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Bibliophilie dans la tradition islamique

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 L’amoureux des livres

Les collectionneurs de livres du Moyen Âge se désignent unanimement comme des amateurs, c’est-à-dire des personnes qui ont une vive attirance pour les objets qu’ils recherchent. Comme l’amator de l’Europe latine, le muhibb [li’l-kutub] de l’islam médiéval tire ce penchant de son « amour [des livres] » : d’où son statut d’ « amoureux [des livres] ». Mais alors que l’amator ne semble avoir d’affection que pour les choses, le muhibb, lui, en a aussi bien pour les choses que pour les personnes. Pour l’identifier, il faut chaque fois désigner l’objet de son amour (hubb). Ainsi l’expression « une femme qui aime : imra’atun mubihhun ou muhibbatun » doit être complétée si on veut savoir vers qui elle porte son affection, à son chat ou à son époux. On ajoutera alors : li-qittihâ (son chat) ou li-zawjihâ (son époux).

Mais la mahabba n’est qu’une expression parmi d’autres du lien amoureux. Selon Muhammad b. Abî Dâwûd d’Ispahan (m. 297/909), l’auteur du premier traité d’amour profane en Islam, le Livre de Vénus, elle est un degré dans l’amour. Au commencement, il y a l’istihsân qui consiste à se plaire en compagnie de celui qui est en train de devenir l’être aimé. En croissant, ce sentiment engendre la mawadda, c’est-à-dire l’ « affection ». En se raffermissant, celle-ci se transforme en mahabba, que l’auteur caractérise d’un trait : l’ « obéissance » à l’être aimé. La mahabba rend compte tout à la fois du sentiment que deux amis chers éprouvent mutuellement l’un pour l’autre et du lien d’amitié avec Dieu. La khulla, l’état sentimental qu’elle engendre en s’épanouissant, s’applique également aux relations humaines comme au lien avec Dieu. Plus qu’une simple amitié, elle est intimité. Car, nous dit l’auteur, ce degré dans l’amour est désigné par analogie avec « la décomposition (takhallul) de la chair et des os dans le corps et leur mélange [ou leur interpénétration] dans le cerveau et dans le sang (sic) ». Au-delà, nous entrons dans les zones ténébreuses de l’excès. Lorsque la khulla se développe jusqu’à un certain point, elle donne naissance au hawâ qui, parce qu’il est « un lien de fusion avec l’aimé », pousse l’amant à vouloir continuellement le « rapprochement » avec l’aimé, « sans contrôle de soi ni ordre ». Nous sommes déjà dans la passion, dont le hawa n’est que le premier degré. Après quoi vient le ‘ishq, l’amour fou qui rend encore plus fou lorsqu’il débouche sur le walah caractérisé comme « transgression des limites de l’ordre [naturel des choses] » et comme « panne des états de discernement ». À ce stade ultime du désordre amoureux, l’amant est en état de délire total : « il désire ce qu’il ne veut pas désirer » et « espère ce qu’il ne veut pas espérer », au point de n’obtenir de lui-même « aucune conduite à tenir » (Muhammad b. Abî Dâwud d’Ispahan, Kitâb al-Zahra, éd. A.R. Nykl, The University of Chicago Press, 1932, I, p. 19-21).

 La passion du bel artefact

Sur le modèle des différents stades de l’amour décrits par Muhammad b. Abî Bakr qui emprunte son écriture au genre littéraire de l’échelle, les liens que le collectionneur entretient avec ses objets de collection sont eux aussi décrits par nos sources comme des liens d’amour. Le premier lien établi est, comme dans le Livre de Venus, l’istihsân. Sans juger hasan les objets qu’il prise, le collectionneur ne peut nouer aucun lien subjectif avec eux. Le hasan est tout à la fois ce qui est beau et ce qui est bien ; l’istihsân en est l’appréciation subjective. Comme les deux sortes d’amour, le profane et le sacré, celui éprouvé par le collectionneur s’exprime à travers toute une gamme d’expressions régissant les rapports du collectionneur à ses objets. Ainsi, un lettré vivant à Bagdad au milieu du IXe siècle dit n’avoir jamais vu ou entendu dire que l’on a autant aimé (ahabba) les livres plus que trois de ses contemporains qu’il nomme : un écrivain, un juge et un prince (Al-Nadîm, Fihrist, p. 207). Une variante de ce récit dit plus explicitement que le témoin n’a connu personne qui ait manifesté « plus d’amour aux livres » (akthar mahabba li’l-kutub) que les trois collectionneurs qu’il désigne (Yâqût, Irshâd, VI, p. 117). À l’extrémité occidentale du monde musulman, le calife umayyade d’Espagne, al-Hakam II (961-976), est décrit comme un grand collectionneur ; elles le montrent manifester, plus que de l’amour à ses collections de livres, de la « passion » (gharâm) (Al-Maqarrî, Nafh al-Tîb, éd. Ihsân ‘Abbâs, Beyrouth, 8 vol., I, p. 395). Avec ce prince, on est à la limite du raisonnable, si tant est que l’on puisse être raisonnable en amour. Retour dans les terres centrales de l’Islam : pas loin de l’époque où règne le prince syro-andalou, un collectionneur irakien est décrit en proie à un amour démesuré pour ses objets de collection. Al-Nadîm le décrit vers 987 « passionnément épris de calligraphie ancienne » (mustahtar bi-jam‘ al-khutût al-qadîma) (Al-Nadîm, Al-Fihrist, p. 46). Plus excessivement, un autre collectionneur éprouve du shaghaf pour ses livres dans la mesure où il en était « éperdument amoureux » (Yâqût, Irshâd, VI, p. 41). Sans compter qu’un autre ressentait « un désir ardent [pour] les livres anciens » (walû‘an bi’l-kutub al-qadîma) (cet amour extrême pour les livres, le collectionneur l’a déclaré en marge de la copie de Kitâb al-Waraqa du vizir d’un jour Ibn al-Jarrâh mort en 296/908 qui a servi à ‘Abd’l-Wahhâb ‘Azzâm et ‘Abd’l-Sattâr Farrâj pour l’édition du livre au Caire en 1953, p. 10-11). À ces degrés ultimes de l’ « amour des livres » (hubb al-kutub), le lien du collectionneur avec les objets de sa collection devient, comme dit l’auteur du Livre de Vénus, « fusionnel ». L’objet de collection n’est plus un objet, il s’est métamorphosé en sujet – un sujet dévoreur.

 La fièvre collectionneuse

C’est alors que le sentiment confus qu’il exalte engendre « absence de contrôle de soi et d’ordre ». Voici l’histoire d’un juge de Bagdad du XIe siècle qui était si épris de livres rares qu’il n’hésitait pas à les acquérir quoi qu’il lui en coûtât, y compris en s’endettant et en achetant à crédit. Devant son entourage qui s’en inquiète, il fait valoir l’idée que le prix d’un objet est à la mesure de la peine qu’on se donne pour le fabriquer ou pour l’obtenir (Al-Khatîb al-Baghdâdî, Taqyyîd al-‘Ilm, p. 91). Le juge a quelque chose de la ténébreuse psychologie du héros compulsif du Joueur de Dostoïevski. Son histoire est comparable à celle d’un bourgeois du Caire de l’époque mamelouke. Issu d’une riche famille, cet homme avait reçu en héritage d’importantes propriétés intra et extra muros qui lui assuraient un confortable revenu annuel de 3 500 dinars-or. Mais pour satisfaire la passion qui le dévorait, il est amené à se séparer progressivement de ses biens fonciers. Collectionneur boulimique, chaque fois qu’il entendait parler d’un livre rare, d’un spécimen calligraphique portant la signature d’un grand maître ou d’un « instrument ingénieux » (badî‘, comme le peut être un astrolabe, un globe ou un jouet mécanique artistiquement ouvré), il s’empressait de s’en porter acquéreur. Comme le juge de Bagdad, il finit sa vie ruiné et criblé de dettes (Al-Sakhawî, Al-Daw’ al-Lâmi‘, p. 398). Plaisir d’un côté, souffrance de l’autre : les collectionneurs frénétiques sont mus par une pulsion destructrice qui se nourrit de la confusion exacerbée entre leur besoin et leur désir. J’ai beau avoir pour mille dinars-or de livres chez moi, je continue toujours de fréquenter le marché aux livres et de succomber chaque fois à l’envie d’acheter, confie l’un d’eux à un de ses amis (Al-Sadafî, A‘yân al-‘Asr, p. 1569). Cette réaction pulsionnelle est également celle du collectionneur de livres moderne. Freud se souvient, dans son analyse du rêve de la monographie, que, jeune étudiant, il fut pris de passion – c’est son mot – pour les livres : « Je voulais, observe-t-il, les collectionner, en avoir beaucoup (souligné par H.T.) ». Métamorphosé en Bücherwurm (littéralement « vers de livre »), il apprend à ses dépends que « [les] passions entraînent bien des maux », comme celui d’avoir un sérieux compte chez le libraire et aucun moyen de le payer (S. Freud, L’Interprétation des rêves, trad. I. Meyerson, Paris, 1926, 1967) ! On comprend que les fanatiques des livres, aux prises avec leur passion, aient souvent été des célibataires, statut qui a assurément pesé de tout son poids sur la constitution de la figure du grand collectionneur médiéval.

HOUARI TOUATI

 Bibliographie

- Eche (Y.), Les Bibliothèques arabes publiques et semi-publiques en Mésopotamie, en Syrie et En Égypte au Moyen Âge, Damas, IFEAD, 1967.
- Grohmann (A.), « Bibliotheken und Bibliophilen im Islamischen Orient », in Festschrift der Nationalbibliotheken in Wien, 1926, pp. 431-442.
- Kohlberg (E.), A Medieval Muslim Scholar at Work : Ibn Ṭāwūs and his Library, Leiden, 1992.
- Kraemer (J.L.), Humanism in the Renaissance of Islam, Leiden, 1986.
- Osti (L.), « Note on a Private Library in Fourth/Tenth-Century Baghdad », in Journal of Arabic and Islamic Studies 12, 2012, p. 215-223.
- Pedersen (P.), The Arabic book, trad. par Geoffrey French et introduit par Robert Hillenbrand, Princeton University Press, 1984.
- Quatremère (É), Mémoire sur le goût des livres chez les orientaux, extrait du Journal Asiatique, IIIe série, Paris, 1838.
- Rufai (A.), Über die Bibliophilie im älteren Islam. Nebst Edition u. Übers. v. Gâḥiẓ Abhandlung Fî Madḥ Al-Kutub, Istanbul, Universum Buchdr, 1935 [voir reproduction du fac-similé du manuscrit attribué à al-Jâhiz copié par Ibn al-Bawwâb, le grand calligraphe de Bagdad de la fin du Xe siècle, in Hilâl al-Nâjî, Ibn al-Bawwâb ‘Abqarî al-Khatt al-‘Arabî, Beyrouth, Dâr al-Gharb al-Islâmî, 1998, p. 109-133].
- Touati (H.), L’armoire à sagesse. Collections et bibliothèques en Islam, Paris, Flammarion/Aubier, 2003.


Pour citer :
Houari Touati, « Bibliophilie dans la tradition islamique », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Bibliophilie-dans-la-tradition.