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Haskala

Genèse, développement et influence des Lumières juives

  Remarques préliminaires

En tant que substantif, le terme hébraïque HASKALA est un néologisme qui ne fait donc pas partie du corpus biblique, même si sa racine trilitère S Kh L y connaît maintes occurrences. La référence la plus féconde, celle qui a fini par devenir le titre même du Zohar, cette Bible de la kabbale, se lit dans le chapitre XII du livre de Daniel, le modèle classique de toute apocalypse juive. Dans le même verset de ce chapitre du livre de Daniel se trouve la forme factitive maskil désignant celui qui intellige, spécule, réfléchit, ainsi que le verbe ya-ZhiR ou qui signifie resplendir, briller de tous ses feux. On comprend que les auteurs du Zohar aient choisi ce second terme de préférence au premier sur lequel les juifs éclairés du XVIIIe siècle jetteront leur dévolu pour définir leur propre approche rationnelle de la culture profane.

Sous sa forme substantivée, ce même verbe a donné le terme maskil, l’homme intelligent et cultivé, adepte de la haskala, qui va au-delà des quatre coudées de la tradition biblico-talmudique. On peut relever un fait linguistique qui trahit un choix idéologique d’importance : les premiers philosophes juifs du Moyen Âge qui marquèrent les débuts du rationalisme juif en s’ouvrant au legs gréco-musulman de leur environnement arabe n’ont pas donné de nom spécifique à leur mouvement et ont préféré garder le terme de filosofia comme l’arabe falsafa. Leurs lointains successeurs, à plus de huit siècles d’intervalle, prirent fait et cause pour la culture européenne, c’est-à-dire chrétienne, et durent trouver un nom correspondant à Aufklärung en allemand, à Enlightenment en anglais et aux Lumières en français. Telle est la genèse du terme haskala dont le champ sémantique n’a été clairement défini qu’à l’époque correspondant aux deux décennies précédant la naissance de Moïse Mendelssohn (1729-1786). Quand on l’utilise en tant que terme abstrait, il désigne exclusivement ce mouvement intellectuel du XVIIIe siècle qui marqua l’entrée progressive des juifs dans la culture européenne et le recours à la langue hébraïque pour traiter des matières et des sujets profanes.

Le mouvement spirituel dont il est question ici n’est pas né spontanément au XVIIIe siècle au cœur de l’Europe : bien après la clôture du talmud de Babylone (500 de notre ère), les élites juives des siècles postérieurs savaient ressenti le besoin de se redéfinir et d’appréhender objectivement leur histoire. Il s’agit donc d’un effort d’auto-appréhension, de saisie de soi-même, ce qui équivalait à une quête identitaire. La haskala a permis aux intellectuels juifs des XVIIIe-XIXe siècles d’Europe centrale et orientale (en somme la totalité de l’aire culturelle germanique) de s’émanciper de la férule rabbinique et de parvenir graduellement à une sécularisation de leur pensée. Même la Science du judaïsme (Wissenschaft des Judentums) dont l’objet est le penser et le vécu [das Denken und Fühlen] des juifs eût été inconcevable sans l’apport préalable de la haskala. On peut donc dire que ce courant intellectuel en est l’héritier bien qu’il ait parfois sombré dans l’historicisme. Il en va de même du sionisme qui est lui aussi une ramification politique de l’esprit de la haskala car il a permis aux nationalistes juifs de peser sur le cours de l’histoire au lieu de s’en remettre exclusivement à une intervention divine de nature miraculeuse. La haskala a permis aux juifs de remettre les pieds sur terre.

  Les précurseurs : Maimonide et ses épigones

Le Moyen Âge des juifs – même si on l’oublie parfois – n’a pris fin qu’après l’octroi des droits civiques dans le sillage de la révolution française. À partir de ce moment axial, les hauts murs du ghetto qui renforçaient l’isolement des juifs tombèrent progressivement. Mais c’est durant cette longue période médiévale que les juifs adoptèrent une attitude critique à l’égard de leur tradition religieuse. Cette approche commence avec le Guide des égarés de Maimonide, lointain précurseur de la haskala, se renforce chez ses commentateurs averroïstes des XIIIe-XVe siècles, se poursuit à l’époque de la Renaissance avec un philosophe remarquable Elya Delmédigo (1460-1493), l’Hélias Cretensis des Latins et le maître d’hébreu de Jean Pic de la Mirandole, et atteint son apogée au XVIIIe siècle avec Mendelssohn et son école. Moïse Maïmonide (1138-1204) marque une étape fondamentale dans ce processus de saisie historique de soi. Comme on le notait supra, c’est chez lui que se trouvent vraiment les prémisses d’une attitude plus critique à l’égard de la tradition religieuse. Et plus tard, au beau milieu du XVIIIe siècle, son lointain continuateur et héritier spirituel sera Moïse Mendelssohn de Berlin : de même que Maïmonide avait tenté de défendre le judaïsme face à la pensée dominante de son temps, ainsi Moïse Mendelssohn (1729-1786) donnera de la religion d’Israël une formulation philosophique. Auteur d’ouvrages aussi bien philosophiques que théologiques, compilateur du talmud, autorité rabbinique reconnue de son vivant et après sa disparition, Maïmonide voulait mettre de l’ordre dans la tradition juive et permettre ainsi à ses coreligionnaires de saisir l’essence du judaïsme, son noyau insécable. Cette tendance novatrice apparaît surtout dans son Guide des égarés qui constitue une interprétation philosophique du judaïsme bien plus qu’une description fidèle de ce qu’il était du vivant de l’auteur. Dans cette reformulation philosophique du contenu de la religion d’Israël, rien n’est oublié ni laissé au hasard : Dieu, l’univers et l’homme. L’analyse des “dogmes” biblico-talmudiques, la confrontation des différentes sources [Bible, talmud, midrash], l’examen critique du donné traditionnel, tout ceci montre que l’objectif de Maïmonide était aussi de jeter les bases d’une haskala avant la lettre. L’auteur du Guide des égarés l’écrivit lui-même dès son introduction : « Ce que je recherche, écrivait-il en substance, c’est la Science de la Loi (Torah) selon la vérité (‘ilm al-sharî‘a ‘alâ jihat al-haq). » Son souci est aussi perceptible dans l’exégèse spirituelle à laquelle Maïmonide recourait, en l’occurrence l’interprétation allégorique [en arabe : al-bâtin] ou le commentaire philosophique. Le sens obvie de l’Écriture doit céder devant le sens dit profond ou philosophique : on se souvient du traitement des anthropomorphismes, de la chasse impitoyable aux expressions véhiculant la corporéité divine ou contredisant des vérités philosophiques établies. Ce n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard si les savants judéo-allemands qui donnèrent, au dix-neuvième siècle, ses lettres de noblesse à la Wissenschaft des Judentums [science du judaïsme], prirent pour principal sujet d’étude les précurseurs et les successeurs de Maïmonide, ce qui constitue, en gros, huit siècles d’histoire intellectuelle du judaïsme (du IXe siècle à la Renaissance). Cette critique des traditions religieuses va s’accentuer avec les épigones de l’auteur du Guide des égarés.

La mort de Maïmonide fut le signal de violentes controverses autour de ses écrits et de ses doctrines ; mais, paradoxalement, elle contribua aussi à “libérer” un grand nombre de ses épigones qui avaient avidement intégré les doctrines d’Averroès. Ces commentateurs de la première génération (XIIIe-XIVe siècles) identifièrent partant les doctrines du Sage de Fostat à celles du Qadi de Marrakech et accentuèrent foncièrement le caractère philosophique de la pensée du premier. Le Dieu biblique cédait le pas devant un concept divin, les hésitations maïmonidiennes entre l’adventicité et l’éternité de l’univers étaient interprétées comme une simple concession faite aux masses incultes tandis que l’eschatologie religieuse se résorbait en une doctrine rigoureusement philosophique : la conjonction de l’intellect hylique avec l’intellect agent. L’immortalité était, dès lors, réservée à une élite intellectuelle.

Ce cadre nouveau est demeuré celui de la pensée juive jusqu’à la fin du XVe siècle lorsque Eliya Delmédigo rédigea son opuscule intitulé Behinat ha-Dat [Examen de la religion]. Il y eut, certes, la propagation des premiers écrits de la kabbale espagnole (Sefer ha-Bahir, Sefer ha-Zohar, sans oublier Moïse Nahmanide) au cours du XIVe siècle, ce qui équivalait à une certaine remise en cause du schéma philosophique proprement dit ; mais ce fut la kabbale lourianique – ainsi nommée en raison de son fondateur Isaac Louria – qui, dès le milieu du XVIe siècle, fera l’effet d’une vague déferlante, emportant tout sur son passage. La mystique accordait visiblement la préséance à la vie par rapport à la science : au lieu de chercher à connaître le judaïsme suivant un mode historico-critique elle privilégiait son approfondissement et son vécu intime.

L’interprétation de Maïmonide au Moyen Âge fut largement déterminée par Moïse de Narbonne (1300-1362) ; même s’il hésita dans sa jeunesse entre l’héritage maïmondien et les spéculations kabbalistiques, son œuvre n’en porte pas moins le sceau d’un averroïsme foncier. Tous ceux qui puisèrent à ses commentaires souscrivaient à son rationalisme et à son intellectualisme. Même Eliya Delmédigo (1460-1493) s’en est inspiré dans son opuscule cité supra. Le cas de ce dernier auteur est encore plus instructif dans la problématique qui nous occupe : n’ayant été publié que cent trente-neuf ans après l’achèvement de sa Behinat ha-Dat, il fut redécouvert en 1833 par un maskil de la seconde génération post-mendelssohnienne, Isaac Samuel Reggio de Görizia qui lui fit endosser ses propres idées rationalistes et sa recherche d’un judaïsme philosophique : en une phrase, Maïmonide, Moïse de Narbonne et Delmédigo devenaient de lointains précurseurs de la haskala. À l’Aufklärung du Moyen Âge répondait l’Aufklärung proprement dite des temps modernes.

  Jacob Emden et son Autobiographie

Le passage d’un univers à l’autre, de la tradition à la modernité, ne se fit pas sans peine ni douleur. Jacob Emden (1697/8-1776) et son Autobiographie (Megillat Sefer) en fournissent un excellent exemple. Dans l’histoire intellectuelle du judaïsme européen, Jacob Emden a joué un rôle considérable, même si son œuvre demeure, à ce jour, peu étudiée. Le père d’Emden n’était autre que le célèbre Hakham Zewi auquel il tressera d’innombrables couronnes dans sa Megillat Sefer. Tout en se cachant derrière des dehors austères, ce gardien sourcilleux de la tradition a tenté de vivre avec son temps, s’intéressant aux sciences et à la littérature contemporaines ; il avait même correspondu en hébreu avec Moïse Mendelssohn auquel il s’opposa dans l’affaire des sépultures. Emden fut un maskil rentré, un adepte contrarié de la haskala qu’il refusait d’aborder de plain pied de crainte de trahir l’héritage paternel. Son exemple est instructif à plus d’un égard. Cette vie, placée sous le signe de Job, a peut-être eu l’inconvénient majeur d’avoir commencé moins de vingt-deux ans après la mort du faux messie Sabbataï Zewi (1626-1676).

Emden eut à faire face aux luttes intestines de la communauté juive afin de chasser les crypto-sabbataïstes ; cette fermentation idéologique intercommunautaire favorisa l’émergence du nouveau mouvement des Lumières juives, la Haskala. L’attitude de Emden à son égard ne laissera pas d’être ambiguë puisqu’il prône la suprématie absolue de l’héritage religieux tout en expliquant, avec une évidente gêne, qu’il s’est toujours intéressé à l’histoire, à la géographie, aux livres de médecine, aux travaux sur les religions (i.e. non-juives) et même aux... romans ! Il ajoute dans le même paragraphe que ce temps là n’était jamais pris sur les heures consacrées à l’étude de la loi de Dieu. Emden s’est signalé par une analyse très critique des œuvres de la kabbale ; c’est par ce biais qu’il se rattache quelque peu à la haskala, dans son sens le plus large.

Né en 1697/8, il fut constamment tiraillé entre deux mondes jusqu’à sa mort en 1776. Il disparut donc dix ans avant Moïse Mendelssohn et quatorze ans avant Salomon Maïmon. Grand érudit rabbinique, curieux, comme on vient de le voir, de sciences dites profanes, il s’est arrêté sur le seuil de la modernité. Alors que cet homme génial aurait pu changer la face du judaïsme et faire substantiellement progresser sa Science, il se laissa enfermer, pendant près d’un quart de siècle, de 1751 à 1776, dans ce terrible combat contre les séquelles du sabbataïsme.

Dans sa Mishnat ha-Zohar [Les doctrines du Zohar] Yishby reconnaît que les remarques critiques d’Emden sur le Zohar et la littérature ésotérique judéo-médiévale lui ont servi de travaux préparatoires pour sa propre œuvre. Les idées d’Emden, si prudentes qu’elles aient été, ne sont pas demeurées lettre morte : un indice, particulièrement sensible et qui ne trompe jamais, est la formation des rabbins. Guides spirituels de la communauté, leur formation reflète nécessairement ce que les juifs croient et l’image qu’ils veulent donner d’eux-mêmes. Or, en sa qualité de rabbin célèbre de l’Allemagne du Nord, Emden n’a pas manqué de servir de modèle à ses successeurs qui devinrent à la fois des représentants de la foi et des chantres du savoir. L’ouverture d’esprit de l’auteur de la Megillat Sefer peut même le présenter comme un précurseur d’un dialogue judéo-chrétien sérieux, encore un thème de prédilection de la haskala qui y voyait un moyen de promouvoir un dialogue interreligieux.

  Moïse Mendelssohn, le Socrate allemand

Moïse Mendelssohn (1729-1786) n’a pas eu à affronter les états d’âme de Jacob Emden ; sa vocation naturelle l’incitait à se jeter dans les bras de la haskala. Contrairement aux coryphées juifs du XIXe siècle, Moïse Mendelssohn n’a pas tenté de transformer le judaïsme en une ”science” (H. Grætz) ; il a voulu en donner une formulation philosophique qui en résumait l’essence à ses yeux. Figure de proue de l’Aufklärung berlinoise, il a vu dans la religion juive une sorte de religion naturelle accompagnée par une loi révélée. Donc, sans être un historien du judaïsme, il en fut un penseur et un philosophe. Dans un petit programme d’initiation aux études philosophiques qu’il avait rédigé à l’intention d’un jeune homme, Mendelssohn recommande la lecture de certains livres de Christian Wolff, de Locke et de Lessing auxquels il ajoute le Hayy ibn Yaqzan d’Ibn Tufayl (ob. 1165), ce qui confirme sa connaissance des sources arabes de la philosophie médiévale juive. Son étude allemande sur l’incorporéité de l’âme que Léo Strauss situe entre 1768 et 1774 fut traduite en hébreu et publiée par David Friedländer (1750-1834) : ceci prouve aussi que Mendelssohn désirait faire connaître à ses coreligionnaires ses propres travaux de philosophie générale. De l’ensemble de l’œuvre on peut considérer, dans le contexte qui nous intéresse, les écrits juifs, la Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme et enfin la Vorrede, la célèbre introduction à la version allemande des Vindiciae Judeorum du rabbin amstellodamois Manassé ben Israël.

Dans ces différents écrits Mendelssohn a disséminé ses idées fondamentales sur l’essence même du judaïsme. Le dernier paragraphe de la Vorrede est un appel adressé aux rabbins et aux notables communautaires pour qu’ils renoncent volontairement aux moyens coercitifs (e.g. l’excommunication) et qu’ils usent à l’endroit de leurs frères « d’amour et de tolérance ». Le texte fut achevé le 19 mars 1782 ; Mendelssohn y rappelle que « l’authentique religion divine ne requiert ni bras ni doigts (sic !), elle est cœur et esprit seulement ». Vers la fin, Mendelssohn revient sur les arguments de Ch. Dohm visant à faire de la Synagogue l’égale de l’Église en lui conférant à elle aussi le droit de bannir. Mendelssohn fut intraitable sur ce point : « Toute société peut revendiquer ce droit, sauf une église ! Il y a, ajouta-t-il, la police pour nous protéger contre les perturbateurs et les fauteurs de trouble, mais le temple de la raison ne requiert guère de portes verrouillées […]. Aucune catégorie d’ecclésiastiques n’est suffisamment éclairée pour qu’une telle prérogative puisse, sans danger, lui être accordée. »

Pour se faire une idée de l’importance de la Jérusalem, il suffit de rappeler que le grand historien Jacob Katz la plaçait en tête des trois ouvrages ayant exercé une influence considérable sur l’émancipation, l’idée de tolérance et l’avancée de la Science du judaïsme : la Jérusalem, l’Amélioration sociale des juifs de Dohm et enfin les Paroles de paix et de vérité de Naphtali Herz Wessely.

L’idée principale de Mendelssohn est que l’État et l’Église ont pour but commun de promouvoir le bonheur de l’homme dans cet ici-bas et dans l’au-delà. Mais si l’État a le pouvoir d’ordonner et de contraindre, la religion ne peut qu’enseigner et convaincre. Dans la seconde partie de la Jérusalem, l’auteur parle de la révélation et de son contenu : contrairement aux chrétiens qui ont connaissance d’une revelatio [dévoilement de la divinité], les juifs se voient prescrire des lois qu’ils sont tenus d’accomplir. En revanche, point « de doctrines, de vérités salvifiques ou d’axiomes raisonnables éternels ». Or, ceci relève de l’autorité de la raison humaine. Et si, ajoute Mendelssohn, Dieu en avait décidé autrement, il aurait péché contres a propre bonté : « Dire que la félicité de tous les hommes dépend d’une révélation, c’est supposer que Dieu n’est pas intégralement bon puisqu’il n’a réservé la révélation qu’à un tout petit nombre d’hommes […]. Partant, même les juifs n’ont reçu lors de la théophanie du Sinaï que des lois révélées et non point de religion, car le contenu de cette dernière se confond avec les enseignements de la ratio. »

Mendelssohn déploya une intense activité en tant qu’écrivain hébraïque qui compte aussi bien de petits écrits épars que de substantielles introductions à la traduction du Pentateuque [Bé’ur]. Entre 1756 et 1758, Mendelssohn et son collaborateur Tobi publièrent deux ou trois fascicules d’une éphémère revue hébraïque intitulée Qohélét mussar [Prédicateur moral], véritable manifeste de la haskala : cette activité littéraire en faveur du renouveau de la langue hébraïque place Mendelssohn entre la haskala et la Wissenschaft des Judentums dont il jeta les bases idéologiques. Car dans ces dissertations hébraïques, Mendelssohn cite les grandes œuvres judéo-médiévales [les Devoirs des cœurs de Bahyé ibn Paquda, le Kuzari de Ha-Lévi et le Guide des égarés de Maïmonide] qui seront, par la suite, scientifiquement étudiées par ses successeurs (Zunz, Rapoport, Sachs, Grätz et d’autres). Le philosophe berlinois évoque aussimaintes fois l’ouvrage de Joseph ben Shemtob ibn Shemtob (1400-1460) intitulé Kevod Elohim [L’honneur de Dieu] où ce dernier polémique contre le Sefer Emunot [Livre des croyances] de son propre père et maintient, contre ce dernier, la supériorité du juif pieux, mais ne rejetant pas systématiquement la philosophie, sur celui qui trouverait dans la tradition religieuse son unique soutien. Mendelssohn cite aussi, dans ce même volume de ses Hebräische Schriften, la traduction hébraïque du Traité sur les animaux d’Aristote due à Kalonymos ben Kalonymos ben Méir ha-Nassi, né à Arles en 1236. De même, il a pu lire, grâce à Abrahamha-Lévi ibn Hasday de Barcelone (début XIIIe siècle) la version hébraïque d’un écrit pseudo-aristotélicien, intitulé Sefer ha-tappuah [Livre de la pomme] ainsi que le récit Ben ha-Méléech wé ha-Nazir [Le fils du roi et l’ascète]. Tous ces éléments prouvent un intérêt soutenu pour la littérature philosophique médiévale qui sera étudiée par la suite par Moritz Steinschneider. Quelques années plus tard, Mendelssohn rédigea un commentaire sur le Traité de logique de Maïmonide dont le titre exact est Bé’ur le-millot ha-Higgayon (1765) : outre les mérites qui lui reviennent du fait de l’approfondissement des vues maïmonidiennes, cet écrit se signale surtout par l’aisance du style hébraïque : on mesure la distance parcourue depuis Qohélét Mussar.

En 1783, Mendelssohn est engagé dans une tâche immense, la traduction et le commentaire du Pentateuque ; l’introduction à cette œuvre s’appelle Or lintiva [Lumière du chemin].Sans cette œuvre majeure, la haskala n’aurait jamais pris pied au sein du judaïsme de cette époque. L’auteur y expose les motifs qui l’incitèrent à entreprendre ce travail : ce fut principalement la volonté d’éloigner la jeunesse juive des traductions chrétiennes dont il dénonce l’esprit tendancieux et les faiblesses philologiques. Il cite aussi les travaux du grand spécialiste de la Massora (Transmission du texte de l’Écriture) Eliya Lévita (1469-1549). Le Mé’or Enayim [L’illumination des yeux] d’Azaria de Rossi (1511-1578) est maintes fois mis à contribution dans ce commentaire, notamment la partie intitulée Imré bina [Paroles de sagesse]. Chez cet auteur Mendelssohn a pu lire, entre autres, la version hébraïque de la Lettre à Aristée. Enfin, en passant en revue les différentes traductions publiées avant la sienne, Mendelssohn juge sévèrement le travail de Yequtiél ben Isaac Blitz, paru en 1679. En revanche, le Tafsir [Commentaire judéo-arabe] de Saadya Gaon semble le satisfaire pleinement. Ce bref résumé permet de voir en Mendelssohn l’un des précurseurs de la Wissenschaft : son approche du judaïsme faisait bien appel à l’ensemble de son histoire intellectuelle. Mendelssohn symbolise la haskala allemande, berlinoise, celle du juif d’Occident. Mais il a su attirer à lui des savants traditionnels comme Satano et des esprits éminemment critiques comme Salomon Maïmon. Il fut donc un trait d’union, un lien vivant entre deux cultures juives.

  Isaac Satanow ( 1732-1804)

Né en Podolie, à Satanow même, qu’il quitta à l’âge de quarante ans, laissant derrière lui femme et enfants, Isaac a en quelque sorte imité Salomon Maïmon, originaire de Pologne lui aussi. Ayant appris la Torah dès l’âge de cinq ans, il débuta en littérature peu après sa majorité religieuse (treize ans), prit femme à dix-huit ans et devint négociant environ deux ans plus tard. Il avait l’habitude de se rendre aux foires de Francfort sur l’Oder trois fois par an mais tout laisse penser que sa vraie passion était l’étude et non point le négoce. Satanow n’appréciait guère les membres des classes aisées mais savait se concilier leurs faveurs : c’est ainsi qu’il écrivit des poèmes en l’honneur du richissime banquier Daniel Itzig (à l’occasion de son soixante dixième anniversaire) et de son gendre le disciple préféré de Mendelssohn, David Friedländer. Satanow était un maskil aux activités multiples : il ne se contentait pas d’être un écrivain prolixe et ne dédaignait pas les affaires du siècle.

Bien que cet homme ait mené une existence mouvementée et passionnante son engagement en faveur de la culture juive moderne et des idéaux de la Haskala fut remarquable. Fondamentalement Satanow ne distinguait aucune différence entre la Torah ou la religion d’une part, et la science et la sagesse d’autre part. Il divisait la population juive de son temps en deux groupes : les orthodoxes ouverts à la culture de la haskala et ceux qui rejetaient absolument les Lumières [mordé or]. Tout ce que la religion commande de faire mérite d’être mesuré à l’aune de l’esprit, avait-il coutume de dire ; de même, la religion et la raison devaient être également recherchées car toutes deux poursuivaient la justice et la vérité. Dans son Seferha-Middot [Livre des qualités éthiques ; Berlin, 1784, p 105], il écrivait ceci :

« Acquiers des perles chez tout un chacun et reçois le savoir de quiconque est savant. Respecte la sagesse et tire-la de toute personne, quel que soit son degré d’importance. L’intensité de la lampe de l’intellect qui éclaire l’obscurité n’augmente pas si elle est tenue par un homme pieux pas plus qu’elle ne diminue s’il s’agit d’un criminel […]. Maïmonide ne recommande-t-il pas d’accepter la vérité d’où qu’elle vienne ? Et nos sages eux-mêmes n’ont rien dit d’autre : Quel est l’homme intelligent ? Celui qui apprend de tout homme […]. »

On ne peut admettre l’autorité de ceux que la sagesse a éloignés de la Torah : ce sont, dit Satanow, des ignoramuse. Dieu a donné la Torah mais il a aussi créé la sagesse : la haïr c’est haïr Dieu lui-même ! Les prophètes, les sages du talmud et les rabbins médiévaux ne se sont guère détournés de la sagesse. Satanow va même jusqu’à écrire que si le temple n’a jamais été touché par la foudre c’est parce que ses bâtisseurs étaient au fait du paratonnerre et qu’ils en avaient construit un… en or. Satanow garda de sa jeunesse une attirance pour la kabbale qu’il ne semble pas avoir récusée. Il réédita le Ets Hayyim [Arbre de vie, Korets, 1782] de Hayyim Vital, le disciple préféré d’Isaac Louria. Il appréciait aussi le Zohar et contrairement à Jacob Emden qui contestait la paternité littéraire de Siméon bar Yohaï, Satanow n’accordait à Moïse de Léon aucun rôle dans cette affaire… Cette attitude est si inattendue que certains critiques littéraires, peu favorables à Satanow ont voulu voir dans cette défense de la littérature ésotérique et de son antiquité une adroite instrumentalisation : en se faisant passer pour un adepte de la littérature mystique le maskil avançait masqué et pouvait défendre encore mieux les idéaux des Lumières…

Satanow a lu les écrits juifs et hébraïques de Mendelssohn et avait eu connaissance du mémoire de Dohm sur la Réforme sociale des juifs ; il était donc en mesure de formuler quelques idées sur le développement harmonieux du corps social : l’homme est libre par nature, il doit traiter ses congénères sans iniquité, quelle que soit leur appartenance religieuse ; tout homme a le droit de disposer de ses biens comme il l’entend ; il ne lui est pas permis de se faire du mal mais il est seul à pouvoir déterminer par quel biais s’effectuera le salut de son âme ; aucun homme n’a le droit d’en contraindre un autre de changer de religion… Les juifs ont eux aussi le droit de vivre comme les autres : la Torah ne dédaigne pas les affaires de l’État, partant, les juifs devraient être associés à sa bonne marche. Satanow propose la création progressive d’une classe moyenne composée de juifs mais dont l’imposition fiscale ne saurait être plus lourde que celle des chrétiens. Même les obligations militaires ne représentent pas une impossibilité pour les juifs : mais Satanow demande qu’ils en soient dispensés jusqu’à la troisième génération et que le séjour sous les drapeaux ne porte pas préjudice à leur religion. Satanow se voulait aussi – comme Mendelssohn et les autres maskilim – un réformateur social ; il stigmatise l’attitude des parnassim [dirigeants communautaires] qui se servaient au lieu de servir la communauté, qui se dispensaient de payer les taxes, aggravant ainsi l’imposition des plus pauvres [Minhat bikkurim, p. 41]. Comment obvier à tous ces manquements, à la fois au sein de la communauté juive elle-même, mais aussi dans ses relations avec le milieu chrétien ambiant ? Satanow propose des solutions : les juifs devraient inviter chez eux des chrétiens, les mères chrétiennes ne devraient pas distiller de haine anti-juive dans le cœur de leurs enfants, enfin, une éducation adéquate devrait déraciner tous les préjugés religieux et sociaux.

Pour favoriser l’émergence d’une nouvelle génération de juifs Satanow misait, comme Wessely, sur l’éducation ; toutefois, il accordait la priorité aux matières traditionnelles, ce que ne faisait pas l’auteur des Divré shalom wé-émét. Les deux pédagogues se rejoignaient toutefois dans le cursus des études hébraïques : l’apprentissage de la lecture était suivi de celui de la Bible dans son sens obvie, l’acquisition des règles grammaticales les plus importantes et c’est seulement après qu’intervenait le talmud, à l’exclusion de tout « pilpul » (arguties talmudiques).

Certaines déclarations de Satanow, voire même un certain comportement, lui valurent une réprobation de la part de certaines autorités rabbiniques de son temps : dans ses Mishlé Assaf [Paraboles d’Assaf, chapitre 31] a écrit que « l’on ne devait pas se priver desplaisirs de ce bas monde puisque Dieu ne les avait pas créés en vain […]. On ne doit pas, non plus, se détourner du sexe, puisqu’il n’a pas été créé en vain ». De telles déclarations, anodines en soi, furent exploitées par les adversaires de la haskala qui cherchèrent à démasquer en Satanow un tenant de Sabbataï Zewi (1626-1676) et un descendant de la secte des Frankistes (de Jacob Frank 1726-1791). Ceci conforterait alors la thèse de ceux qui voyaient en la haskala un appendice du frankisme lui-même issu du sabbataïsme. On comprend mieux que certains historiens judéo-allemands n’aient pas hésité à parler de jüdischer Kulturkampf [combat pour la culture] faisant ainsi référence au futur combat de Bismarck contre la papauté.

 Deux héritiers de Mendelssohn : Salomon Maïmon (1751/2-1800) et Lazarus Bendavid (1762-1832)


A) Du ghetto polonais aux Lumières de Berlin
En devenant Salomon Maïmon, au lieu de continuer à être Shlomo ben Yehoshua, l’auteur de deux commentaires – allemand et hébraïque – du Guide des égarés de Moïse Maïmonide, a voulu montrer, tant à ses contemporains qu’à la postérité, la dette qu’il avait contractée auprès du philosophe juif cordouan. Le fait d’avoir placé au sein même de son Autobiographie plusieurs chapitres résumant son commentaire du Guide des égarés montre que ce travail représentait, aux yeux même de son auteur, une partie intrinsèque de lui même et de son existence. C’est le Guide des égarés, nous dit Maïmon, qui l’aida « à liquider en lui-même les séquelles de la superstition » ; d’où cette espèce de renaissance, on pourrait presque dire, cette “réincarnation” en Maïmonide : de fait, Salomon Maïmon s’est voulu le Maïmonide de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle.
En agissant ainsi, Maïmon a voulu éprouver la haskala comme une réalité vécue. Dans ces deux commentaires du Guide des égarés, Maïmon se place dans la tradition des autres commentaires du Guide des égarés, notamment celui du célèbre Moïse de Narbonne (ou Moïse Narboni 1300-1362) que notre auteur a étudié de près et qu’il cite aussi bien dans le commentaire allemand que dans le commentaire hébraïque (en l’occurrence, Guide des égarés I, ch. 60 et 66). La parution de l’Autobiographie de Maïmon – désormais traduite en français depuis1984 – n’est pas passée inaperçue à l’époque. Elle jeta sur le judaïsme polonais une lumière si crue que des hommes aussi différents que Goethe, Fichte, Schelling et Hegel s’y intéressèrent de près et en tirèrent leur propre image -caricaturale- du judaïsme.
De 1790 à sa mort en 1800, Maïmon a vécu la décennie la plus fructueuse de son existence : L’essai sur la philosophie transcendantale, l’Autobiographie ainsi que le Commentaire hébraïque du Guide des égarés, la Giv’at ha-Moré, pour s’en tenir aux œuvres les plus importantes, furent rédigées au cours de ces années là. Ce fut aussi le temps où Maïmon put jouir de l’hospitalité de son protecteur le Comte Adolph von Kalckreuth, dans son domaine de Siegersdorf, près de Freistadt (Silésie). Salomon Maïmon a joué un rôle considérable dans le renouveau du vocabulaire philosophique hébraïque au XVIIIe siècle ; à une époque où personne ne commentait plus le Guide des égarés de Maïmonide, il a entrepris de développer cette œuvre hébraïque en la mettant au goût du jour : Maïmonide devient le support de théories plus ou moins kantiennes, leibniziennes et wolffiennes, sans omettre Descartes et Spinoza. Il s’agit donc d’une volonté de réinsérer les enseignements de la philosophie judéo-arabe du Moyen Âge dans l’histoire universelle de la philosophie. Maïmon a été le lien entre les sources gréco-musulmanes de Maïmonide et la pensée européenne à l’orée du XIXe siècle. Jamais l’auteur du Guide des égarés n’aurait pu rêver d’une telle réactualisation de sa noétique.
Maïmon ignorait assurément l’arabe mais possédait admirablement l’hébreu de la Bible et de la Mishna, l’araméen du talmud et aussi la langue des philosophes juifs médiévaux. À l’époque où il rédige son commentaire du Guide, la Giv’at ha-Moré [Colline du Maître], aucune traduction en langue européenne moderne n’existe ; seule une version latine médiévale aurait pu lui être de quelque secours : mais voit-on le fils du ghetto polonais, où seule la langue hébraïque était un vecteur culturel, se servir de la langue officielle des gentils pour accéder à l’œuvre philosophique majeure du Moyen Âge juif ? Ceci est à exclure. Par ailleurs, sa parfaite connaissance du commentaire narbonien du Guide des égarés montre sa grande maîtrise de la langue et du vocabulaire philosophiques du judaïsme médiéval.
Partant, en parlant du passage de l’allemand à l’hébreu, on vise un processus double : celui qui a mené un jeune juif du Ghetto vers la version allemande de la culture européenne de son temps, et enfin le prolongement de cette entreprise, à savoir sa transposition en hébreu. Il est évident que Maïmon n’a pas écrit un commentaire hébraïque du Guide des égarés pour les Allemands ! Ceux-ci pouvaient prendre connaissance des analyses de Kant dans leur propre langue maternelle. C’est aux juifs, ceux-là même qu’il entendait tirer de leur Ghetto physique et intellectuel, que Maïmon a voulu s’adresser en mettant à leur portée, dans une langue qu’ils étaient censés bien connaître, les derniers résultats de la spéculation philosophique. En agissant ainsi, il se comportait en militant de la haskala et de l’Émancipation, animé par l’esprit de la Science du judaïsme. Les juifs devaient se rendre compte que l’un de leurs coryphées, en l’occurrence Maïmonide, n’était guère étranger à la noétique en général et que certains de ses enseignements, notamment sur l’intellect humain et divin, rejoignaient, par endroits, ceux de Kant, voire même leur étaient supérieurs. Car c’est assurément Maïmonide qui ouvrit la voie de la philosophie à Maïmon ; et ce sont assurément les théories du Guide sur les intellects humain et divin qui permirent à Maïmon de refuser l’hétérogénéité absolue entre les données de l’intuition et les concepts de l’entendement. Il convient de nepas oublier Leibniz qui professait des théories similaires et dont Maïmon tiendra le plus grand compte. Mais il est indubitable que Maïmon a commencé par méditer Maïmonide avant d’aborder les Nouveaux Essais… C’est dans Maïmonide que Maïmon découvrit la thèse suivante : les intellects divin et humain ne sont pas séparés par une différence de nature mais de degré. Cette confrontation entre Maïmonide, joyau de la culture judéo-arabe du Moyen Âge, et Kant, représentait pour Maïmon un apport au judaïsme de son temps : il devait apprendre à se connaître et à appréhender son essence. Moins d’un quart de siècle après la disparition de Maïmon, le président de l’éphémère Verein für die Cultur und dieWissenschaft der Juden (communément appelé Culturverein), Eduard Gans, ne dirapas autre chose.
On va examiner à présent le cas d’un autre maskil, Lazarus Bendavid, philosophe d’obédience kantienne, qui entretint une correspondance avec Maïmon.

B) Lazarus Bendavid
Par certains aspects, l’existence de Bendavid rappelle, avec un peu moins de turbulences, la vie mouvementée de Salomon Maïmon. Né à Berlin en 1762, il publia quelques écrits sur sa conception du judaïsme et fut, principalement, un mathématicien et un philosophe. En raison de sa longévité – il était reçu dans sa jeunesse le samedi soir chez Moïse Mendelssohn et fit aussi partie, vers 1822, du Culturverein (en tant que membre extraordinaire) aux côtés de Heine et de Börne – Bendavid vécut vraiment les difficultés d’acculturation des juifs en Europe. Son Autobiographie fait état de quelques graves blessures d’amour propre que lui infligèrent des dirigeants de la communauté juive berlinoise. Ce pourquoi ses principaux écrits sur les juifs en général reflètent ses propres ressentiments à leur égard. Ceci transpire plus particulièrement dans les deux textes suivants : Etwas zur Charakteristik der Juden [Caractéristique des juifs, Leipzig, 1793] et Über den Unterricht der Juden [Sur l’enseignement des juifs, 1800]. En adhérant au Culturverein il publia aussi en 1823 des textes dans le périodique du mouvement, édité par Zunz, deux autres textes sur la croyance messianique et la loi orale ainsi que la loi écrite. Il tenta de prouver que l’avènement messianique n’était pas une croyance cardinale du judaïsme. À l’origine, rien ne prédestinait ce jeune homme brillant, issu d’une famille traditionaliste et modeste, à s’écarter du judaïsme rabbinique. Jusqu’à l’âge de treize ans, date de la majorité religieuse dans le judaïsme, il appliquait scrupuleusement toutes les prescriptions religieuses, notamment les jeûnes, allant même jusqu’à se lever vers quatre heures du matin pour réciter certaines prières pénitentielles (selihot). Mais un jour, au fil de lectures désordonnées qu’il entreprenait parallèlement à ses études talmudiques, l’examen d’un manuel de mythologie provoqua en lui une véritable crise de la foi : là où les prophètes du christianisme et de l’islam n’avaient éveillé en lui que de l’indifférence, la découverte des oracles des païens le bouleversa. Je perdis, écrivit-il, ma sérénité lorsque je découvris que Moïse et les païens avaient pour garants de leur authenticité des oracles, somme toute assez proches. Il abandonna du jour au lendemain toute pratique religieuse pour ne conserver que quelques articles de foi dont la croyance en Dieu, en l’immortalité de l’âme et en un avenir meilleur (ce qu’il nommait messianisme). Il ajouta lui-même qu’il ne se rendait plus à la synagogue, sauf lorsque ses parents le pressaient de le faire ; en revanche, il éprouvait une grand joie à se rendre dans les églises pour y écouter l’orgue et le sermon des prêtres. Cette description ne semble pas correspondre en tout point à la réalité car lorsque son propre père mourut à Nancy dans un très grand dénuement, il se rendit à la synagogue non seulement pour y réciter les prières d’usage mais aussi pour faire fonction de ministre-officiant. C’est seulement après son renvoi de la synagogue de Nancy, au motif qu’il avait transgressé quatre lois cérémonielles, qu’il décida véritablement de ne plus y remettre les pieds. Cette expérience a meurtri l’auteur qui écrivit dans sa Caractéristique des juifs (voir supra) que ceux-ci avaient des défauts héréditaires (sic !) et qu’ils ne pouvaient même pas se supporter entre eux pour trois raisons : a) soumis à un même esclavage, le juif n’éprouve aucun respect pour ses coreligionnaires ; b) pratiquant la même religion, ils ne se font pas confiance au plan religieux et enfin c) ils sont tous concurrents puisqu’ils s’adonnent exclusivement au commerce (sic). C’est ainsi, conclut l’auteur, que le juif est devenu un égoïste qui s’est mué au fil des ans en un misanthrope. La racine de tout mal se trouve, selon lui et selon David Friedländer, dans les lois cérémonielles que le juif est tenu d’appliquer alors qu’elles sont incompatibles avec la culture des temps modernes. En revanche, Bendavid stipulait que le baptême ne réglerait guère les problèmes rencontrés par le juif dans la société germano-chrétienne. Néanmoins, il portait sur le judaïsme le même jugement que Spinoza et lui adressait les mêmes reproches que Kant, notamment celui d’être une religion statutaire, attachée aux pratiques extérieures et dépourvue de toute exigence morale (keine sittliche Gesinnung).
On peut considérer, par-delà la nature polémique du propos, que les considérations de Bendavid pouvaient aussi refléter un certain souci de la Science du judaïsme : dans son écrit sur l’enseignement chez les juifs (voir supra), il déplore la négligence des études bibliques chez les juifs. Bendavid avait probablement à l’esprit les recherches modernes de la science vétérotestamentaire protestante. Mais comment oublier l’école exégétique du Nord de la France dont RaSHI (Rabbi Salomon Itzhaqi) fut le fleuron, sans même parler de l’ancienne tradition judéo-arabe d’Espagne (Ibn Djanah, Chajjug, etc.) dont Abraham et David Kimchi constituèrent le prolongement à l’orée du XIIIe siècle ? On peut même s’interroger sur le rôle effectivement joué par Bendavid (dès 1806) en qualité de directeur de l’école juive de Berlin (jüdische Freischule fondée en 1778).
Réexaminant toutes les leçons de sa jeunesse àla lumière de la théologie de l’Aufklärung, Bendavid a entrepris d’écrire des Recherches sur le Pentateuque [Untersuchungen über den Pentateuch] où il expose un point de vue moderniste : Genèse 3 ;16 ne prouve pas, selon lui, la supériorité de l’homme sur la femme. Quant à l’arche de l’alliance, il s’agissait d’un appareil… électrique ! Devançant les critiques d’anachronisme, l’auteur souligne notre ignorance concernant l’état des connaissances des Chaldéens, des Babyloniens et des Égyptiens au motif que « leurs sciences ont disparu sous les cendres de la bibliothèque d’Alexandrie ». L’esprit téméraire de l’auteur se reflète une nouvelle fois dans son étude sur la religion pré-mosaïque des Hébreux qui provoqua quelques remous chez les lecteurs. Bendavid sollicite parfois les textes dans cette étude, se livre souvent à des étymologies fantaisistes et va bien au-delà de ce que l’on savait des Égyptiens dans l’Europe de 1812. Il distingue trois phases dans la religion pré-mosaïque des Hébreux : la plus ancienne, celle du dualisme, correspondrait aux Teraphim [idoles domestiques] de Laban (Gen. 31 ;19) ; la suivante serait celle qui nomme Dieu El Shaddaï et enfin, la dernière, une sorte de spiritualisme introduit par Moïse qui nomme Dieu par le Tétragramme. Bendavid écrivit aussi sur le messianisme juif après que le célèbre orientaliste Silvestre de Sacy eut déclaré que « le juif pour lequel la venue du Messie n’était plus un important article de foi cessait d’être juif ». Il interprète les aspirations messianiques du peuple dans une perspective purement politique ; par exemple, l’octroi des droits civiques aux juifs des États allemands participe, selon lui, de l’époque messianique.

MAURICE-RUBEN HAYOUN

 Bibliographie sélective

Altmann (A.), « Moses Mendelssohn on excommunication : The ecclesiastical Background », in Studies in the History of Jewish Society in the Middle Ages and in the Modern Period Presented to Jacob Katz, Jerusalem, 1980 p. 41-61.
« Moses Mendelssohn’s Concept of Judaism Re-Examined », in Von dermittelalterlichen zur modernen Aufklärung, Tubingen, Mohr, 1987, p. 234-248).
Barzilay-Eisenstein (I.), « The Treatment of the Jewish Religion in the Literature of the Berlin Haskalah », in Proceedings of the American Academy for Jewish Research 24, 1955, p. 39-68.
— , « The Background of the Berlin Haskalah », in Essays on jewish life and thought, New York, ColumbiaUniversity Press, 1959, p. 183-197.
— , « The Ideology of the Berlin Haskalah », in PAAJR 25, New York, 1956, p. 1-37.
— , « National and Anti-National Trends in the Berlin Haskalah », in Jewish Social Studies 21,1959, p. 165-192.
— , « Smolenskin’s Polemic Against Mendelssohn in Historical Perspective », in Proceedings of the American Academy for Jewish Research 53, 1986, p. 11-48.
Emden (J. I.), Megillat Sefer : Autobiographie, traduction française annotée par M.-R. Hayoun, Paris, Le Cerf, 1992).
Guéroul (M.), La philosophie transcendantale de Salomon Maimon, Paris, Alcan, 1929.
Hayoun (M.-R.), Le judaïsme moderne, Paris, PUF, 1989, 1991,1995.
— , « La Jérusalem de Moïse Mendelssohn (1729-1786) et les Dix-neuf épîtres sur le judaïsme de Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888) », in Revue d’Études Juives 1-2, 1987, p. 241-243.
Les Lumières de Cordoue à Berlin, Pocket, Paris, 2 vol., 2004/5.
Pelli (M.), The Age of Haskalah : Studies in Hebrew Literature of the Enlightenment in Germany, Leiden, 1979.
Zinberg (I.), A History of Jewish Literature : The Berlin Haskalah, Ktab Publishing House, 1976.


Pour citer :
Maurice-Ruben Hayoun, « Haskala : genèse, développement et influence des Lumières juives », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Haskala