophes arabes accordent-ils à l’intellect, par rapport à la sensation d’une part, et à la révélation de l’autre ? Les deux dernières notions que nous étudierons en lien avec celle de ʿaql sont celles de nature humaine, al-fitra al-insâniyya, et de hiérarchie (tartîb), afin de comprendre si l’intellect est universellement partagé par les hommes, et s’il est susceptible de degrés.

 Du grec noûs à l’arabe ʿaql

En faisant l’archéologie du concept philosophique de ʿaql, et en mettant au jour ses fondations grecques, nous espérons montrer comment celles-ci furent transformées par les philosophes arabes.

Le terme ʿaql est employé pour traduire le grec nous, notamment dans la traduction arabe du De Anima d’Aristote (par exemple, Aristote, De Anima, éd. A. Badawī, Le Caire, 1954, p. 72-75). Le livre III constitue le fondement des questions véhiculées par la notion de ʿaql chez les auteurs arabes médiévaux. Au chapitre 4, Aristote définit le noûs comme « la partie de l’âme par laquelle l’âme connaît et pense » [429a] (Ibid., p. 72). Il présente le processus de la connaissance sur le modèle de la sensation. La sensation consiste en ce que les organes sensoriels pâtissent de l’action qu’exercent sur eux les objets des sens. Cette action est rendue possible par l’intervention d’un milieu (shayʾ wâsit) : dans le cas de la vue, par exemple, les couleurs deviennent visibles grâce à la lumière (Ibid., p. 47). Suivant ce modèle, Aristote distingue deux intellects : un intellect patient, « capable de devenir toutes choses » (c’est-à-dire de devenir toutes les pensées), et un intellect agent, « capable de les produire toutes » (c’est-à-dire de produire toutes les pensées), à l’instar de la lumière (430a). Les philosophes arabes se demandèrent comment comprendre ces deux notions d’intellect patient (al-ʿaql al-munfaʿil) et d’intellect agent (al-ʿaql al-faʿʿâl), et comment comprendre leur interaction. En d’autres termes, comment l’intellect connaît-il le monde ?

Pour répondre aux difficultés soulevées par la notion de ʿaql dans ces textes, les philosophes arabes se rapportèrent aux commentateurs grecs d’Aristote. Jean Jolivet a ainsi souligné la place du De anima Jean Philopon dans le traité d’al-Kindî Sur l’intellect (J. Jolivet, L’intellect selon Kindī, Leyde, 1971). En particulier, la plupart des commentateurs grecs d’Aristote, à commencer par Théophraste, Alexandre d’Aphrodise, Thémistius ou encore Jean Philopon, ressentirent la nécessité de distinguer des types d’intellects supplémentaires, afin de comprendre la relation entre l’intellect en puissance et l’intellect en acte. Par exemple, Alexandre d’Aphrodise, en plus de l’intellect en puissance et de l’intellect en acte, pose un troisième type d’intellect, l’intellect acquis. Celui-ci est devenu chacune des choses qu’il peut penser, sans toutefois les penser actuellement, de même que le scribe, même lorsqu’il n’est pas en train d’écrire, peut à tout moment, de lui-même, se mettre à écrire. Al-Kindî dans sa lettre Sur l’intellect, et al-Fârâbî dans son épître du même nom, s’inscrivent ainsi dans la continuité de ce mouvement de stratification en distinguant chacun quatre sens dans lequel se dit le mot ʿaql. Al-Kindî énumère ainsi les quatre types d’intellect :

« Ainsi donc, l’intellect est :

- ou bien cause et principe de la totalité des intelligibles et des intellects seconds ;

- ou bien – c’est le deuxième – il appartient en puissance à l’âme tant que l’âme n’est pas pensante en acte ;

- quant au troisième, c’est celui qui est en acte dans l’âme : elle l’a acquis, elle en est devenue consciente elle le met en œuvre à son gré, et le manifeste hors d’elle pour qu’un autre le perçoive. C’est comme l’art de l’écriture qui est chez le scribe une possibilité toujours prête ; il se l’est complètement approprié, et lui s’est consolidé dans son âme : il l’extériorise et le met en œuvre à son gré ;

- quant au quatrième, c’est l’intellect qui se manifeste hors de l’âme quand elle l’extériorise, de sorte qu’il existe en acte hors d’elle pour un autre » (ibid., p. 5).

La filiation grecque apparaît ainsi comme un élément essentiel de la notion de ʿaql. Cependant, cette notion ne correspond pas simplement à la traduction arabe du grec noûs. Le terme arabe ʿaql se chargea d’une polysémie qui n’est pas superposable à celle du terme grec, d’abord parce que les philosophes arabes parvinrent à des interprétations différentes du noûs aristotélicien, mais aussi en raison des inflexions apportées par le contexte intellectuel dans lequel vécurent ces philosophes.

C’est ce que montrent les débuts de l’Épître sur l’intellect (Risâla fī-l-ʿaql) d’al-Fârâbî. Celui-ci y explore les différents sens du terme ʿaql, et distingue deux sens que lui donnent ses contemporains, et quatre sens qui renvoient chacun à un traité aristotélicien. Quels sont ces deux premiers sens ? Le premier correspond au sens courant de ʿaql, celui que lui donne « la multitude » (al-jumhûr). Celle-ci emploie le terme ʿaql « afin de dire de l’homme qu’il est intelligent (ʿâqil) » (Al-Fârâbî, L’Épître sur l’intellect, trad. D. Hamzah, Paris, 2001, p. 61). Le terme ʿāqil, forme adjectivée de la racine ʿ-q-l, est lui aussi très polysémique dans la langue philosophique médiévale. Il désigne aussi bien le discernement spéculatif que pratique. C’est en ce sens qu’al-Fârâbî rapproche les notions de ʿaql, ʿâqil et taʿaqqul, que l’on peut traduire par « prudence » (Ibid., p. 62-65). En effet, selon ce sens courant, est dit « intelligent » ou « doté d’intellect » (ʿâqil) l’homme vertueux, qui délibère de manière excellente. Il use de sa délibération pour reconnaître « ce qui est bon en vérité de sorte qu’il doive être fait, et ce qui est mauvais en sorte qu’il faille l’éviter » (ibid., p. 63). Al-Fârâbî rapproche l’intellect, compris en ce sens de la notion aristotélicienne de prudence (phrónêsis). Le second sens correspond à l’intellect que les théologiens (al-mutakallimûn) contemporains d’al-Fârâbî « ont sans cesse à la bouche, disant : ‘voilà ce qui est affirmé par l’intellect, ou nié par l’intellect’ » (ibid., p. 62). La remarque d’al-Fârâbî revêt ici un sens polémique. Il explique que par cette expression, les théologiens entendent seulement « ce qui est admissible par tous à la première impression (bâdiʾ al-raʾy) » (ibid., p. 66). Il veut dire par là que les théologiens partent de prémisses simplement admises, ce qui constitue la caractéristique des raisonnements simplement rhétoriques, par opposition aux démonstratifs. Dès lors, les théologiens nomment ʿaql le point de vue immédiat, « la première impression commune à tous ou à presque tous », au mépris de la distinction entre argument rhétorique et argument démonstratif.

Al-Fârâbî passe ensuite à la signification de ʿaql en contexte aristotélicien. Il distingue dans un premier temps quatre sens, qui sont chacun rattachés à un traité spécifique. Dans le Livre de la démonstration, c’est-à-dire les Seconds Analytiques, le ʿaql correspond à la faculté de l’âme par laquelle la connaissance des principes premiers advient. Dans le Livre de l’Éthique, c’est-à-dire l’Éthique à Nicomaque, le ʿaql correspond à l’intellect pratique : c’est la partie de l’âme dans laquelle advient, grâce à l’habitude, les principes de la prudence. Dans le Livre de l’âme, l’intellect se dit de quatre manières différentes. Dans le Livre de la métaphysique, l’intellect en question est l’intellect agent, notion explicitée dans la section consacrée au traité Sur l’âme.

Al-Fârâbî s’attarde sur les quatre sens de l’intellect dans le traité Sur l’âme. Le premier est l’intellect en puissance (bi-l-quwwa) ou intellect matériel (al-ʿaql al-hayûlânî), qui correspond à l’intellect humain. Les objets de l’intellect sont soit des intelligibles en acte, dans le cas des choses non matérielles, comme par exemples les notions universelles, soit des intelligibles en puissance, dans le cas des étants comme les pierres ou les végétaux. Dans ce cas des, l’intellect reçoit la forme des étants, séparée de la matière. Al-Fârâbî compare la manière dont l’intellect matériel reçoit cette forme au fait de modeler un morceau de cire, qui peut prendre une forme cubique ou sphérique, par exemple : cette forme s’empare du morceau de cire dans sa totalité, comme les formes des étants s’emparent de l’intellect matériel (ibid., p. 70). Le passage de la puissance à l’acte est rendu possible par l’intellect agent, qui entretient le même rapport avec l’intellect en puissance que le soleil avec la vue. En effet, la vue est une puissance, et une disposition qui réside dans l’organe matériel de la vision, l’œil. Avant de voir, la vue possède la vision en puissance, de même que l’intellect, avant de saisir les intelligibles, possèdent la puissance de les saisir. De manière parallèle, les couleurs, avant d’être vues, sont visibles en puissance, de même que les étants, avant d’être saisis par l’intellect, ont le pouvoir de l’être. La vue ne se suffit pas à elle-même pour voir les objets. Elle a besoin de la lumière, donnée par le soleil. Grâce à la lumière, la vue se réalise, et les couleurs sont vues. Au cours du processus par lequel l’homme connaît le monde, l’intellect humain est semblable à la vue, l’intellect agent est semblable au soleil, dispensateur de la lumière. Le lexique porte en lui-même la marque des relations d’agir et de pâtir qui existent entre ces différentes degrés de l’intellect : l’intellect humain est également appelé « intellect patient », al-ʿaql al-munfaʿil, expression formée sur une forme dérivée du verbe faʿala à la forme passive, « faire ». Pour parler de l’intellect agent, le philosophe dira al-ʿaql al-faʿʿâl, en employant alors le participe actif du même verbe. Lorsque la disposition à connaître que possède l’intellect humain se réalise, l’intellect devient « en acte », al-ʿaql bi-l-fiʿl. Une dernière étape est franchie lorsque l’intellect en acte contemple les formes qui sont en lui des intelligibles en acte, il devient l’intellect acquis (al-ʿaql al-mustafâd). Tout au long de cette progression, l’homme s’élève des formes corporelles à des formes incorporelles.

Tout le problème, lorsqu’on est en présence de ces quatre types d’intellect, est de répondre à la question de l’unité de l’intellect. Tous les philosophes n’entendent pas cette question de la même manière. Pour Averroès, la question concerne au premier chef l’intellect en puissance, c’est-à-dire l’intellect humain. Est-il individuel, ou est-il le même dans tous les hommes ? Est-ce moi qui pense, ou l’intellect agent pense-t-il à travers moi ? Qu’est-ce qui pense en l’homme ? Ces questions découlent du statut ambigu de l’intellect passif chez Aristote. En effet, si Aristote exprime clairement le fait que l’intellect agent est « séparé de la matière » (mufâriq li-jawhar al-hayûlî), l’intellect passif est dit « corruptible » (430a). À la suite de ce passage, la grande majorité des textes arabes accordent un statut transcendant à l’intellect agent, qui est universel. La situation est plus complexe en ce qui concerne l’intellect matériel.

L’un des principaux problèmes est celui de l’unité de l’intellect. En effet, il est nécessaire que l’intellect soit à la fois un et multiple, comme l’explique Averroès dans son Grand commentaire au De Anima. S’il n’est pas multiple d’une certaine manière, alors, si une personne donnée pense un certain intelligible, une autre personne devra également le penser, ce qui est impossible. Inversement, s’il n’est pas un d’une certaine manière, une nouvelle impossibilité se dessine : comment le maître pourrait-il enseigner les intelligibles à l’élève, et comment un intelligible pourrait-il être le même dans l’élève et dans le maître ? On voit que le problème de l’unité de l’intellect est lié celui de l’unité des intelligibles. C’est en ces termes qu’Ibn Bâjja l’aborde dans son traité Sur la Conjonction de l’intellect avec l’homme. Comment se fait-il que deux individus puissent connaître le même intelligible, ou, en d’autres termes, que le même intelligible puisse être reçu par deux intellects ? L’intelligible « cheval », par exemple, est-il le même chez tous les individus ? Ibn Bâjja répond à cette question en distinguant deux niveaux dans l’intelligible. Au premier niveau, les intelligibles demeurent liés aux sujets individuels (les différents chevaux observés) desquels ils sont abstraits. C’est la raison pour laquelle le cheval est l’intelligible de quelque chose, mais pas le nasnâs, animal imaginaire. C’est également pour cela que, si je n’ai jamais vu d’éléphant, je ne possède pas de concept intelligible d’éléphant. À ce niveau, les intelligibles sont distincts en fonction des hommes qui les pensent, car ils demeurent liés aux instances particulières dont ils sont tirés. Mais à un second niveau, les intelligibles ne sont pas liés aux instances particulières, mais existant par eux-mêmes. Ils peuvent alors être les mêmes chez tous. La réponse à la question de l’unité des intellects découle de celle des intelligibles : au niveau des intelligibles « matériels », les intellects demeurent multiples, mais ils sont unis au niveau des intelligibles dégagés de la matière.

Chez Averroès également, le problème de l’unité de l’intellect est lié à celui de l’unité des intelligibles, comme on le voit dans son Grand commentaire au De anima. Mais il ne se pose pas dans les mêmes termes que chez Ibn Bâjja, dont il réinterprète les thèses à l’aune de son propre système (Ibn Bāğğa, La conduite de l’isolé et deux autres épîtres, éd. C. Genequand, Paris, 2010). Chez Averroès, ce problème est structuré par les différents types d’intellect, et entre autres par le rôle de l’intellect matériel. La solution présentée par Averroès dans le Grand commentaire au De anima se démarque de celle d’Ibn Bâjja telle qu’elle est ici présentée : l’intellect potentiel, ou intellect matériel, est séparé et un dans tous les hommes. Si des intelligibles présents en deux individus sont uns, c’est parce que l’intellect de ces deux individus est également le même.

« Si nous posons que la chose intelligible qui est en moi et en toi est multiple dans le sujet selon lequel elle est vraie, c’est-à-dire les formes de l’imagination, et une dans le sujet par lequel elle est un intellect qui est un (et c’est l’intellect matériel), ces questions sont parfaitement résolues. » (Averroès, L’intelligence et la pensée. Commentaire du De anima d’Aristote, trad. A. de Libera, Paris, 2008, p. 58).

L’unité de l’intellect matériel s’explique par sa relation à l’intellect agent : le rapport entre l’intellect agent est l’intellect matériel est le même que celui de la lumière au diaphane : de même que la lumière est la perfection du diaphane, de même, l’intellect agent est la perfection de l’intellect matériel.

C’est cette idée d’un intellectuel matériel unique qui sera combattue par Thomas d’Aquin dans son traité L’Unité de l’intellect avec l’homme. Les conséquences de cette position ontologique seront grandes sur le plan théologique, Averroès s’opposant à l’immortalité personnelle de l’âme (ibid., p. 51).

 La puissance de connaître : sensation (hiss), intellect (ʿaql), révélation (wahy)

Au livre II et III du traité Sur l’âme, Aristote distingue, dans l’âme, la faculté nutritive (al-quwwa al-ghâdiyya), la faculté sensitive (al-quwwa al-hâssa), et la faculté rationnelle (al-quwwa al-mufakkira, qui se sert de l’intellect, comme la sensation se sert des sens. La première est partagée par les plantes, les animaux et les hommes, la seconde seulement par les animaux et les hommes, et la troisième enfin n’appartient qu’aux hommes. Les deux dernières facultés, la sensation et l’intellection, sont toutes deux sources de connaissance. La sensation a pour objet les choses individuelles, tandis que l’intellect a pour objet les universels (Aristote, De Anima, 417b, éd. Badawî, p. 43). L’un des problèmes auxquels sont confrontés les philosophes arabes, consiste à se demander si la sensation constitue une source nécessaire de la connaissance intellectuelle, ou si certaines connaissances intellectuelles ne dépendent pas de la sensation.

Al-Kindî (m. 870) répond à cette question en séparant nettement sensation et intellection. Dans la Philosophie première, il distingue ainsi deux types de perception, en fonction de deux modes d’existence des objets perçus : la « perception sensible » (wujûd hissî), produite par les sens, et la « perception intellectuelle » (wujûd ʿaqlî), produite par l’intellect (Al-Kindî, Philosophie première, in Œuvres philosophiques et scientifiques d’al-Kindî, éd. et trad. J. Jolivet et R. Rashed, 1998, t. 2, p. 19). La première est partagée par les hommes et les animaux, tandis que la seconde appartient seulement à l’homme. La sensation donne accès aux étants singuliers et matériels, tandis que l’intellection donne accès aux universaux tels que le genre et l’espèce, mais aussi aux principes intelligibles (al-ʾawâʾil al-ʿaqliyya), comme le principe du tiers exclu, et aux propositions telles que « à l’extérieur du corps de l’univers il n’y a ni vide ni plein », qui résultent d’enquêtes purement intellectuelles. L’intellect est si bien indépendant de la sensation, pour saisir les choses immatérielles, que c’est en voulant se représenter les objets de la métaphysique au moyen des sens, que certains hommes sont plongés dans la confusion dans ce domaine.

« Quiconque cherche à imaginer l’intelligible pour le percevoir de cette façon, malgré sa clarté pour l’intellect, sera aveugle à son égard comme l’œil des chauves-souris est impuissant à atteindre les objets qui nous apparaissent clairement dans les rayons du soleil. C’est pour cette raison que beaucoup d’hommes de spéculation sont perplexes à propos des choses qui sont au-dessus de la nature, parce que pour s’en enquérir ils s’emploient à se les représenter dans l’âme, dans la mesure où ils sont habitués à la perception sensible, à l’instar d’un enfant. » (Al-Kindî, Philosophie première, in Œuvres philosophiques et métaphysiques d’al-Kindî, éd. et trad. J. Jolivet et R. Rashed, t. 2, p. 22-23).

La position intellectualiste défendue par al-Kindî sera reprise, par la suite, par Miskawayh, notamment dans son Épître sur l’âme et l’intellect. Miskawayh, dans cette épître, défend l’idée que l’intellect ne s’appuie pas dans toutes ses actions sur les données des sens. Il cite trois actions qu’il effectue en son nom propre, sans l’aide des sens : tout d’abord, l’intellect saisit seul, sans l’aide des sens, les principes premiers ; ensuite, l’intellect juge si les données des sens sont fiables ou si elles constituent des illusions ; enfin, même si l’intellect obtient les universaux par abstraction à partir des données des sens, lorsqu’il saisit ces universaux, il sait qu’il les saisit. Or, il s’agit là d’un savoir que ne saurait lui procurer la sensation (Sur l’épistémologie de Miskawayh et ses sources chez al-Kindî, voir P. Adamson, « Miskaway’s Psychology », in Classical Arabic Philosophy : Sources and Reception, London, 2007, p. 45-50).

L’utilisation du ʿaql permet-il au philosophe de parvenir à une connaissance du monde aussi étendue et aussi certaine que celle qui découle de la révélation ?

La confiance accordée à l’homme intelligent pour connaître le monde, constitue l’un des traits fondamentaux du courant de la falsafa. Le philosophe, entendu au sens de celui qui utilise pleinement ses facultés rationnelles, n’est pas en reste par rapport au prophète pour atteindre cette connaissance. Même si les philosophes appartenant à la falsafa ne se situent pas tous dans le même rapport à la révélation, ils font tous de l’intellect la source de la connaissance du monde. Ainsi, al-Kindî, au IXe siècle, considère que le discours révélé surpasse le discours philosophique en précision et en netteté, comme il l’explique dans son traité Sur la quantité des livres d’Aristote.

« Considérons attentivement les réponses du prophète aux questions qui lui furent posées à propos de certaines choses mystérieuses mais vraies. Lorsque le philosophe entreprend d’y répondre et utilise avec effort sa propre méthode, qui lui procure la connaissance de ces choses à force de longtemps s’entraîner à la recherche et de s’exercer, nous ne le voyons pas avancer des réponses aussi concises, claires, fidèles à la source et comprenant ce qui était demandé que celles [du Prophète]. » (Al-Kindî, Sur la quantité des livres d’Aristote, in Lettres philosophiques, éd. M. Abû Rida, 1999, p. 373 [la traduction est nôtre]).

Il faut noter qu’il n’est pas question ici de dévaluer le discours philosophique : al-Kindî ne dit pas que le philosophe, par l’intellect, n’atteint pas la vérité, mais seulement que le prophète exprime mieux que le philosophe cette vérité, que tous deux atteignent également.

Au Xe siècle, al-Fârâbî modifie profondément les rapports entre les vérités philosophiques, auxquelles parvient l’intellect, et le donné révélé. Il continue de défendre l’accord entre la religion et la philosophie, mais cet accord passe désormais par la subordination de la première à la seconde : chaque religion présente des images particulières des vérités théoriques et pratiques universelles. En ce sens, les vérités religieuses sont postérieures, au sens logique du terme, aux vérités philosophiques, en tout cas lorsqu’on se trouve dans le cas d’une religion vertueuse, comme il l’explique dans le Livre des Lettres. Dans les Idées des habitants de la cité vertueuse, le savoir prophétique est intégré au sein du schéma cognitif fondé sur l’action de l’intellect agent. Conformément au schéma progressif décrit pus haut, un homme atteint la perfection de ses facultés rationnelles lorsque l’intellect agent transmet à l’intellect l’ensemble des intelligibles. Celui-ci devient alors l’intellect acquis. Or, dans les Idées des habitants de la cité vertueuse, le prophète est décrit comme un être doté d’une imagination parfaite, capable de recevoir de la part de l’intellect agent les intelligibles qui se produisent habituellement dans l’intellect, et de s’en faire des images sensibles (Al-Fârâbî, Idées des habitants de la cité vertueuse, éd. et trad. Y. Karam, T. Chlala, A. Jaussen, Beyrouth, 1986, p. 83-84/99-100). Le prophète est donc avant tout un visionnaire. Il se distingue par la perfection de son imagination, qui lui permet de produire des images sensibles des intelligibles. Il n’a donc pas un savoir plus étendu que celui auquel parvient le philosophe grâce à l’intellect. Dans les Aphorismes du législateur, al-Fârâbî va encore plus loin dans la défense de la philosophie. L’aphorisme 89 est consacré à la figure idéale du roi-philosophe. Al-Fârâbî explique que c’est seulement lorsqu’il a atteint la perfection du savoir spéculatif, que l’homme (il s’agit donc ici du philosophe), peut passer à la partie pratique du savoir, réalisant ainsi l’idéal du roi-philosophe. Il distingue alors deux types de révélation (al-wahy). La première correspond à l’accomplissement parfait du savoir spéculatif et pratique. Le philosophe peut, grâce à la perfection de son savoir spéculatif, acquérir la sagesse pratique. Il connaît alors les causes ultimes de chaque étant, et les universaux pratiques. Ainsi, il sait non seulement comment guider les citoyens vers le bonheur, mais il sait aussi ce qu’est le bonheur et le bien suprême. Le terme wahy, à connotation religieuse, est ainsi appliqué ici par al-Fârâbî à la sagesse pratique du philosophe. Tout autre est la révélation de l’évaluation (taqdîr) des actes des habitants d’une cité, qui se produit chez celui qui n’a pas atteint la perfection du savoir spéculatif et qui n’est donc pas philosophe (Al-Fârâbî, Aphorismes du législateur, éd. et trad. D. M. Dunlop, Cambridge, 1961, §89, p. 74-75/166-167). Celui-ci ne connaît pas les universaux pratiques, mais il peut évaluer les actions particulières des citoyens. Il entretient avec le philosophe-législateur le même rapport que le devin avec le philosophe de la nature. Le savoir, chez le devin et le philosophe de la nature, n’a de commun que le nom. De même, la révélation, chez le philosophe et chez celui qu’on pourrait appeler un prophète de second ordre, n’a également de commun que le nom. Dans ce passage, il semble que pour al-Fârâbî, le véritable prophète doit être aussi philosophe, voire que la révélation au sens fort est l’autre nom de la philosophie, lorsqu’elle est à la fois spéculative et pratique.

 Nature humaine (fitra insâniyya) et hiérarchie (tartîb) entre les hommes

Tous les hommes sont-ils capables, à condition d’exercer leur intellect, d’atteindre la même perfection ? Tous les hommes sont-ils en puissance des philosophes ? On pourrait penser que l’intellect devrait être le même chez tous. En effet, pour la plupart des philosophes, il est détaché de la matière et n’est pas donc individualisé par le mélange des humeurs qui définit le corps de chacun, et dont dépendent les parties de l’âme attachées à la matière. Mais c’est oublier la différence entre l’intellect agent et l’intellect humain. Pour la plupart des philosophes, seul l’intellect agent est séparé de la matière. L’intellect humain peut se conjoindre à l’intellect agent, mais cela arrive seulement au dernier stade de la connaissance.
La voie est ainsi ouverte à une détermination naturelle des facultés rationnelles, et partant, de l’inégalité existant entre ces facultés parmi les hommes. L’idée d’une détermination naturelle des facultés intellectuelles constitue un domaine de dialogue entre philosophes et médecins. En effet, la médecine arabe médiévale considère que chacun est doté d’une constitution physiologique, qui est définie par un certain mélange des humeurs, et qui reçoit le nom de « tempérament » (mizâj). Or, dans le traité Que les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps, bien connu des médecins arabes, le célèbre médecin grec Galien défend l’idée énoncée dans le titre. Selon lui, l’âme nutritive et l’âme sensitive sont les équivalents du tempérament qui définit chacun des organes respectifs de ces âmes, à savoir le foie et le cœur. Or, il semble vouloir appliquer le même modèle à l’âme rationnelle. En effet, il cite deux facultés rationnelles auxquelles les facteurs physiques étendent leur influence, à savoir la réflexion et la mémoire (Galien, Que les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps, éd. Biesterfeldt (1973), p. 42.22-43.8). Le principal souci de Galien est éthique : ici, comme dans son traité Sur les mœurs, Galien plaide en faveur d’une détermination en partie naturelle des traits de caractère, permettant ainsi au médecin de faire œuvre de moraliste. Cette visée éthique explique peut-être en partie l’ambiguïté qui marque la thèse de Galien. En effet, celui-ci semble parfois prendre position en faveur d’un déterminisme strict des facultés rationnelles (imagination, mémoire, réflexion) par les facteurs naturels, tandis que dans la dernière section du traité, il semble se démarquer d’un tel déterminisme, en insistant notamment sur le fait que la théorie de l’âme comme mélange ne remet pas en question la responsabilité morale de chacun (ibid., p. 39.6-12). Quoi qu’il en soit de cette ambiguïté, Galien insiste sur le fait que le mélange des qualités influe sur les capacités intellectuelles de chacun : ainsi, plus le tempérament d’une personne est sec, plus celle-ci sera intelligente (ibid., p. 39.6-12).
Pour certains philosophes, les facultés intellectuelles de chacun dépendent de sa constitution physiologique, qui peut être plus ou moins équilibrée. Ainsi, l’universalité de l’intellect n’implique pas que cet intellect soit doté des mêmes dispositions chez tous les hommes. C’est ce qu’explique al-Fârâbî dans la seconde partie du Régime politique. Après avoir posé que l’homme ne peut subvenir à ses besoins nécessaires ni atteindre son meilleur état qu’en associant à ses semblables, al-Fârâbî remarque qu’il existe des différences entre les nations, qui s’expliquent en partie par des facteurs physiques, notamment l’air environnant. Ces facteurs physiques entraînent des différences dans les dispositions innées (khilaq) des nations et leurs caractéristiques naturelles (shiyam). Mais une semblable inégalité naturelle existe aussi entre les hommes, non seulement au niveau de leurs dispositions morales, mais également à celui de leurs dispositions intellectuelles. En effet, tous les hommes n’ont pas reçu la même perfection de la part de l’intellect agent. En disant que cette inégalité est ancrée dans la constitution (fitra) de chacun de ces hommes, al-Fârâbî exprime le fait qu’elle est irréductible.
« Tous les hommes ne sont pas naturellement disposés (yuftar) de manière à être préparés à recevoir les intelligibles premiers. En effet, les individus humains sont par nature créés avec des facultés plus ou moins parfaites et avec des dispositions diverses. Parmi eux, il y en a qui, par nature, ne reçoivent aucun des intelligibles premiers. D’autres les reçoivent sous un aspect différent de leur aspect [véritable], comme les fous. D’autres les reçoivent sous leur aspect véritable. Chez ceux-là, la constitution humaine (al-fitra al-ʾinsâniyya) est sans défaut. » (Al-Fârâbî, Sur le régime politique, éd. Najjâr, Beyrouth, 1964, p. 74-75).
L’inégalité intellectuelle entre les hommes est lourde de conséquence, car elle entraîne une inégalité à atteindre le bonheur, qui demeure l’ultime but de l’existence humaine. Ainsi, seuls les hommes appartenant à la dernière catégorie sont capables d’atteindre le bonheur. À nouveau, la dimension éthique de l’intellect apparaît clairement.
Dans la continuité d’al-Fârâbî, Maïmonide, dans le Guide des Égarés, explique que l’homme peut certes agir sur les facultés de son âme, mais dans certaine mesure seulement. En effet, même les facultés rationnelles sont en grande partie déterminées par le mélange d’humeurs qui définit le tempérament de l’individu. Dans la première partie du Guide, Maïmonide explique ainsi la raison pour laquelle l’inégalité physique entre les hommes, manifeste à tous, est doublée d’une inégalité intellectuelle : pour un sujet donné, certains hommes sont capables de le comprendre par eux-mêmes, d’autres sont capables de le comprendre avec l’aide d’un tiers, tandis que d’autres encore sont tout à fait incapables de le comprendre. Pour Maïmonide, cette inégalité est en partie naturelle. En partie seulement car, pour comprendre les sujets les plus élevés qui sont les objets de la métaphysique, autant qu’il est possible à l’homme à l’intérieur des limites de sa connaissance, il lui est également nécessaire de suivre de longues études préparatoires. Qui n’aurait pas suivi ces études ne pourrait pas, quelles que soient ses dispositions naturelles, atteindre l’intelligence de ces objets. Mais en partie tout de même, car les hommes sont irréductiblement séparés par d’inégales dispositions naturelles. Maïmonide explique que ces différences s’expliquent par d’inégales dispositions éthiques, qui à leur tour s’enracinent dans le tempérament physique des individus.
« […] il a été exposé et même démontré que les vertus morales sont préparatoires pour les vertus rationnelles, et que l’acquisition de véritables [vertus] rationnelles, je veux dire de parfaites notions intelligibles, n’est possible qu’à un homme qui a bien châtié ses mœurs et qui est calme et posé. Il y a beaucoup de gens qui ont, dès l’origine, une disposition de tempérament avec laquelle aucun perfectionnement [moral] n’est possible. » (Maïmonide, Guide des Égarés, trad. S. Munk, Paris, 1856, I, 34, p. 125-126).
Il est inutile de chercher à enseigner la métaphysique à tous ceux qui ont un tempérament naturel déséquilibré, car ils ne possèdent pas la perfection morale requise. Maïmonide donne l’exemple des jeune gens : en raison de leur âge, ceux-ci ont « un tempérament bouillant et l’esprit préoccupé ». Ce n’est que lorsqu’ils auront gagné le calme et la tranquillité, qu’ils seront aptes à s’élever aux sujets métaphysiques (ibid., p. 127). Ces prédispositions ne sont pas immuables : on peut, dans une certaine mesure, corriger son tempérament de départ, grâce à une éducation morale.
Les facteurs naturels font ainsi partie des causes déterminant si un homme sera un satyre ou un sage, un sot ou un philosophe. Dès lors, ils font également partie des facteurs déterminants si un homme pourra ou non devenir un prophète. En effet, Maïmonide interprète la prophétie comme une émanation de Dieu, qui se répand, par l’intermédiaire de l’intellect agent, sur la faculté rationnelle d’abord, puis sur l’imagination (ibid, II, 36, p. 281). Or, une telle émanation n’est possible que chez un homme qui possède un tempérament parfaitement équilibré. De bonnes dispositions naturelles, toutefois, ne suffisent pas : nul ne saurait être véritablement prophète qui n’est pas également sage et philosophe (ibid., p. 284-285).
Au terme de ce parcours, la trame du réseau sémantique et conceptuel entourant la notion de ʿaql apparaît plus nettement. Le centre de ce réseau est occupé par une philosophie de la connaissance fondée sur les différents stades de l’intellect. Celle-ci situe la connaissance intellectuelle entre les deux limites formées par la connaissance sensitive d’une part, et le donné révélé de l’autre. Si la plupart des philosophes arabes, à travers la notion de ʿaql, considèrent que les philosophes connaissent aussi bien le monde que les prophètes, au point parfois de considérer la révélation comme l’autre nom du savoir philosophique, il n’en reste pas moins que le ʿaql n’est pas partagé au même degré par tous les hommes.

PAULINE KOETSCHET

 Bibliographie indicative

Adamson (P.), « Miskawayh’s Psychology », in Classical Arabic Philosophy : Sources and Reception, London, 2007, p. 45-50.
Aristote, De Anima, éd. A. Badawî, Le Caire, 1954.
Averroès, L’intelligence et la pensée. Commentaire du De anima d’Aristote, trad. A. de Libera, Paris, 2008.
Freudenthal (G.), « La détermination partielle, biologique et climatologique, de la félicité humaine : Maïmonide versus al-Fârâbî à propos des influences célestes », in Maïmonide, philosophe et savant (1138-1204), éd. T. Lévy et R. Rashed, Louvain, 2004, p. 79-129.
Al-Fârâbî, Sur le régime politique, éd. Najjâr, Beyrouth, 1964 ; Aphorismes du législateur, éd. et trad. D. M. Dunlop, Cambridge, 1961 ; Idées des habitants de la cité vertueuse, éd. et trad. Y. Karam, T. Chlala, A. Jaussen, Beyrouth, 1986 ; L’Épître sur l’intellect, trad. D. Hamzah, Paris, 2001.
Galien, Que les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps, éd. Biesterfeldt (1973).
Ibn Bāğğa (Avempace), La conduite de l’isolé et deux autres épîtres, éd. C. Genequand, Paris, 2010.
Jolivet (J.), L’intellect selon Kindi, Leyde, 1971.
Al-Kindî, Sur la quantité des livres d’Aristote, in Lettres philosophiques, éd. M. Abû Rida, 1999 ; Philosophie première, in Œuvres philosophiques et scientifiques d’al-Kindî, éd. et trad. J. Jolivet et R. Rashed, 1998, t. 2.
Maïmonide, Guide des Égarés, trad. S. Munk, Paris, 1856.


Pour citer :
Pauline Koetschet, « ʿAql : le statut de la raison dans la falsafa », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Aql