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Bibliothèques de l’Antiquité gréco-romaine

Collections d’écrits savants et littéraires, les bibliothèques sont apparues dès la plus haute Antiquité, avec la mise au point et le développement de l’écriture. D’abord indistincts des archives de textes documentaires, des ensembles de textes littéraires et savants se distinguent dès la seconde moitié du IIe et la première moitié du Ier millénaire av. J.-C. en Mésopotamie. On a ainsi retrouvé de telles collections, inscrites sur tablettes d’argile, dans plusieurs complexes religieux ou palatiaux de Babylonie – autour de Babylone, Uruk et Sippar – et d’Assyrie – à Ninive, Nimrud et Khorsabad –, et dans les maisons de hauts dignitaires qui étaient attachés à ces complexes (Ph. Clancier dans La font, Tenu, Joannès et Clancier 2017, p. 982-987 ; pour une présentation synthétique de quelques-unes de ces bibliothèques, voir Clancier et Coqueugniot [dir.] 2018 : http://nimrod.huma-num.fr/eras/xe-ive-s-av-j-c/).Si ces premières bibliothèques peuvent être distinguées des archives de textes administratifs, légaux et financiers – nommés « textes de la pratique » –, bien plus nombreux, on les retrouve souvent dans les mêmes complexes édilitaires, dans des pièces voisines (ainsi dans le sanctuaire de Nabu à Nimrud : Tenu, Coqueugniot et Clancier [dir.] 2018 ; voir notamment http://archeologie.culture.fr/nimrud/fr/organisation-sanctuaire).Dans le monde égéen, l’existence de collections littéraires et savantes est plus difficile à tracer sur ces périodes anciennes. Les écrits minoens et mycéniens mis au jour jusqu’à présent, moins nombreux qu’en Mésopotamie, semblent relever plus largement d’archives économiques et aucun vestige d’éventuelles bibliothèques n’a été identifié. Il est néanmoins difficile d’en conclure avec certitude l’absence de tout type d’écrits savants ou littéraires, qui pourraient avoir utilisé d’autres supports aujourd’hui disparus (Godart 2001).Ainsi, dans la Méditerranée antique comme dans l’Orient ancien, une des difficultés principales dans l’identification des bibliothèques tient à la disparition fréquente des ouvrages qu’elles contenaient, que ce soit de façon violente – au cours d’incendies ou d’inondations, volontaires ou accidentels – ou, plus souvent encore, par la dégradation naturelle et progressive de ces ouvrages, généralement écrits sur des supports périssables comme le bois, le papyrus ou les peaux animales. Une grande majorité des bibliothèques de l’Orient gréco-romain – à commencer par la plus célèbre qu’entre elles, la Grande Bibliothèque d’Alexandrie – ne nous sont de fait connues que par des sources textuelles, qu’elles soient directes, à l’instar des inscriptions qui ornaient parfois leurs locaux et publiaient ainsi la dédicace de leurs bienfaiteurs ou leur règlement, ou indirectes, dans des textes littéraires relatant leur création, leurs utilisateurs, leur destruction (Platthy 1968 a réuni un grand nombre de ces textes).

 Les bibliothèques de l’Orient gréco-romain : définition et vocabulaire

Les bibliothèques gréco-romaines sont parfois difficiles à appréhender, non seulement en raison de la rareté des témoignages matériels et textuels contemporains, mais aussi en raison d’ambigüités de vocabulaire, tant dans l’Antiquité qu’aujourd’hui.

Le mot grec le plus couramment – presque exclusivement de fait – associé à ces bibliothèques est bibliothêkê, un mot qui signifie littéralement « l’armoire à livres » ou « le coffre à livres ».Bien plus rarement, est également attestée la formule apothêkêbibliôn, « entrepôt de livres », qui semble plutôt faire référence aux salles annexes de la bibliothèque royale de Pergame, l’une des plus principales bibliothèques connues pour l’époque hellénistique.

On trouve pour le terme grec une polysémie similaire à celle observée dans plusieurs de nos langues modernes, telles le français (« bibliothèque ») ou l’allemand (« Bibliothek »). Ainsi la bibliothêkê grecque désigne-t-elle à la fois le lieu – meuble, pièce ou édifice – où sont gardés les livres et, par une métonymie attestée dès l’apparition du mot, les ouvrages contenus dans ce lieu, soit une collection de livres, qui pouvait elle-même être réelle (par exemple la « bibliothèque d’Aristote », que ce dernier léga à son disciple Théophraste ; voir ci-dessous) ou idéale : les quarante volumes de la Bibliothèque historique composée par Diodore de Sicile au Ier s. av. J.-C.étaient de fait une compilation livresque des savoirs historiques de l’époque, des origines du monde aux évènements contemporains de l’auteur (cf. l’introduction de Chamoux et Bertrac 1993). Au-delà même de cette polysémie du mot partagée par les anciens Grecs et nos sociétés contemporaines, un autre sens encore est attesté au terme bibliothêkê, au moins à partir de l’époque flavienne en Égypte. Dès le Ier s. apr. J.-C. au plus tard, en effet, de nombreux papyri témoignent dans cette province d’un système d’archivage étatique centralisé, dans lequel les documents – actes notariés, registres, lettres officielles et rapports – étaient déposés dans des bibliothêkai  : la « bibliothêkê des actes publics » et la « bibliothêkê des acquêts » à l’échelle régionale, dans chaque capitale de nome, la « Bibliothêkê des Patrika » et la « Bibliothêkêhadrienne » dans la capitale provinciale, Alexandrie (Cockle 1984, Burkhalter 1990).

Ainsi, le concept même de bibliothèque apparaît progressivement dans l’Antiquité grecque, particulièrement au cours des époques hellénistique (IIIe-IIe s. av. J.-C.) et romaine, et ne semble pas complètement distinguer l’élaboration, la conservation et la consultation de textes littéraires et savants ou d’écrits documentaires.

 Aperçu chronologique des bibliothèques de l’Orient hellénisé

Le développement de la littérature grecque et les premières collections de livres en Grèce

Les premières œuvres littéraires grecques connues sont les épopées homériques et les poèmes d’Hésiode. Issues d’une longue tradition orale, on assigne généralement leur transcription par écrit au VIIIe s. av. J. C. Plusieurs versions des chants homériques persistent néanmoins jusqu’à leur fixation, traditionnellement attribuée au tyran athénien Pisistrate, au VIe s. av. J. C., et – surtout – à la normalisation des manuscrits opérée à l’époque hellénistique. L’histoire des textes homériques est de fait, tout au long de l’Antiquité, intimement liée à l’apparition des collections de livres et à leur développement, et la possession d’un ou plusieurs exemplaires de ces textes apparaît un prérequis pour toutes les bibliothèques de la Méditerranée gréco-romaine, quel qu’ait été leur statut ou leur importance.

La tradition rapportée par Athénée qui attribue aux tyrans Pisistrate d’Athènes et Polycrate de Samos les premières bibliothèques grecques (Athénée, Deipnosophistes I, 3 A-B), dans le courant du VIe s. av. J. C., a largement été remise en question : il s’agirait plus probablement d’une invention alexandrine de l’époque hellénistique, peut-être pour renforcer les liens, réels ou mythiques, entre les rois lagides et le passé grec (Jacob 1988, p. 15-19). Plusieurs sources plus anciennes permettent néanmoins d’associer Pisistrate et surtout son fils Hipparque, si ce n’est à des « bibliothèques » proprement dit, aux collections de textes qui commencent alors à apparaître en Grèce : une collection d’oracles était conservée sur l’Acropole athénienne (Hérodote, V, 90) ;Hipparque fit établir une version officielle de l’Iliade et de l’Odysséeré citée lors de la fête des Panathénées (Ps.-Platon, Hipparchos, 228b) et accueillit plusieurs poètes dans la cité (Aristote, Constitution d’Athènes, XVIII, 1).

Des collections de livres dans l’Athènes classique : peut-on parler de bibliothèques ?

L’apparition de bibliothèques personnelles, dans leur sens premier de « collections de livres », est attestée dès la fin de la période archaïque et plus encore durant les siècles suivants. Bien que loin d’être répandu, le commerce des « livres »se développe ainsi tout au long de l’époque classique (Turner 1977). Sans présumer une alphabétisation large de la population à cette période, les livres sont ainsi, dès le début du IVe s., des objets relativement courants et reconnaissables par l’ensemble des citoyens athéniens, comme l’atteste leur représentation sur les vases et leur mention dans plusieurs œuvres dramatiques. Le support le plus largement attesté à cette période pour les textes littéraires (ainsi que pour de nombreux textes documentaires) était le rouleau de papyrus (byblos), un matériau importé d’Égypte, quoique l’usage de peaux animales soit également bien attestéen Ionie :

Les Ioniens appellent aussi, par une ancienne coutume, les livres des diphtherai (peaux), parce qu’autrefois, lorsque le byblos (papyrus) était rare, on écrivait sur des peaux de chèvre et de mouton ; et, encore à présent, il y a beaucoup de Barbares qui écrivent sur ces sortes de peaux.
(Hérodote, V, 58)

Représentations de bibliothèques
On connaît environ une cinquantaine de scènes représentant des rouleaux sur des céramiques attiques à figures rouges (Immerwahr 1964 et 1973), en général dans deux contextes bien particuliers. Les premières sont les scènes scolaires, à l’instar de la « coupe scolaire » du peintre Douris (Berlin F 2285). Datée du début du Ve s. av. J. C., elle représente des maîtres et élèves engagés dans différentes activités scolaires : en train de lire, d’écrire, et de jouer de la musique (fig. 1). L’un des maîtres, assis sur une chaise ornée, tient un rouleau ouvert dans les mains. Un élève se tient debout devant lui. La scène fait toujours débat de nos jours : peut-être le maître était-il en train de lire à voix haute ou, plus probablement, faisait-il réciter à l’élève un texte appris par cœur. Dans tous les cas, on voit ici le lien entre les livres et l’enseignement que recevaient les jeunes Athéniens fortunés dès la fin de l’époque archaïque. Au-dessus du maître, se trouve un rouleau fermé, identifié par une étiquette,qui semble accroché au mur.

Fig. 1 : {Kylix} signée par le peintreDouris (Berlin F 2285)

Fig. 1 : Kylix signée par le peintreDouris (Berlin F 2285).

L’autre contexte dans lequel sont représentés des livres semble plus inattendu : il s’agit de scènes de gynécée (Glazebrook 2005), dans lesquelles des femmes – parfois assimilables à des figures historiques comme la poétesse Sappho (hydrie du Groupe de Polygnotos, Athènes no 1260) ou mythologiques telles les Muses (lécythe du Peintre de Klügman, Louvre CA 2220) – sont en train de lire. Ainsi, sur une hydrie attique datée du milieu du ve s., découverte à Kimissala de Rhodes, une femme assise lit un rouleau ouvert sur ses genoux (British Museum E 190 ; fig. 2). Elle est entourée de trois compagnes debout, l’une d’entre elles portant un coffret orné.

Fig. 2 :Hydrieattique (British Museum E 190).
Fig. 2 :Hydrieattique (British Museum E 190).

Toutes ces scènes représentant des livres sont donc des scènes de lecture associées soit à l’éducation des jeunes garçons, soit au gynécée. La bibliothèque elle-même ne semble, au premier abord, pas représentée directement, même si on la voit apparaître en filigrane, sous la forme des coffres et coffrets qui accompagnent un grand nombre de ces scènes. Ces derniers sont ainsi rapproché des contenants à livres mentionnés dans plusieurs textes littéraires de la même période :kibotos, kibotion ou larnax (Bellier-Chaussonnier 2002). Bien que le lien direct entre rouleau et coffret puisse parfois être discuté (ainsi fig. 2, où le coffre, fermé, pourrait également contenir des vêtements ou bijoux), il est maintenant largement admis que ces coffres correspondaient aux meubles-bibliothèques abritant des collections de livres privées, dont les dimensions étaient encore – au Ve s. – limitées. Deux représentations céramiques ont particulièrement attiré l’attention dans ce contexte. Une scène scolaire dans le médaillon intérieur d’une coupe de ca. 440-435 av. J. C. (Louvre G 457, attribuée au Peintre d’Érétrie) représentant un maître en train de lire, avec son élève et un coffre, a été largement discutée en raison de l’identification des deux personnages présents, nommés par le peintre : l’élève s’appelait Mousaios, et le maître était un certain Linos, par ailleurs connu comme le propriétaire d’une riche bibliothèque privée (Alexis, Linos, fr. 140).Une autre représentation, sur un kyathos du peintre Onesimos daté de ca. 490 av. J. C. (Berlin F 2322 ; fig. 3) permet une identification plus certaine encore du coffre avec une bibliothèque : sur le coffre fermé au pied du jeune homme en train de lire, sont représentés plusieurs autres rouleaux fermés. Enfin, dans quelques cas plus rares, on peut voir des rouleaux fermés comme suspendus dans le champ à l’arrière des personnages principaux (au dessus du maître fig. 1, derrière la Muse sur le lécythe du Peintre de Klügmann) ; ces représentations pourraient correspondre à un autre type de mobilier de bibliothèque, qui se répand avec l’agrandissement des collections : un meuble à étagères ou à casiers, également désigné sous le termekibotos (Coqueugniot 2007) ou theke et qui préfigure les armaria des bibliothèques romaines.

Fig. 3 :{Kyathos} d'Onesimos (Berlin F 2322).
Fig. 3 :Kyathos d’Onesimos (Berlin F 2322).

Les bibliothèques dans la littérature classique

Outre ces quelques représentations figurées de livres et des meubles qui les contenaient, le développement de collections privées d’écrits littéraires et savants dans l’Athènes classique est attesté par de très nombreuses références – explicites ou indirectes – dans la littérature ancienne (Pinto 2013). Ainsi, lorsque, au IIe s. apr. J. C., il énumère les illustres propriétaires de bibliothèques des temps passés, Athénée (Banquet, I, 3a-b) cite-t-il plusieurs citoyens athéniens : Euclide, « Euripide le poète », « Aristote le philosophe ».Le poète Aristophane mentionne lui-aussi la bibliothèque de son contemporain tragique Euripide en 425 av. J. C. dans sa comédie les Acharniens et tourne en ridicule le savoir livresque de ce dernier dans les Grenouilles (Hall 2015). De fait, plusieurs études méta-textuelles récentes menées sur les pièces théâtrales athéniennes qui nous sont parvenues ont mis en lumière la richesse des citations et des références à des ouvrages antérieurs dans la production littéraire de cette époque, impliquant que ces dramaturges avaient accès aux écrits de leurs prédécesseurs. Aucune bibliothèque publique n’est attestée à Athènes – ni dans aucune cité du monde grec – pour cette période, et les hommes de lettres classiques s’appuyaient donc en conséquent très vraisemblablement sur des collections personnelles – les leurs ou celles de relations qui leur en avaient ouvert l’accès. C’est d’ailleurs à une bibliothèque privée de ce type que les Acharniens fait allusion pour Euripide : le héros de la pièce, le paysan Dikaiopolis, rend visite à Euripide pour solliciter l’accès à la bibliothèque privée de ce dernier. Dès la fin du Ve s. av. J. C., la possession de collections d’ouvrages apparaît ainsi assez répandue, voire essentielle, dans les milieux intellectuels et professionnels athéniens. Dans les Mémorables de Xénophon, Socrate interroge le jeune Euthydème et dresse ainsi une liste des professions pour lesquelles l’accès à une bibliothèque pouvait s’avérerutile :

« En quoi donc, Euthydème, lui dit [Socrate], veux-tu devenir habile, quand tu rassembles tous ces ouvrages ? »
Et comme Euthydème gardait le silence et cherchait une réponse :
« N’est-ce pas, continua Socrate, pour devenir un habile médecin ? car il y a de nombreux ouvrages écrits par des médecins.
-- Non, par Zeus.
-- Alors tu veux être architecte ? car il est besoin aussi pour cela d’un homme instruit.
-- Pas davantage.
-- Tu désires donc devenir bon géomètre, comme Théodore ?
-- Géomètre, non plus.
-- C’est donc astrologue que tu veux être ? »
Euthydème ayant dit que non :
« Eh bien, tu veux donc être rhapsode ? car on dit que tu as tous les poèmes d’Homère. »
(Xen., Mem., IV, 2, 8)

Euthydème avait, semble-t-il, rassemblé une importante collections d’œuvres de poètes et de sophistes, et s’attachait à en « amasser le plus possible », plus pour les livres eux-mêmes que pour leur contenu (Jacob 2013, p. 59-63).On voit ici poindre l’image d’un collectionneur bibliophile, pour qui la constitution d’une bibliothèque importante était devenue une fin en elle-même. Dans ce passage, Xénophon oppose cette obsession pour les livres et l’écrit à la valeur de l’enseignement oral prodigué par Socrate. On voit d’ailleurs, tout au long du IVe s. et encore dans les siècles suivants, cette opposition entre les tenants d’une instruction livresque et ceux affirmant la supériorité de l’oral sur l’écrit. Le collectionneur bibliophile est ainsi souvent dénigré et présenté comme enfermé dans un savoir livresque qui l’éloigne de toute logique pratique. Il perd son indépendance de raisonnement et s’enferme dans le plagiat d’idées antérieures développées par ses prédécesseurs. Même les philosophes les plus fameux du IVe s.se sont parfois vu critiquer leur trop grande dépendance envers les écrits de leurs prédécesseurs : ainsi plusieurs auteurs hellénistique sont-ils accusé Platon d’avoir indument copié, dans son Timée, les traités du Pythagoricien Philolaos qu’il aurait acquis pour une fortune (Timon, d’après Aulu-Gelle, Nuits attiques, III, 17 ; Hermippos, d’après Diogène Laërte, Vie des philosophes, VIII, 85).La sélection et la compilation d’extraits d’œuvres antérieures étaient de fait à la base de la création de nombreux discours ou ouvrages, que la pratique soit reconnue explicitement (Platon, Lois, 811a ; Aristote, Top., 105b) ou apparaisse directement dans les textes qui nous sont parvenus, comme les nombreux extraits cités dans la Rhétorique d’Aristote ou les longues citations d’œuvres poétiques – plusieurs dizaines de lignes dans certains cas – dans les discours des orateurs attiques (Pinto 2013).

 Les écoles philosophiques : bibliothèques à Athènes au IVe s. av. J.-C.

L’un des contextes récurrents dans lesquels il était fait usage de façon explicite de livres au IVe s. d’après les sources littéraires antiques est sans aucun doute celui des écoles philosophiques athéniennes. Leur usage est rapporté même pour des maîtres dont l’enseignement oral primait, à l’instar de Socrate. Dans les Mémorables, son disciple Xénophon décrit ainsi le maître et ses élèves consultant des livres et en extrayant les passages les plus intéressants :

Je déroule et parcours en compagnie de mes amis les livres où les anciens sages ont déposé leurs trésors. Si nous y voyons quelque chose de bien, nous le recueillons, et nous regardons comme un grand profit de nous être utiles les uns aux autres.
(Xen., Mem., I, 6, 14).

De nombreuses sources antiques font état des bibliothèques des philosophes Platon et Aristote (fig. 4) [Platthy 1968], les fondateurs de deux des plus fameuses écoles philosophiques antiques, installées dans les faubourgs athéniens de l’Académie et du Lycée, à proximité des gymnases du même nom. Ces gymnases étaient à l’époque classique deux des trois principaux gymnases de la cité, dans lesquels les éphèbes et les citoyens s’entrainaient et se retrouvaient, et sous les colonnades desquels enseignaient de nombreux maîtres. Il importe cependant d’être doublement prudents sur les tentatives (avancées ces vingt dernières années) d’identification sur le terrain de tel ou tel vestige avec une possible bibliothèque.
Figure 4. Aristote : copie romaine d'un buste de la fin du IVe s. av. J. C. (Kunstmuseum Vienne I 246).
Figure 4. Aristote : copie romaine d’un buste de la fin du IVe s. av. J. C. (Kunstmuseum Vienne I 246).

Les gymnases antiques, en particulier celui dont les vestiges ont été mis au jour dans le quartier de l’Académie et, plus récemment, celui du Lycée, étaient organisés autour d’une vaste cour péristyle correspondant à la palestre, dédiée aux entrainements physiques. Malgré la présence, confirmée par la littérature et plusieurs inscriptions, de maîtres dispensant leur enseignement sous les colonnades, aucun élément probant ne vient confirmer la présence de salles dévolues aux enseignements intellectuels dans les gymnases de cette période, encore moins de salles ayant appartenu spécifiquement à l’une ou l’autre des écoles. La restitution parfois proposée de bibliothèques dès l’époque classique dans l’enceinte même de ces gymnases reste ainsi très hypothétique et s’appuie sur un double présupposé : l’installation des écoles de Platon et Aristote au sein même des ensembles gymniques et la présence de bibliothèques structurées appartenant à ces écoles.

De fait, au-delà de l’identification même des vestiges classiques du gymnase de l’Académie, qui pose toujours problème (Caruso 2013, p. 29-118), l’installation de l’école platonicienne dans une ou plusieurs salles du gymnasea été largement mise en doute. Il semble en fait plus raisonnable de replacer l’« école » fondée par Platon dans la petite propriété qu’il possédait dans le quartier (BILLOT1989, p. 780-789) plutôt que dans le gymnase, édifice public dont on voit difficilement une partie annexée par un ou des particuliers. Par d’ailleurs, aucune source antique n’associe explicitement une bibliothèque à l’école fondée par Platon, même s’il apparaît logique que la collection d’ouvrages appartenant au maître ait été accessible à ses disciples.

Si, au contraire, une longue tradition considère Aristote comme le premier Grec à posséder une vraie bibliothèque présentant une organisation interne cohérente et recouvrant des savoirs encyclopédiques, les mêmes conclusions s’appliquent à sa localisation restituée dans le gymnase du Lycée, découvert en 1996. L’inclusion supposée de la bibliothèque d’Aristote à l’école philosophique qu’il dirigeait doit également être nuancée, au regard de la destinée de cette bibliothèque après sa mort. En effet, si à son départ d’Athènes, Aristote légua sa collection à son successeur à la tête de l’école, Théophraste, la succession de ce dernier a clairement dissocié bibliothèque et école. Le testament de Théophraste, tel que nous l’a transmis Diogène, traite en effet la bibliothèque comme une possession dont il dispose selon son choix, comme son terrain de Stagira :

Le terrain qui m’appartient à Stagira, je le donne à Callinos ; et tous les livres, je les donne à Nélée. Le jardin, la promenade et toutes les maisons le long du jardin, je les donne à ceux de mes amis ci-nommés qui souhaiteraient étudier et pratiquer la philosophie là en commun.
(D.L.,Vie des philosophes V, 52)

Si elles semblent avoir été largement ouvertes à leurs disciples, les collections livresques d’Aristote et, plus tard, de Théophraste restent ainsi des bibliothèques privées et leur accès était par conséquent contrôlé par leur propriétaire. Alors qu’il hérite de la bibliothèque, Nélée n’est pas choisi pour succéder à Théophraste à la tête de l’école péripatéticienne. Dès lors, ce qui était considéré comme la « bibliothèque du Lycée » connait un destin indépendant de l’école philosophique du même nom : Nélée quitte Athènes, emportant avec lui la bibliothèque, et« par conséquent, il n’y avait pas de livres sauf quelques œuvres, surtout grand public, pour les premiers Péripatéticiens qui succédèrent à Théophraste » (Strabon, XIII, 1, 55).

 Les bibliothèques royales hellénistiques : politique, savoir et humanisme

Avec le découpage de l’empire constitué par Alexandre et la mise en place des grandes monarchies hellénistiques par ses successeurs, apparaissent au cours du IIIe s. av. J. C. de nouvelles institutions de savoirs dans les différentes capitales royales : Alexandrie, Antioche, Pergame. Les bibliothèques royales des monarques hellénistiques ne correspondent néanmoins pas à une pure innovation de la période, mais elles s’appuient sur plusieurs modèles : celui, revendiqué par Alexandrie, des bibliothèques des écoles philosophiques athéniennes – en particulier celle du Lycée d’Aristote –, ainsi que celui probable de la bibliothèque royale des rois de Macédoine déjà amorcée au IVe s. En effet, on sait que les rois argéades, notamment Philippe II – le père d’Alexandre le Grand –, accueillaient à leur cour artistes, poètes et savants (Carney 2003). Ainsi, Aristote fut un temps le précepteur du futur Alexandre le Grand. Si aucune trace archéologique ne subsiste d’une probable bibliothèque dans les palais royaux de Macédoine, la présence de collections d’ouvrages savants et littéraires apparaît en filigrane de témoignages sur la vie de cour, dans les capitales argéades – Vergina-Aigai et Pella – et dans la cour itinérante d’Alexandre le Grand. Plutarque nous rapporte notamment qu’Alexandre, pendant ses campagnes en Asie, conservait toujours près de lui une copie de l’Iliade d’Homère dans un précieux coffret (Plutarque, Alexandre 8, 26 ; plutôt que littéralement « sous son oreiller », comme le précise l’anecdote, ce coffret devait se trouver dans une salle-trésor à proximité, appelée « oreiller du roi » suivant la tradition perse : Brunelle 2017).

Alexandrie La plus célèbre des bibliothèques royales hellénistiques est sans conteste la « Grande Bibliothèque » associée au Musée d’Alexandrie (Canfora 1992, Berti et Costa 2010, Rico et Dan 2017, Jacob 2018). Fondée dans les premières décennies du IIIe s. av. J. C. par le premier souverain lagide, Ptolémée Ier, et développée sous ses successeurs, cette institution apparaît rapidement comme un important instrument de la propagande royale, qui visait à faire de la capitale lagide, fondée près du Delta égyptien par Alexandre le Grand au IVe s. av. J. C., le nouveau centre culturel de l’hellénisme. De très nombreuses anecdotes nous sont parvenues sur la fondation du Musée et de la Bibliothèque – sous l’impulsion de l’intellectuel et homme politique Démétrios de Phalère, un ancien disciple d’Aristote banni d’Athènes après un épisode autocratique à la fin du IVe s. –, les efforts des souverains lagides pour réunir « tous les savoirs du monde » dans leur nouvelle fondation, et les découvertes philologiques et scientifiques des savants membres du Musée au cours de l’époque hellénistique. Le témoignage le plus ancien sur la Bibliothèque est un texte de cour du IIe s. av. J. C., la Lettre d’Aristéas, qui met en scène un dialogue fictif entre Démétrios de Phalère et les soixante-dix sages juifs qui avaient été chargés par Ptolémée de traduire la Bible en grec (Honigman 2003).La plupart de nos informations sur la Bibliothèque proviennent néanmoins de textes tardifs, majoritairement des IIe et IIIe siècles apr. J. C., soit près de cinq cent ans après les évènements relatés, et doit donc être interprétée avec précaution.

La politique culturelle des rois lagides était partie intégrante de la lutte d’influence que se livraient aux IIIe et IIe siècles av. J. C. les souverains hellénistiques pour le contrôle de la Méditerranée orientale. Le Musée accueillait des savants pris en charge par les souverains, notamment des géographes, des mathématiciens, des médecins, des grammairiens et des philologues, dont plusieurs listes de noms ont été transmises au fil des siècles. Un grand nombre d’anecdotes rapportées notamment par des auteurs romains mettent en avant les moyens mis en œuvre pour faire du Musée une institution culturelle de premier plan attirant les intellectuels de toute la Méditerranée. Le Musée fut doté d’une importante collection d’ouvrages — plusieurs centaines de milliers de rouleaux d’après les auteurs antiques – acquis par achat, confiscation ou ruse. Ces écrits engendrèrent eux-mêmes un nombre conséquent d’œuvres associées– commentaires, gloses, traités mathématiques, médicaux, géographiques, etc. – résultant des recherches entreprises par les savants invités par les souverains lagides et membres du Musée alexandrin (Jacob 1998).

Le nom des savants associés au Musée et les histoires qui circulent, dès l’Antiquité, sur la vocation universelle de cette institution contribuèrent à créer autour de la Bibliothèque une aura mythique, qui contraste – un peu paradoxalement – avec l’état rudimentaire de nos connaissances sur son organisation-même, son accès, ou son contenu. Ainsi, au IIe siècle apr. J. C., Athénée affirme-t-il que :

Et au sujet du nombre de livres, des arrangements des bibliothèques et de la collection dans le Musée, pourquoi devrais-je en parler : ils sont dans la mémoire de tous.
(Athénée, Banquet, V, 36-7, 203e)

Quoi qu’il en soit, il apparaît que la Grande Bibliothèque, loin d’être une institution autonome ouverte, était en fait partie intégrante du Musée, dont l’accès était limité au bon vouloir des souverains. Au Ier siècle av. J. C., le géographe Strabon, dans sa description d’Alexandrie, ne fait ainsi aucune mention de la Bibliothèque en tant que telle, mais il décrit succinctement le Musée où se réunissaient les savants, situé dans les quartiers royaux, avec son peripatos (« promenade »), son exèdre et sa salle de banquet (Strabon, XVII, 1, 8). On considère généralement que les livres de la Bibliothèque devaient se trouver dans des salles de dépôt annexes, non caractéristiques, et que la lecture et l’interprétation de ses contenus se faisait sous les colonnades du Musée.

La Bibliothèque remplissait de fait une triple fonction : instrument de prestige pour les souverains lagides dans leur lutte d’influence en Méditerranée hellénistique, outil patrimonial de conservation de « tous les savoirs du monde » et instrument d’étude pour les savants du Musée, qui commentaient, sélectionnaient et éditaient les textes de leurs prédécesseurs, construisant ainsi de nouveaux savoirs à partir ou parfois contre les œuvres anciennes dont ils disposaient là.

Le caractère mythique de la Bibliothèque est renforcé encore plus à la fin de l’Antiquité par le mystère qui entoure sa disparition, qui fait encore largement débat aujourd’hui, que ce soit au sujet de sa date ou des circonstances entourant celle-ci –pendant les guerres césariennes, pendant les révoltes iconoclastes chrétiennes de la fin du IVe s., ou lors de la conquête arabe.

Pergame

Après Alexandrie, la plus fameuse des bibliothèques hellénistiques est celle des rois attalides de Pergame (Nagy 1998 ; Radt 1999, p. 165-168). La rivalité des Lagides et des Attalides dans le domaine de la littérature et de la culture a donné lieu à de très nombreux témoignages littéraires, et la bibliothèque fondée par ces derniers à Pergame au IIe siècle av. J. C. a été présentée comme source de nombreuses anecdotes plus ou moins vraisemblables, telle la « légende » de l’invention du parchemin– pergamena en grec – qui serait liée à une solution trouvée par les maîtres de Pergame à l’embargo sur l’exportation de papyrus d’Égypte (anecdote rapportée par Varron au Ier siècle av. J.-C. et reprise par Pline, Histoire naturelle XIII, 70). Il apparaît que les souverains hellénistiques se disputaient aussi les faveurs des plus grands savants de la Méditerranée orientale et dédiaient de fortes sommes à l’acquisition de livres anciens. Il s’agissait notamment, pour ces rois gréco-macédoniens établis dans des régions nouvellement intégrées par Alexandre au monde grec, d’affirmer leur « grécité » et de faire reconnaître leurs capitales comme des centres de rayonnement de la culture grecque au même titre que les anciennes cités grecques, et plus particulièrement Athènes. Paradoxalement, cette lutte de pouvoir et l’accumulation des œuvres les plus importantes du passé grec dans des lieux uniques liés aux pouvoirs en place eurent parfois des conséquences contraires à l’objectif initialement visé : il s’agit notamment, selon le médecin pergaménien Gallien, d’une des principales causes du développement de faux et de la perte de certaines œuvres originales.

Lors de la fouille de l’acropole pergaménienne à la fin du XIXe siècle, les archéologues allemands mirent au jour, dans l’angle nord-est du sanctuaire d’Athéna Niképhoros, des installations rapidement rapprochées de la description que faisait Strabon du Musée alexandrin : à l’étage d’un large portique, une grande salle a été assimilée à l’oikos alexandrin et présentée comme la salle principale de la bibliothèque des Attalides, dont les palais s’élevaient non loin de là. Cette identification de la bibliothèque avec le portique nord-est du sanctuaire reste aujourd’hui encore largement reconnue – faute sans doute d’une meilleure alternative –, malgré de nombreuses incertitudes dans la restitution possible des vestiges (Coqueugniot 2013b réunit les sources, les restitutions proposées et les doutes qui subsistent).Quel qu’ait été l’emplacement de cette bibliothèque royale attalide, elle semble disparaître dès les premiers siècles de domination romaine, peut-être victime de sa concurrence avec le centre alexandrin.

D’autres bibliothèques royales sont également mentionnées dans des sources littéraires souvent tardives, notamment une bibliothèque fondée par Antiochos III dans la capitale séleucide d’Antioche sur l’Oronte (Souda, s.v. « Euphorion »). Au cours des IIe et Ier s. av. J. C., la bibliothèque du roi de Macédoine Persée et celle du roi du Pont Mithridate à Sinope auraient été rapportées à Rome par les généraux victorieux, où elles constituèrent la base de grandes collections privées patriciennes (http://nimrod.huma-num.fr/establishements/pella-bibliotheque/).

 Des bibliothèques dans les cités : des établissements ouverts à tous ?

L’époque hellénistique est largement associée aux bibliothèques royales, dont l’accès était soumis au bon vouloir des souverains qui les finançaient. L’accès aux bibliothèques privées de grands notables et intellectuels, y compris les maîtres des grandes écoles philosophiques et rhétoriques qui fleurissaient alors, était également fortement conditionné aux réseaux interpersonnels. Aux côtés de ces bibliothèques d’accès restreint, sont néanmoins également attestées, dès le IIe siècle av. J. C., des bibliothèques plus ouvertes, financées par les citoyens et placées sous la responsabilité de magistrats publics.

Un des exemples les plus emblématiques des bibliothèques « publiques », semble-t-il plus largement ouvertes, qui se développent à l’époque hellénistique est celle du Ptolemaion d’Athènes. Ce gymnase, offert à la cité par un souverain lagide au cours du IIIe siècle, devint rapidement l’un des principaux lieux de formation des éphèbes athéniens, où des maîtres de philosophie et de rhétorique venaient prodiguer leurs enseignements (Coqueugniot 2017, et http://nimrod.huma-num.fr/establishements/athenes-bibliotheque-ptolemaion/). La bibliothèque est attestée par une série d’inscriptions, qui rapportent son enrichissement annuel par les éphèbes athéniens dans le dernier quart du IIe et au Ie s. av. J. C.

Deux autres bibliothèques liées – avec plus ou moins de certitude – à des gymnases hellénistiques sont attestées par l’épigraphie. À Pergame, deux inscriptions très fragmentaires découvertes à proximité du gymnase mentionnent « des bibliothèques », peut-être en lien avec le sanctuaire d’Apollon pythien voisin. À Rhodes, trois inscriptions du IIe s. av. J. C. découvertes sur l’acropole, entre le gymnase principal de la cité et le sanctuaire d’Apollon pythien, font directement état d’une bibliothèque publique, placée sous le contrôle des gymnasiarques et enrichie régulièrement par des dons de citoyens et de dynastes (http://nimrod.huma-num.fr/establishements/rhodes-bibliotheque/). Un fragment du catalogue de cette bibliothèque indique qu’elle contenait des œuvres de rhétorique et de philosophie politique. Ces orientations thématiques – même si elles n’attestent pas nécessairement une spécialisation exclusive de la bibliothèque – et l’association au gymnase rendent plausibles l’utilisation de cette bibliothèque par les écoles de rhétorique rhodiennes, particulièrement renommées au Ier s. av. J. C.

À Cos enfin, une inscription de la même période indique la fondation d’une bibliothèque municipale – édifice et livres – par souscription publique, sans que l’on puisse localiser ce bâtiment ni l’associer à une institution particulière de la cité (http://nimrod.huma-num.fr/establishements/cos-bibliotheque-hellenistique/).

Il est intéressant de noter que si les inscriptions pergaméniennes et rhodiennes permettent un rapprochement entre bibliothèques et gymnases, celles-ci sont également sur les deux sites associées au sanctuaire d’Apollon Pythien, un dieu sous la tutelle duquel furent aussi placées – au cours des siècles suivants – certaines bibliothèques romaines.

Une autre bibliothèque hellénistique associée à un sanctuaire, et semble-t-il largement ouverte à un public lettré, est également connue pour l’époque hellénistique d’après plusieurs sources littéraires plus tardives : il s’agit de la bibliothèque du Sarapieion d’Alexandrie, que certains auteurs tardifs surnommaient « la bibliothèque fille » (Épiphane, De mensuris et ponderibus XI) et dont la construction a été attribuée à Ptolémée III. Cette bibliothèque existait apparemment toujours au IVe siècle apr. J. C., période à laquelle elle était fréquentée par l’élite intellectuelle de la ville, avant sa destruction en 392 (Eunape, Vita Aedesii 77-78).

 Bibliothèques et évergétisme dans le monde égéen impérial

Les attestations de bibliothèques se multiplient dans le monde égéen et micrasiatique à l’époque impériale, tant dans la littérature que dans la documentation épigraphique. Plusieurs édifices de bibliothèque des Ier –IVe siècles apr. J.-C. ont même été identifiés sur le terrain, avec plus ou moins de certitude, à l’instar de la fameuse bibliothèque de Celsus à Éphèse (Wilberget al. 1953), dont la monumentale façade a été remontée par les archéologues autrichiens (fig. 5).

Figure 5 : La bibliothèque de Celsus à Éphèse (IIe s. apr. J. C.)se trouvait au débouché de la rue processionnelle des Curètes, à côté du principal centre commercial de la cité, l'agora tétragone, dont on voit la porte monumentale à droite.
Figure 5 : La bibliothèque de Celsus à Éphèse (IIe s. apr. J. C.)se trouvait au débouché de la rue processionnelle des Curètes, à côté du principal centre commercial de la cité, l’agora tétragone, dont on voit la porte monumentale à droite.

Ces bibliothèques s’inscrivent pleinement dans la pratique édilitaire de l’évergétisme, qui s’est développé dans l’Orient hellénisé dès l’époque hellénistique, avant de connaître son apogée aux IIe et IIIe siècles apr. J. C. Souverains hellénistiques et empereurs romains, rejoints rapidement par les notables locaux et régionaux, parèrent à leurs frais les grands centres urbains et religieux d’équipements civiques, culturels et sportifs fastueux. Ainsi, de nombreuses inscriptions dédicatoires (réunies dans Platthy 1968) attestent la construction de bibliothèques offertes par de riches citoyens à la cité – telles les bibliothèques offertes parTitus Flavius Pantainossur l’agora d’Athènes (98-102 apr. J. C. ; voir Coqueugniot 2017), par Tiberius Julius Aquila Polemaeanus en l’honneur de son père Tiberius Julius Celsus à Éphèse, par Titus Flavius Néon à Sagalassos, et par un membre de la famille des Oppiisur le forum de Philippes(toutes trois d’époque époque antonine) – ou à de grands sanctuaires, en particulier dans les grands sanctuaires de pèlerinage comme les Asclépieia, sanctuaires consacrés au dieu de la médecine Asclépios et centres de soins attirant de nombreux fidèles de tout le monde méditerranéen. Le médecin de l’empereur Claude, Caius Stertinius Xénophon, dédia ainsi une bibliothèque dans l’Asclépieion de Cos (http://nimrod.huma-num.fr/establishements/cos-bibliotheque-xenophon/), un certain Rufusen érigea une dans le sanctuaire d’Épidaure au IIe s. apr. J. C., tout comme Flavia Melitina dans celui de Pergame et le médecin Heracleitos dans celui de Rhodiapolis en Asie Mineure.

Si ces bibliothèques d’époque impériale semblent partiellement s’inscrire dans la continuité des bibliothèques hellénistiques, notamment en ce qui concerne leur localisation dans les centres-villes, les gymnases ou les sanctuaires de certaines divinités – tels Apollon, Athéna ou Asclépios – qui apparaît comme une constante dès la basse époque hellénistique, elles témoignent néanmoins d’une évolution certaine et d’une rupture avec la période précédente, notamment dans les modalités de leur création, dans leur architecture et dans leur vocation. De fait, si ces bibliothèques étaient – selon les modalités mêmes de leur fondation – offertes à la cité et aux citoyens, et semblent donc largement ouvertes à un public qui dépassait le cercle des disciples des écoles philosophiques ou rhétoriques ou les savants accueillis à la cour des rois hellénistiques, elles avaient également vocation à accroître le prestige des notables qui les avaient fondées et de leur famille. Les inscriptions dédicatoires insistent toutes sur la qualité des fondateurs et sur leurs descendants, et les édifices prennent un caractère ostentatoire manifeste, indiqué en particulier par leurs façades richement sculptées et leur parure statuaire, représentant à la fois la famille impériale, les divinités tutélaires de la cité et des arts, et même parfois la famille du fondateur ou ses vertus personnifiées. Ainsi, la façade de la bibliothèque d’Éphèse était ornée de statues identifiées par des inscriptions comme les quatre vertus principales – Sophia, Ennoia, Arete et Episteme – de Celsus (fig. 6).

Figure 6 : Statue de l'{Episteme} (le « savoir ») de Celsus, ornant la façade de la bibliothèque d'Éphèse.
Figure 6 : Statue de l’Episteme (le « savoir ») de Celsus, ornant la façade de la bibliothèque d’Éphèse.

Dans plusieurs villes d’Asie Mineure, telles Éphèse, Nysa et Prusa, l’édifice abritant la bibliothèque intégrait même la tombe du fondateur ou de l’un de ses ancêtres dans un mausolée familial, honneur exceptionnel étant donné leur localisation intramuros, à proximité des centres politiques et économiques des cités (Coqueugniot 2010).

 Bibliothèques et transmission des savoirs dans l’Orient hellénistique et romain

Les bibliothèques étaient, à l’époque impériale comme à l’époque hellénistique – et peut-être même encore plus –, des instruments de prestige utilisés par leurs bâtisseurs pour affirmer leur hégémonie culturelle, politique et économique à des échelles variables– de la cité à l’ensemble de la Méditerranée gréco-romaine, en passant par le royaume puis la province –, mais aussi des lieux de rassemblement et de construction des savoirs. Nous avons déjà évoqué la vocation savante des bibliothèques royales d’Alexandrie et de Pergame– ouvertes aux érudits soutenus par les souverains et lieux de production de nouveaux savoirs – et l’association récurrente des bibliothèques « municipales » hellénistiques au gymnase, lieu d’enseignement par excellence.

Cette vocation technique et éducative se retrouve également dans de nombreux édifices d’époque impériale. Les bibliothèques des Asclépieia notamment apparaissent liées aux écoles de médecine qui s’y développaient. Épidaure, Cos et Pergame étaient des centres réputés d’où sont originaires de nombreux médecins antiques. Outre leur possible ouverture aux pèlerins séjournant dans le sanctuaire, les bibliothèques érigées là aux Ier et IIe siècles pourraient ainsi avoir regroupé des écrits médicaux indispensables à la formation du corps médical. Bien que les médecins d’époque impériale les plus fameux, à l’instar de Gallien, aient eu en leur possession des bibliothèques personnelles substantielles (Nutton2009 ; Nicholls 2011 sur la destruction d’une partie de cette bibliothèque), il est également évident qu’ils fréquentaient des bibliothèques publiques dans leur quête de savoir et contribuaient à l’enrichissement de ces dernières (Nicholls 2011, p. 135-136). Une inscription lyciennedu IIe s. apr. J. C. (TAM, 2, 910) évoque également le don par le médecin Heracleitos d’une copie de ses œuvres à sa patrie Rhodiapolis – peut-être pour la bibliothèque de l’Asclépieion récemment mise au jour par les archéologues turcs, qu’il contribua à fonder (Çevik, Kızgutet Bulut 2010, p. 44) –, à Athènes, à Alexandrie et à Rhodes.

D’autres bibliothèques publiques offertes à leur cité par de riches évergètes apparaissent également en relation directe avec les bibliothèques d’écoles déjà connues à Athènes à l’époque classique, notamment par le biais de la profession des bienfaiteurs ou celle de leurs ancêtres. C’est le cas de la bibliothèque offerte à Athènes par Flavius Pantainos entre 98 et 102 apr. J.-C. (Coqueugniot 2017). La dédicace de l’édifice précise que le complexe incluant la bibliothèque, le péristyle et les colonnades extérieures avait été offert à Athéna, l’empereur Trajan et les Athéniens, en mémoire du fondateur, de son père le diadoque Flavius Ménandre, et de ses enfants. Plusieurs indices archéologiques laissent à penser que le complexe existait déjà avant sa dédicace à la cité, et correspondait selon toute vraisemblance à l’école philosophique que dirigeait Flavius Ménandre (les diadoques étaient, à l’époque romaine, les chefs des écoles philosophiques athéniennes).

Une inscription d’Halicarnasse en l’honneur du poète Gaius Julius Longinus d’Aphrodisias nous apprend aussi que la cité disposait de plusieurs « bibliothèques publiques » dans lesquelles les ouvrages de ce dernier devaient être déposés aux frais de la cité « afin que les jeunes gens reçoivent l’enseignement de ces livres comme ils reçoivent celui des livres des anciens » (MAMA, 8, 418b). Cette inscription confirme donc de manière exemplaire le rôle des bibliothèques comme instruments de transmission des savoirs anciens et d’éducation des nouvelles générations de citoyens.

 Les bibliothèques de l’Orient gréco-romain : nature, fonctions et organisation

Organisation, accès et architecture
Peu d’informations concrètes nous sont parvenues concernant l’accès aux bibliothèques et leur fréquentation. Un grand nombre d’entre elles – dès l’époque classique et encore à l’époque impériale –étaient la propriété de riches notables ou des rois et des empereurs, qui réservaient leur accès à leurs amis, disciples et protégés. C’est notamment le cas des grandes bibliothèques royales qui se développèrent à l’époque hellénistique– malgré le qualificatif erroné de « publiques » qui leur a parfois été attribué en raison de leur construction par les pouvoirs en place –, mais aussi des bibliothèques directement attachées à des écoles philosophiques réservées à leurs disciples et de celles appartenant à de riches particuliers, qui en limitaient l’accès à leur cercle d’amis et de clients.
À partir du IIe siècle av. J. C. apparaissent néanmoins des bibliothèques placées sous le contrôle des cités ou des sanctuaires, et gérées par des magistrats. Ces dernières, souvent situées dans les gymnases, lieux d’éducation par excellence, n’étaient cependant pas fréquentées par tous les citoyens. Ce sont de fait les hommes des milieux les plus aisés – c’est-à-dire ceux-là mêmes qui financèrent leur construction pour le compte ou au bénéfice de la cité – qui fréquentaient les gymnases, tandis que la majorité de la population restait illettrée et n’avait que peu de temps à consacrer aux affaires politiques et culturelles (Thomas 1992).
Tandis que de nombreuses bibliothèques semblent avoir existé dans le monde grec d’après les témoignages littéraires et épigraphiques, très peu ont été reconnues sur le terrain ou ont livré des indications quant à leur organisation matérielle. Jusqu’à l’époque hellénistique et au premier siècle de l’époque impériale, elles semblent plus généralement intégrées dans des complexes plus vastes – comme les gymnases – regroupant d’autres équipements culturels, éducatifs, ou politiques : auditoria, portiques, promenades, etc. Les espaces consacrés au stockage et à la consultation des ouvrages restent difficiles à reconnaître sur le terrain, et semblent correspondre plus généralement à des salles-entrepôts non caractérisées associées à des espaces ouverts de type colonnade, offrant lumière et protection contre le soleil et la pluie.
À partir de l’époque impériale surtout, apparaissent des édifices de bibliothèques indépendants, qui ne semblent pas liés à des établissements d’enseignement ou de sociabilité. C’est aussi à cette période, principalement au IIe s. apr. J. C., que leur forme se monumentalise et intègre dans un même espace conservation et consultation des ouvrage. Ainsi, la bibliothèque de Celsus à Éphèse (Wilberget al. 1953) est-elle constituée d’une seule vaste salle, tout comme celles sur le forum de Philippes (Sève et Weber 2012) et dans l’Asclépieion de Pergame ; d’autres, comme à Nysa (Strocka, Hoffmann et Hiesel 2012), comprennent – outre la vaste salle de lecture – de petites salles annexes qui pourraient correspondre aux espaces de stockage des ouvrages. Ce modèle apparaît néanmoins comme une nouveauté dans le monde hellénisé, peut-être importé de la capitale romaine, dans laquelle de nombreuses bibliothèques – à une ou deux salles associant lecture et stockage – ont vu le jour entre le Ier s. av. J. C. et le IIe s. apr. J. C.
Les livres dans la bibliothèque : consultation et activités liées
En lien avec la question de l’accès des bibliothèques – et de leur contenu – se pose cellede la politique de consultation des ouvrages. Peu d’indices nous sont parvenus, mais ils pointent tous vers une consultation presque exclusivement sur place, dans l’enceinte même de la bibliothèque. Ainsi, une inscription fragmentaire du IIe s. av. J. C. enregistrant plusieurs décrets relatifs à la bibliothèque de Rhodes indique que les ouvrages étaient consacrés et ne pouvaient pas en conséquence quitter l’enceinte de la bibliothèque, sous peine d’amende(Rosamilia 2014). On retrouve des dispositions similaires dans une inscription de la bibliothèque de Pantainos, qui précise :

On ne sortira pas les livres, car nous l’avons juré.
Ouvert de la première heure à la sixième.
(Hesperia 15, 1946, p. 233)

Cette inscription révèle deux informations importantes concernant les activités de lecture se déroulant dans la bibliothèque, qui apparaissent en filigrane pour d’autres bibliothèques du monde gréco-romain :

* Tout d’abord, la politique stricte de non-emprunt des ouvrages, déjà évoquée pour la bibliothèque hellénistique de Rhodes et également attestée dans la Rome impériale. C’est uniquement grâce à son statut de précepteur du jeune Marc-Aurèle et à l’intervention impériale que Cornélius Fronto peut exceptionnellementdérogerà cette règle au milieu du IIe siècle apr. J. C.(Fronto, Ep. ad M. Caes. etinvicem 4, 5).
* Mais aussi l’accès limité temporellement aux collections, la bibliothèque n’étant ouverte que six heures dans la journée. Ces horaires rejoignent une observation de l’architecte Vitruve au Ier s. apr. J. C., qui préconise d’orienter les locaux de bibliothèque vers l’est car « leur usage demande la lumière du matin » (Vitruve, De architectura VI, 4, trad. L. Callebat, CUF).

L’interdiction d’emprunter les ouvrages des bibliothèques induit par ailleurs la possibilité de les consulter sur place, dans les salles où ces derniers étaient conservés ou dans des espaces annexes. Plusieurs bibliothèques d’époque impériale, comme celle d’Éphèse, sont constituées d’une unique salle monumentale, supposant donc la cohabitation des rouleaux – dans les niches le long des murs et peut-être dans des armoires en bois – et des activités de consultation, dans l’espace central. Néanmoins, d’autres vestiges attribués à des bibliothèques, plus nombreux, associaient une ou plusieurs salles de tailles variables et une colonnade, voire même parfois une cour péristyle comme la bibliothèque de Pantainos. Si elles limitaient la luminosité des salles qu’elles précédaient, les colonnades offraient de fait un espace attenant aux salles dédiées à la conservation sous lequel les usagers pouvaient s’installer pour lire et discuter. Rappelons que les éléments marquant du Musée d’Alexandrie lui-même étaient, pour Strabon, la « promenade » et l’« exèdre » dans laquelle les savants se réunissaient.
La bibliothèque gréco-romaine était certes un espace de dépôt et de consultation des ouvrages, mais elle semble avoir été bien plus que cela. C’était un lieu d’enseignement, de rencontre, de discussion entre intellectuels et de création de nouveaux savoirs. Les bibliothèques associées aux écoles – notamment aux écoles philosophiques – et celles placées sous le patronage des souverains hellénistiques et – plus tard – de l’empereur étaient fréquentées par des savants qui se servaient de leur contenu pour créer de nouvelles œuvres. Une des grandes spécialités qui participa à la gloire du Musée alexandrin était ainsi l’édition et le commentaire des textes dits « classiques ». La Grande Bibliothèque n’avait pas pour unique ambition de « réunir tous les savoirs du monde » mais également de les normaliser, et d’en assurer une version officielle (Reynolds et Wilson 1984). Les philologues et les grammairiens du Musée, tels Aristophane de Byzance dans la seconde partie du IIIe siècle av. J. C., contribuèrent ainsi à l’amélioration de la ponctuation dans les textes grecs, inventèrent l’accentuation et participèrent à l’uniformisation de la langue grecque vers la koinê hellénistique. Ils produisirent également de nombreux commentaires critiques et littéraires des œuvres classiques, annotant et corrigeant les passages considérés comme corrompus ou apocryphes. Enfin, le Musée accueillait également mathématiciens, astronomes, médecins et géographes, et il semble donc probable que la Grande Bibliothèque ait également abrité – aux côtés des textes littéraire et des traités scientifiques que ces savant produisaient – d’autres objets liés des recherches de ces savants : cartes, instruments de mesure, etc. (Jacob 1996 et 1998).

 Les bibliothèques de l’Orient gréco-romain : symboles de prestige

Tout au long de l’Antiquité, les bibliothèques et les ouvrages qu’elles contenaient suscitèrent simultanément admiration et critiques. Les livres étaient vus à la fois comme des instruments indissociables de leur utilisation – des vecteurs de transmission des savoirs passés – et comme des objets de valeur en eux-mêmes, indépendamment de leur contenu. Cela peut expliquer la position contrastée des philosophes et rhéteurs antiques, qui ont alternativement fait leur éloge en tant qu’instruments de construction de nouveaux savoirs à partir des connaissances passées et les ont accusés d’être des freins à la réflexion(voir supra leur usage par Socrate, pourtant fervent défenseur de la supériorité de la transmission orale sur l’écrit) ; pour d’autres, les bibliothèques étaient plus des lieux de prestige destinés à promouvoir leurs fondateurs ou leurs propriétaires (comme la Grande Bibliothèque des Ptolémées, constituée uniquement dans un but ostentatoire selon Sénèque, De tranquilibus anima 9, 5).
On remarque ainsi en Méditerranée orientale trois grandes tendances récurrentes à l’origine de la naissance ou de l’enrichissement des bibliothèques du monde hellénisé, qu’il s’agisse des premières bibliothèques privées de l’Athènes classique à l’époque impériale tardive :

# la collectionnite bibliophile d’un riche notable qui accumule œuvres littéraires et savantes pour leur valeur matérielle plus que pour leur contenu (à l’instar d’Euthydème au IVe s. av. J. C. –voir supra – ou d’Apellicon de Téos au Iersiècle av. J. C.) ;
# le prestige – culturel, social et financier – lié à l’acquisition de livres et la construction d’édifices ostentatoires dans lesquels les déposer (c’est notamment le cas des bibliothèques royales hellénistiques) ;
# la constitution de collections liées à un métier, une pratique, ou une étude particulière, à vocation éducative ou comme instrument de savoir (ainsi les bibliothèques des écoles philosophiques et rhétoriques, ou celles des médecins ou des juristes).

Les anecdotes contradictoires que nous ont transmises les auteurs anciens sur la destinée de la bibliothèque d’Aristote et de Théophraste mettent aussi particulièrement en avant la double finalité des bibliothèques de l’Antiquité gréco-romaine, qui pouvaient être à la fois – ou successivement – centres d’études et de production des savoirs et collections patrimoniales. La collection d’Aristote est d’abord constituée comme un instrument de travail, dans un souci d’accumulation – et d’étude – des savoirs passés. En la léguant à Nélée indépendamment de l’école philosophique du maître, le testament de Théophraste – son successeur à la tête de l’école péripatéticienne –montre néanmoins que la bibliothèque était traitée avant tout comme un bien matériel, au même titre que ses possessions foncières. Cette dimension patrimoniale matérielle est encore plus manifeste dans les anecdotes associées au destin de la bibliothèque entre les mains des héritiers de Nélée (Platthy 1968 ; Jacob 2013, p. 66-76), pour qui les ouvrages semblent n’avoir eu qu’une valeur pécuniaire : la collection aurait été l’enjeu des convoitises des souverains lagides et attalides, qui auraient offert de fortes sommes d’argent pour s’en emparer. Les héritiers de Nélée, avides de cette surenchère, auraient enterré une partie de la collection, qui aurait alors été perdue, rongée par les vers. Le reste de la bibliothèque aurait été vendu soit aux Ptolémées pour la bibliothèque d’Alexandrie, soit au riche collectionneur Apellicon de Téos, dont la bibliothèque athénienne fut ensuite transférée à Rome après le siège de la ville par Sylla. Quelle que soit la véracité de ces différentes traditions, elles mettent en lumière la revendication de l’héritage d’Aristote – via l’intégration de sa collection – par les grandes bibliothèques grecques et romaines, ainsi que la fragilité de la bibliothèque en elle-même, soumise à la fois à une dispersion et à une destruction par manque d’entretien.

GAËLLE COQUEUGNIOT

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Pour citer :
Gaëlle Coqueugniot, « Bibliothèques de l’Antiquité gréco-romaine », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, Hiver 2019,URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Bibliotheques-de-l-Antiquite-greco-romaine