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Bayân

« Deux choses sont infinies, la beauté et le bayân », observe Ibn al-Athîr (m. 637/1239) dans al-Mathal al-sâ’ir.

Ce terme générique de bayân évoque bien souvent les traits suivants : la limpidité, la transparence du discours, le caractère pur et châtié de la langue (faṣâḥa), sa netteté, les procédés pour aboutir à une clarté parfaite. Dévoilement, mise en évidence, manifestation, il est explication ; synonyme bien souvent de balâgha (éloquence), il est aussi explicitation, clarification, révélation (tajallî). Dans les traductions du Coran, il est rendu par les termes suivants : exposé, exposé clair, manifeste, Coran, Prédication. Face à l’étendue sémantique de ce vocable, plutôt que de dresser un tableau général et exhaustif, mais fatalement emprunt d’une certaine abstraction, la présente étude voudrait analyser ce concept à travers quelques grands représentants de la culture arabo-musulmane dans divers domaines relatifs au bayân et à ce dernier exclusivement. Les notions de balâgha et de khaṭâba (art oratoire) faisant l’objet d’autres articles, nous avons délibérément évité d’empiéter sur ces entités, en dépit des relations enchevêtrées entre plusieurs notions proches.

 Un concept polymorphe

Faire « goûter » (dhawq), mot cher à al-Sakkâkî (m. 626/1229) et à tant d’autres, est la ligne suivie ici à travers plusieurs facettes pour donner à comprendre à quel point le bayân n’est pas, contrairement à l’idée reçue, que rhétorique.

Le bayân coranique est tautologique (Mohiddin Yahia). Il est performatif (il dit en faisant et il fait en disant). Il est autoréférentiel, riche d’une multiplicité de flux variés de nature différente, englobant l’inter / intra- textualité, la connexion des parties s’expliquant les unes les autres comme le montre al-Suyûṭî (m. 911/1505) dans son Al-Itqân fî ‘Ulûm al-Qur’ân. Il est à la fois contenu et expression, semiosis pure. Il est ubiquitaire, embrassant toute l’étendue de l’espace discursif (bi-kulli shay’in), présent de manière explicite ou implicite dans l’ensemble des ouvrages, à tous les niveaux : rhétorique, exégétique, esthétique, tropique. Ce n’est là qu’un regard panoptique sur quelques traits structurels.

Le bayân juridique peut être perçu par le biais de deux penseurs, al-Shâfi‘î (m. 204/820) et al-Ghazâlî (m. 505/1111).

Fondateur/épigone du rite qui porte son nom, l’Imam Shâfi‘î, poète, autorité en langue arabe, a apporté dans la méthodologie de la jurisprudence une contribution admirée et célébrée par tous les penseurs musulmans. Sa Risâla fî Uṣûl al-Fiqh/Épître sur les fondements du droit, est une introduction et une grille de lecture pour sa Somme (Kitâb al-Umm). Al-Shâfi‘î détermine-t-il l’origine, la provenance du bayân ? Non. Comme l’explicitera al-Ghazâlî, shâfi‘ite, les prescriptions, commandements divins n’ont pas à être justifiés puisque le bayân vient de Dieu ; à un certain niveau de transcendance la raison « se démet d’elle-même ». On n’a donc pas affaire à un système philosophique où l’on pose des axiomes, des théorèmes, des règles de déduction. Effectivement l’un des versets sur lesquels repose toute la démarche herméneutique, juridique et éthique de Shâfi‘î est le 89, XVI :

« Nous, avons fait descendre l’Écrit en explicitation (tibyânan) de toute chose. » Shâfi‘î définit alors le bayân comme « un terme général désignant des significations dont les principes sont communs et les applications secondaires ramifiées. Leur contenu commun minimal est un discours clair et limpide pour tout homme auquel elles s’adressent dans la langue duquel le Coran a été révélé. Ces significations sont pour lui d’une valeur à peu près égale bien que certaines d’entre elles jouissent d’une clarté plus marquée que d’autres ; mais pour qui ignore la langue arabe, elles diffèrent en clarté. » (Shâfi‘î, Les fondements du droit, p. 53-54).

La relation entre langue et herméneutique coranique est hautement proclamée. Plusieurs types de bayân sont distingués et ordonnés suivant une hiérarchie décroissante dont les niveaux obéissent à une logique interne exigeante. On pourrait schématiser cette échelle ainsi – Premier bayân : D (Dieu Seul). Deuxième bayân : D + P (Prophète). Troisième bayân : P seul. Quatrième bayân : M (le mujtahid + istinbâṭ, effort d’élaboration personnelle, qiyâs, analogie, et ijmâ‘, consensus). Le cinquième bayân est un corollaire renvoyant à un autre ordre, celui de l’exégèse lexicale et rhétorique. Un exemple donnera une idée du contenu et de la démarche shâfi‘ienne : le pèlerinage mineur (‘umra) : « Trois jours de jeûne au cours du pèlerinage, plus sept jours à son retour ». Le verset ajoute « en tout dix jours ». La question est : pourquoi ajouter un total de « dix jours pleins », le croyant étant capable de faire l’addition ? Dans ce cas, la fonction, nous dit al-Shâfi‘î, est : « un supplément d’explicitation » (Shâfi‘î, Les fondements du droit, p. 58). Cette dernière forme de qualification fera l’objet durant le développement ultérieur de la méthodologie du droit de nombreux approfondissements lexicologiques dont les dictionnaires d’al-Tahânawî (Kashshāf Iṣṭilāḥāt al-Funūn) ou d’al-Jurjânî (al-Ta‘rîfât) donnent la liste : bayân al-taqrîr (explicitation par renforcement) ; bayân al-tafsîr (explicitation par exégèse/commentaire), etc.

De plus, la compréhension des commandements divins obéit à une science des significations complexes, ainsi les significations générales (‘âmm), particulières (khâṣṣ), de portée à la fois générale et particulière, les versets dont le contexte explicite la signification, les versets à signification cachée non manifestés. L’une des conditions les plus importantes du bayân est le principe de non-contradiction. Entre le Coran, la Sunna, le qiyâs du mujtahid, il ne saurait y avoir d‘opposition. Toutes les procédures de déchiffrement correct du Message divin ou prophétique sont mises en place.

Dans son Précis des fondements du droit (al-Mustaṣfâ Uṣûl al-Fiqh), al-Ghazâlî consacre un chapitre au bayân et au mubayyin (de ce qui explicite, « explicitateur ») ; ce chapitre est divisé en deux parties : la définition du bayân et, longuement analysé, le problème du ta’khîr al-bayân. Il est précisé : « il n’est pas nécessaire, contrairement à l’habitude des juristes, de composer un écrit spécifique sur le bayân tant la chose est évidente et va de soi. La tâche prioritaire est de traiter du bayân à la suite du chapitre consacré à l’imprécis (mujmal), car ce dernier en a besoin pour être explicité. On arrive ainsi à quatre points à examiner, chacun d’eux faisant l’objet d’une question (mas’ala) : « la définition (ḥadd) du bayân, la légitimité juridique (jawâz) du ta’khîr al-bayân, c’est-à-dire le fait de ‘‘retarder le bayân’’ [= l’application de la règle de droit], la manifestation (iẓhâr) graduelle et progressive du bayân, enfin l’établissement (thubût) du ta’khîr al-bayân .  » Le bayân est à mettre en rapport avec le ta‘rîf/i‘lâm, dit al-Ghazâlî. Cette opération s’obtient par trois voies : le « faire connaître » (apporter une connaissance nouvelle à un tiers), l’indice/indicateur (dalîl) permettant d’obtenir cette connaissance grâce à un examen sainement (ṣaḥîḥ) mené, l’expression de la science elle-même (nafs al-ilm), le fait de se représenter soi-même la science. Dans ces conditions, le bayân et son opération autoréflexive (tabayyun) sont une seule et même chose. Rien ne s’oppose à appliquer le nom de bayân à chacune de ces catégories définitionnelles. Al-Ghazâlî refuse cependant de généraliser la définition suivante, pourtant très répandue : « faire sortir une chose de l’espace (ḥayyiz) de l’obscurité (ishkâl) pour la mettre dans celui de la pleine clarté (tajallî) ». Cela ne représente pour lui qu’un des modes du bayân ; en effet il n’existe pas d’obscurité dans le discours initial [du législateur, le Prophète]. Donc pour tout dalîl ou mubayyin (explicitateur, éclaicisseur), le bayân peut se manifester à travers plusieurs voies, verbales et non-verbales, l’acte (fi‘l), l’allusion (ishâra), le symbole (ramz). Mais dans l’usage (‘urf) des théologiens (mutakallimûn), le bayân est utilisé dans l’acception particulière de parole (qawl). Le hâl, situation, contexte, joue un rôle important. Les composants définitoires de la Tradition prophétique (paroles, actes, silences/approbation tacite, annonces de bon augure) sont à l’œuvre. Du point de vue de la signification ontologique – cruciale pour définir le bayân – al-Ghazâlî nous rappelle, et cela de façon nette et catégorique, l’équivalence Coran = Bayân (Cor, 3, Verset 138). Le doute ou l’ambiguïté en la matière ne sont plus possibles. La seconde partie du chapitre, la plus développée, est totalement consacrée au « retardement du bayân », le fait médiat de l’application de la règle de droit jusqu’au moment où le besoin s’en fait sentir, à la survenue d’un nouveau problème. « En d’autres termes, c’est au fur et à mesure que les problèmes se posent qu’un homme ou la communauté étendent et approfondissent leur connaissance de la Loi » (Henri Laoust, La politique de Ghazâli).

 Le bayân divin/mondain

Chez al-Jâḥiẓ (m. 255/868), prosateur célèbre, théologien mu‘tazilite, chef de file d’une secte portant son nom, la Jâḥiẓiyya, le bayân est, à l’instar de l’approche shâfi‘ienne, l’axe central de l’œuvre. Il se réalise, dit-il (dans le Kitâb al-Ḥayawân), à travers quatre modes : la parole, l’énoncé verbal (lafẓ) ; l’écriture, les signes graphiques (khatt) ; le comput digital, la dactylonomie (‘aqd/‘uqad) ; le geste, la gestuelle (ishâra). Al-Jâḥiẓ n ajoute un cinquième, légitime, précise-t-il : la position (nusba/nisba) – c’est la septième catégorie d’Aristote (wad‘) citée dans le Mafâtîḥ al-‘Ulûm d’al-Khawârizmî (m. 387/977). De ce point de vue, le minéral, sourd et muet, partage le bayân avec ce vivant doué de raison (ḥayy nâtiq) qu’est l’homme. Analysons une séquence, celle consacrée aux signes graphiques. La série commence par des versets coraniques sur l’importance de la graphie, de l’écriture ; suivent les lignes des devins (physiomanciens, voyants, ornithomanciens), la calligraphie proprement dite (khaṭṭ), les graffiti (akhâṭîṭ) tracés sur le sable, les dessins des prisonniers. L’énumération se poursuit avec le comptage des cailloux par un homme pensif ou une personne en état de trouble, le marquage des bêtes, les chiffres (ruqûm), les dispositions comptables des contrats (‘uhûd). Tous sont de l’écriture (kitâb) ou sont englobés dans son champ sémantique (fî ma‘nâ). « Pas de différence entre une séquence phonique émise dans l’atmosphère et la même, matérialisée sous forme de lettres […]. Tout est forme, signe, signal, indice » (Jahiz, Le cadi et la mouche, p. 104). Partant d’un espace différencié la définition s’élargit de plus en plus, se généralise en une abstraction complète, pour devenir pur signe. C’est une sémiotique universelle. L’Univers, livre de signes, a été créé comme double sagesse. Tous les êtres vivants, l’homme excepté, partagent avec l’ensemble du règne inanimé la qualité d’être des signes et l’absence de raisonnement discursif. Seul l’être humain réunit en lui la qualité de signe (dalîl) et de raisonnement sur les signes (istidlâl). L’être raisonnable dispose, en outre, de moyens grâce auxquels, à l’aide de sa réflexion, il peut trouver divers modes de raisonnement. « On a appelé cela le bayân ». Le système jâhizien, dans lequel les modes sont autoréférentiels, génère deux lignes : la première est essentiellement tournée vers le bayân rhétorique, l’éloquence, l’art oratoire, la communication langagière et, de manière plus générale, l’économie des échanges linguistiques entre les hommes. Le bayân est alors synonyme d’exposé clair, de limpidité, de transparence de la parole humaine (faṣâḥa), de langage châtié, pur. On peut qualifier d’anti-bayân les fautes de langue, les défauts de prononciation ou d’élocution, l’aphasie (‘iyy) : tout cet éventail d’écueils fait parfois l’objet d’anecdotes savoureuses, pleines d’humour, et ce notamment dans le Kitâb al-Bayân wa al-Tabyîn. L’autre ligne se tourne vers le monde cosmologique, zoologique, anthropologique, humain ; le Kitâb al-Ḥayawân (Livre des animaux/du Vivant) organise de manière parallèle les deux discours (kalâm) divin et humain. Les deux sont les points de mire d’un même regard, mais porte sur deux champs d’investigation différents et complémentaires. On ne comprendrait pas autrement les raisons qui ont poussé al-Jâḥiẓ reproduire dans ces deux ouvrages la même grille de lecture. Le bayân se veut désir d’intelligibilité de son temps, critère qui se généralise à l’ensemble de la production jâḥiẓienne tant dans les deux ouvrages précédents que dans le Livre des Avares, les multiples épîtres relatives au commerce, à l’éthique sociale, à la religion, etc. Toute une constellation sémantique et épistémologique noue les notions de bayân, fahm (compréhension), ifhâm (faire comprendre), baṣîra (perspicacité, clairvoyance), ‘aql (raison), ṣamt (langage silencieux) et les intègre au concept central de l’adab (culture générale). Cela permet de comprendre le grand Livre du Vivant qu’offre la Sagesse divine. « L’homme de vérité est celui qui est capable d’harmoniser la confirmation de l’Unicité divine avec l’action des lois de la Nature » ((Jahiz, Le cadi et la mouche, p. 69). Le bayân a été institué par Dieu comme lien entre les hommes pour exprimer leurs besoins les plus profonds, pour conjurer leur perplexité. Nécessité sociale, il permet l’intercommunication humaine ; il est l’interprète (turjumân) auquel se référer en cas d’incompréhension. Comment traduire le mot bayân lui qui renvoie à une configuration d’une telle multiplicité ? Exposé, exposition, communication, etc., sont certes justes, mais ne reflètent pas cette polysémie. Le Dictionnaire Godefroy d’ancien Français pourrait apporter une aide précieuse en permettant de traduire le Kitâb al-Bayân wa al-Tabyîn par Le Livre de la Monstration et de la Démonstration.

 Le bayân et l’inimitabilité coranique

Parmi les nombreux ouvrages de rhétoriciens relatifs à la défense et illustration de ce dernier concept, nous avons privilégié l’Épître d’al-Rummânî (m. 387-997), Al-Nukât fî I‘jâz al-Qur‘ân/Études sur l’inimitabilité du Coran, car elle consacre, précisément, un développement assez conséquent au bayân, en considérant ce dernier comme partie d’un ensemble plus vaste constitué par la balâgha (éloquence/rhétorique) dans le cadre plus général de l’inimitabilité coranique. Mais ce rang relatif ne l’empêche pas de revêtir, aux yeux de l’auteur, une grande importance. Après voir défini la balâgha, al-Rummânî expose ses dix éléments constitutifs : concision (îjâz), comparaison (tashbîh), métaphore (isti‘âra), euphonie (talâ’um), rimes internes (fawâṣil), paronomase (tajânus), mutations d’une racine (taṣrîf), involution sémantique (taḍammun), hyperbole (mubâlagha), enfin le ḥusn al-bayân (beauté du bayân, clarté de l’expression). C’est évidemment ce dernier point qui nous intéresse directement ici. Tout un chapitre lui est consacré, donnant cette définition : « le bayân consiste à rendre présent, accessible (iẓhâr) à l’entendement (idrâk) ce par quoi une chose se distingue d’une autre ; il se divise en quatre parties (aqsâm) : le langage/la parole (kalâm), la situation, le contexte (ḥâl), l’allusion/le geste (ishâra), le signe/indication (‘alâma). Un énoncé grâce auquel se manifeste (yaẓharu) la distinction (tamyîz) d’une chose par rapport à une autre est le bayân. Un énoncé qui ne permet pas cette distinction n’est pas du bayân. Tel est le cas du langage confus (mukhlaṭ), inconcevable, absurde (muḥâl), de l’expression sans beauté (ḥusn) en raison d’une élocution défectueuse (‘iyy) ou d’idées corrompues et sans valeur (fâsid) ». Al-Rummânî reprend l’exemple donné par al-Jâḥiẓ d’un habitant du Sawâd, région des marais en Irâq, dont l’expression est incorrecte, laide (qabîḥ), corrompue, mais dont l’interlocuteur peut comprendre ce qu’il veut dire (murâd) dans une réponse clairement exprimée (abâna). Il cite un autre exemple montrant que quand bien même le langage employé constitue un moyen très sûr pour se faire comprendre (ifhâm), il est ce qui s’éloigne le plus de la beauté du bayân ; il n’est pas heureux d’appliquer le nom de bayân dont Dieu a fait l’éloge à ce qui est laid dans le langage. Mais puisqu’il y a restriction (qayd) sur le moyen par lequel on montre que l’on veut faire comprendre à autrui l’idée voulue, alors son usage est permis. Les autres illustrations reprennent les adages très répandus du couple oppositionnel symbolique Bâqil, aphasique, Saḥbân, éloquent. « À l’éloquence plus limpide (abyan) de Saḥbân Wâ’il », on oppose celle de « Bâqil, à l’élocution plus difficile ». La beauté du bayân obéit à une hiérarchie esthétique. Le rang le plus élevé est celui qui unit en lui les critères de beauté dans l’expression (‘ibâra), dans l’équilibre (ta‘dîl) de la composition (naẓm) au point qu’il soit doux à l’oreille (sam‘), facile à prononcer, que l’âme en soi réceptive comme une boisson rafraîchissante et qu’il réponde au degré du besoin qu’il mérite dans ce classement. La comparaison avec al-Jâhiz met en lumière la différence d’esprit et de perspective d’al-Rummânî ; ce dernier défend avant tout, dans un esprit bien marqué, l’inimitabilité du Coran : il définit un idéal de distinction langagière abstraite. Al-Jâhiz étudie le bayân selon une autre hiérarchie : l’économie des usages linguistiques réfléchit les diverses strates de la société ; les erreurs de langue, les fautes de prononciation, les emplois indus peuvent être source d’anecdotes savoureuses et plaisantes. C’est avant tout un idéal d’ethnologue, d’anthropologue, d’archiviste de la société. Tandis qu’al-Rummânî, tout en reprenant, comme de nombreux auteurs, la classification jâḥiẓienne (elle-même tributaire d’auteurs antérieurs), la restreint à un usage différent.

 Le bayân comme science des significations et science des tropes

Comme tel le bayân est lui aussi analysé à travers deux auteurs. L’unique ouvrage édité, Miftâḥ al-Ulûm (La Clef des sciences), écrit par al-Sakkâkî (m. 626/1229) a eu une influence considérable sur tous les rhétoriciens ultérieurs. Dès les premières pages et en conclusion, l’adab en tant que culture générale est présenté comme cadre entourant toute l’entreprise. Son projet propose une encyclopédie des sciences du langage, intégrant plusieurs champs (linguistique, sémantique, « pragmatique », logique, langages figuratifs/tropes, badî‘ (ornements stylistiques), prosodie, inimitabilité coranique. Dans la construction de cet édifice, la Logique occupe une place non négligeable. Dans The Development of Arabic Logic, Nicholas Rescher souligne ce lien de la grammaire avec les études théologiques. Outre la logique et la grammaire, al-Sakkâkî ajoute la philosophie. Le chapitre qu’il consacre à l’inférence (istidlâl) relève non seulement de la logique aristotélicienne, apophantique, mais encore de la logique des modalités (les propositions sont considérées non seulement comme vraies ou fausses, mais également comme nécessaires ou contingentes, possibles ou impossibles). S’ajoutent à cela les aspects de modalités temporelles. L’ensemble est utilisé à des fins de clarification sémantique, esthétique, pragmatique, morphologique et syntaxique. Les contraintes situationnelles (muqtadâ al-ḥâl) jouent un rôle capital dans les divers champs analysés. Al-Sakkâkî propose une vue bipolaire : la « science des significations (‘ilm al-maânî). » d’une part, et « la science du bayân/des tropes (‘ilm al- bayân) » d’autre part. Ainsi le bayân classique se dédouble en contenu et expression. Si l’on considère tout d’abord la science qui traite des états de la langue arabe et qui répond aux exigences de la situation, deux grands chapitres s’ouvrent. Le premier est relatif à l’information constative (khabar) au sein d’une structure triadique : le sujet (musnad ilayhi), l’attribution/la prédication (isnâd), l’attribut/le prédicat (musnad). Toutes les relations entre ces trois pôles sont soigneusement analysées avec une minutie particulière portée aux « marqueurs ». La seconde subdivision est dédiée à ce que Sakkâkî appelle ṭalab qu’il définit par la négative comme non-khabar ; on le traduit généralement par demande, quête. Les Ishârât d’Ibn Sînâ/Avicenne (m. 428/1037) ou la Risâla al-shamsiyya d’al-Qazwînî al-Kâtibî (m. 675/1276) attestent des points de similitude, de convergence entre les deux logiques. La distinction entre deux types, les énoncés susceptibles de Vérité ou de Fausseté et les autres remontent à l’Organon d’Aristote. Les énoncés n’entrant pas dans cette dualité V/F sont exclus car ils ne permettent pas une logique des fonctions de vérité, ils ne sont pas concluants ; ce sont des énoncés « indépendants ». Lane propose (Arabic English Lexicon) l’acception ṭalab/taṭallaba : « He performed, he accomplished », qui rendrait la signification d’« acte de langage, performatif, ou pragmatique » d’al-Sakkâkî. (al-Qazwînî précisera ce concept en ayant recours au vocable inshâ’, énonciation inventive, indépendante, libre). En effet un regard sur la classification de ce dernier (demande, ordre, souhait, question, vocatif) reprise par al-Qazwînî et sur celle des performatifs, actes illocutionnaires de John L. Austin, François Récanati, John R. Searle, permet de mieux comprendre réciproquement ces deux démarches. En effet les recherches actuelles (Pierre Larcher, Ahmed Moutaouakil, Abderramane Taha, Abderramane Zaynane) vont dans ce sens. Al-Sakkâkî considère ensuite la « science des langages figuratifs, des tropes » et la définit comme « science grâce à laquelle on sait comment exprimer une même idée de manière plus ou moins claire dans sa formulation. » Les tropes sont longuement analysés. En voici par exemple quelques uns : la comparaison (tashbîh), l’expression figurée (majâz), la métonymie (kinâya), la métaphore (isti‘âra) sous ses diverses formes « la préparée (murashshaha), l’explicite (muṣarraḥa), l’imaginaire / chimérique (takhyîliyya).

Al-Qazwînî Khaṭîb Dimashq (666/1268-739/1338) est l’auteur de deux ouvrages considérés jusqu’à aujourd’hui comme les grands classiques de la rhétorique arabe, al-Talkhîṣ fî Ulûm al-Balâgha (Compendium des sciences de la rhétorique) et al-Îḍâh fî ‘Ulûm al-Balâgha (Éclaircissement de ces mêmes sciences). Il s’agit de deux abrégés du Miftâḥ al-‘Ulûm d’al-Sakkâkî essentiellement, avec des apports venus des Asrâr al-Balâgha (Les mystères de l’éloquence) et de Dalâ’il al-I‘jâz (Les Preuves de l’inimitabilité du Coran) de ‘Abd al-Qâhir al-Jurjânî (m. 471/1078) et du célèbre commentateur coranique al-Zamakhsharî (m. 538/1144). Étant donné leur caractère de concision, ils ont fait l’objet d’un grand nombre de commentaires, entre autres ceux d’al-Taftazânî (m. 792/1390). Ainsi les écrits d’al-Qazwînî ont éclipsé les précédents dans la pratique et la classification des branches de la rhétorique. Toutefois al-Qazwînî ne s’est intéressé qu’à la troisième grande subdivision du Miftâḥ  :

« La science de l’éloquence (balâgha) et de ses corollaires (tawâbi‘), dit-il, est la plus majestueuse des sciences car, on atteint, grâce à elle, aux subtilités de la langue arabe et aux aspects de l’inimitabilité du Coran. La troisième partie du Miftâḥ est la plus intéressante et la plus utile ; sa disposition (tartîb) est la meilleure ; son style d’écriture est le mieux venu et ses fondements les plus synthétiques. Il n’est cependant pas exempt de redondances (hashw), de longueurs, d’insuffisances. Il est résumable (qâbil li-al-ikhtiṣâr). Il a besoin d’être clarifié (îḍâḥ) et limité à l’essentiel (tajrîd). J’ai donc composé un Compendium et je l’ai agencé d’une manière plus commode afin de le rendre plus compréhensible. »

Des chapitres entiers ont été abandonnés en particulier celui de la logique, composant considérable pour al-Sakkâkî ; néanmoins cette analyse de la faṣâḥa aide à mieux saisir le concept de bayân. Linguistiquement parlant, c’est le dévoilement (kashf), l’éclaircissement (îḍâḥ), la mise en évidence (ẓuhûr). En langage courant, la faṣâḥa est le bayân ; elle qualifie le mot simple (mufrad), la parole (kalâm) et le sujet parlant/locuteur (mutakallim). Le mot simple doit éviter (khulûṣ min) les dissonances phoniques (tanâfur al-ḥurûf), le caractère archaïque/sibyllin du vocabulaire (gharâba), le fait de contrevenir au code linguistique (mukhâlafatu al-qiyâs) et le fait de heurter l’oreille (karâha fî al-sam‘). La faṣâḥa chez le locuteur doit fuir les constructions grammaticales défectueuses, les dissonances lexicales (kalimât), l’obscurité (ta‘qîd), les constructions compliquées dans les transitions (intiqâl), les répétitions trop fréquentes (takrârât), un trop grand nombre d’annexions grammaticales successives (iḍâfât). Le locuteur doit avoir la faculté (malaka) lui permettant d’exprimer son intention par son énoncé clair (lafẓ faṣîḥ). L’autre grande partie de ce Compendium est dévolue à la « science du bayân », essentiellement centrée sur la triade : comparaison, sens figuré/trope et métonymie.

L’histoire et l’évolution du bayân ont connu des parcours divers. Au IIIe/IXe siècle, pour un homme de lettres, éminent représentant de la culture arabo-musulmane, auteur d’une encyclopédie que l’on peut sans aucun doute qualifier d’humaniste, Jâhiz, le bayân était un mode fondamental d’être au monde, temporel et spirituel. Au cours des siècles, la représentation qazwînienne du bayân l’a emporté et s’est imposée. D’un univers du discours plénier, d’une large vision du monde intégrant des domaines aussi divers que l’éloquence, la philosophie, la théologie spéculative, la zoologie, la sociologie, on est passé à un champ plus restreint, plus spécialisé, celui d’une sémantique et d’une vision tropique du langage ; le local s’est substitué au global. Cette évolution pourrait se représenter sous la forme d’une pyramide inversée.

LAKHDAR SOUAMI

 Bibliographie

Sources  :
Al-Jâḥiẓ, K. al-Ḥayawân, ‘Abd al-Salâm Muḥ. Hârûn (éd.), Le Caire, Muṣṭafâ al-Bâbâ al-Ḥalabî, 1357-1364/1938-1945, 7 vol.
–, K. al-Bayân wa al-Tabyîn, ‘Abd al-Salâm Muḥ. Hârûn (éd.), Le Caire : Maktabat al-Khanjî/Baghdâd : Maktabat al-Muthannâ, 4 vol., 1380-1381/1960-1961.
Al-Ghazâlî, Abû Ḥâmid, Al-Muṣṭaṣfâ min Ilm al-Uṣûl, Le Caire, Al-Maktaba al-Tijâriyya, 1356/1927.
Al-Jurjānī, K. Asrār al-Balāgha fī ‘Ilm al-Bayān, ed. Hellmut Ritter, Istanbul, 1954.
Al-Qazwînî, Jalâl al-Dîn Al-Khaṭîb, Al-Îḍâḥ fî ‘Ulûm al-Balâgha, Muḥ. ‘Abd al-Mun‘im Khafâjî (éd.), Beyrouth, Dâr al-Jîl, 2 t., 1985.
–, Sharḥ al-Talkhîṣ fî ‘Ulûm al-Balâgha, Muḥ. Hâshim Duwaydrî (édit.). Beyrouth, 1402/1982.
Al-Rummânî, Al-Nukât fî I‘jâz al-Qur’ân, in Thalâth Rasâ’il fî I‘jâz al-Qur’ân, Muḥ. Khalaf Allâh et Muḥ. Zaghlûl Sallâm (éd.), Le Caire, Dâr al-Ma‘ârif, 1387/1968.
Al-Shâfi‘î, Al-Risâla, Aḥmad Muḥ. Shâkir, Le Caire, Maṭba‘a Muṣṭafâ al-Bâbî al-Halabî, 1358/1940.
Al-Sakkâkî, Abû Ya‘qûb Yûsuf, Miftâḥ al-Ulûm, Nu‘aym Zarzûr (éd.), Beyrouth, Dâr al-Kutub al-‘ilmiyya, 1407/1987.
Al-Tahânawî, Kashshâf Iṣṭilâḥât al-Funûn, Mawlawis Mohammad Wajih Abd al-Haqq and Gholam Kadir, Aloys Spengler and Nassau Lees (eds.), Bibliotheca Indica, 2 vol., 1862.

Traductions :
Jâhiz (Extraits) : 1. Avril (M.-H.), Rhétorique et khutba dans le Kitâb al-bayân wa l-tabyîn d’Al-Djâḥiẓ, Thèse de Doctorat, Univ. Lyon 2, (inédite) ; 1994 ; 2. Mestiri, Mohamed, Le Livre des animaux. De l’étonnante sagesse divine dans Sa création et autres anecdotes, Paris, Fayard, 2003 ; 3. Souami, Lakhdar, Jâhiz : Le cadi et la mouche. Anthologie du Livre des animaux, Paris, Sindbad, 1988.
Rummânî : Bensalamah (S.), Traduction, présentation et terminologie de l’épître de Rummânî sur l’inimitabilité du Coran : An-Nukat fî I‘jâz al-Qur’ân, DEA, université de Lyon II, 1998.
Shâfi‘î : Trad. intégrale 1. Khadduri, Magid, Islamic Jurisprudence. The Risâla of Shâfi‘î. Baltimore, 1961 ; 2. Souami (L.), Shâfi‘î : Les fondements du droit musulman, Paris, Sindbad, 1997.

Études
 :
Encyclopédie de l’Islam 2 : auteurs et articles (importants) en rapport avec la présente étude.
Abu Deeb (K.), Al-Jurjānī’s Theory of Poetic Imagery, Wilts, Warminster, 1979.
Bernand (M.), « Bayān selon les Uṣūliyyūn », in Arabica 42, 2, 1995, p. 145-160.
Janssen (H.), The Subtelties and Secret of the Arabic Language. Preliminary Investigations into al-Qazwini’s Talkhîṣ al-Miftâḥ, Bergen Studies on the Middle East and Africa, 2, Bergen, 1998.
Larcher (P.), « Quand, en arabe, on parlait de l’arabe (I). Essai sur la méthodologie de l’histoire des “métalangages arabes“ », in Arabica 35, 2, 1988, p. 117-142.
–, « Quand, en arabe, on parlait de l’arabe (II). Essai sur la catégorie de ’inshâ’ (vs khabar) », in Arabica 38, 2, 1991, p. 246-273.
–, « Quand, en arabe, on parlait de l’arabe...(III). Grammaire, logique, rhétorique dans l’islam postclassique », in Arabica 39, 3, 1992, p. 358-84.
Larkin (M.), The Theology of Meaning : ‘Abd al-Qāhir al-Jurjānī’s Theory of Discourse, New Haven, 1995.
Lowry (J.E.), Early Legal Islamic Theory : The Risāla of Muḥammad ibn Idrīs al-Shāfi‘ī, Brill, Leiden, 2007 (voir Chap. I : « Shāfi‘ī’s Concept of the Bayān », p. 23-49).
–, « Some preliminary Observations on al-Šāfi‘ī and Later Usūl al-Fiqh : The Case of the Term bayān », in Arabica 55, 2008, p. 505-527.
Maṭlûb (A.), Al-Qazwînî wa Shurûḥ al-Talkhîṣ, Baghdad, 1967.
Montgomery (J.), « Al-Jāḥiẓ’s Kitāb al-Bayān wa-l-Tabyīn », in J. Bray (ed.), Writing and Representation in Medieval Islam. Muslim Horizons, London, Routledge, 2005, p. 91-152.
–, « Speech and Nature : al-Jāḥiẓ Kitāb al-Bayān wa-l-Tabyīn », in Middle East Literature 16, 1, 2013, p. 175-207.
Moutaouakil (A.), Réflexions sur la théorie de la signification dans la pensée linguistique arabe, Rabat, s.d.
Ṣammûd (H.), Al-Tafkîr al-balâghî ‘inda al-‘Arab. Ususuhu wa taṭâwwuruhu ilâ al-qarn al-sâdis, Tunis, 1981.
Tubāna (B.), Al-Bayān al-‘Arabī, Le Caire, 1956.
Weiss (B.), The Search for God’s Law, Salt Lake City, University of Utah Press, 1992 (voir en particulier p. 457-459).
Yahia (M.), La contribution de l’Imâm ash-Shâf‘î à la méthodologie juridique de l’islam sunnite, Thèse de Doctorat, EPHE, Paris, 2003.


Pour citer :
Lakhdar Souami, « Bayân », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Bayan&var_mode=calcul