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Livre en Europe

Du manuscrit à l’imprimé

Du IVe siècle aux années 1520, le livre est l’objet fondamental de la culture européenne née du christianisme et de l’héritage antique recueilli par l’Église. L’époque carolingienne est une période fondatrice pour l’Occident chrétien comme pour le livre qui, du manuscrit aux incunables (imprimés jusqu’en 1500) et même au-delà, affiche une grande continuité. Produit d’une création artistique et littéraire, il assure sans interruption la conservation et la transmission du savoir, soutient l’apprentissage et la piété, expose et structure les idées, alimente les débats. Dans le même temps, il ne cesse de s’adapter aux besoins de ses usagers qui, bien que minoritaires dans la société médiévale, se multiplient et se diversifient au fil des siècles. Il est à ce titre un témoin majeur de l’évolution de la société et de la pensée du Moyen Âge.

 Le livre dans la société médiévale

La fabrication du livre : du codex à l’imprimé
Le livre de l’Europe médiévale chrétienne est un objet à l’élaboration longue, dont la forme conditionne l’assimilation et la diffusion des textes et des idées. Deux innovations majeures ponctuent son histoire, qui bornent l’une et l’autre la période médiévale. La première est la diffusion rapide à partir des IVe-Ve siècles du codex, dont les origines remontent au Ier siècle. Constitué de feuilles pliées et emboîtées selon l’axe de la pliure pour former des cahiers cousus ensemble, il s’impose face au rouleau de papyrus (volumen). Jusqu’à l’apparition de la typographie au milieu du XVe siècle, autre étape essentielle dans l’histoire du livre médiéval, le codex est écrit à la main (manu scriptus).

Employé depuis le IIIe siècle avant Jésus-Christ en Asie Mineure, le parchemin, obtenu essentiellement en Occident à partir de peaux d’ovins, est le support par excellence du manuscrit médiéval. Sa préparation soignée vise l’obtention du matériau le plus fin et le plus homogène possible, ensuite découpé en feuilles. Sa qualité varie, le vélin, tiré des peaux de veaux très jeunes ou morts nés, étant réservé aux plus précieux volumes. Le coût du parchemin constitue un frein à la copie et favorise, surtout entre 550 et 750, le remploi de manuscrits plus anciens dont les textes sont traités et grattés pour que de nouveaux puissent y être inscrits (palimpsestes). Venu d’Extrême-Orient, le papier, obtenu à partir de chiffons de lin ou de chanvre, est connu dès la fin du XIe siècle sur le pourtour méditerranéen grâce aux Musulmans. De Játiva en Espagne où fonctionne au milieu du XIIe siècle le premier moulin à papier connu, l’innovation gagne l’Italie au XIIIe siècle puis se diffuse au nord des Alpes au XIVe siècle. Nettement moins coûteux que le parchemin bien qu’il constitue pour l’imprimerie un poste majeur, le papier élargit l’offre pour des publics aux moyens limités et facilite l’enrichissement des bibliothèques. Solide et souple, particulièrement adapté aux techniques d’impression, il en conditionne le développement. Le parchemin continue cependant d’être utilisé pour les manuscrits de luxe et certaines éditions du début du XVIe siècle.

Après avoir assuré par ponçage un ultime nettoyage du support, le copiste trace à la pointe sèche, à la mine de plomb ou à l’encre la réglure, déterminant une mise en page plus ou moins complexe : rectangle central ou colonnes du texte principal, emplacements de la glose, lignes horizontales destinées à guider et calibrer l’écriture, espaces réservés aux illustrations. La copie est l’étape principale de l’élaboration du manuscrit, dont les scribes, transcrivant l’exemplaire modèle ou les notes prises sous la dictée de l’auteur, soulignent la pénibilité. Le matériel du copiste évolue peu au cours du Moyen Âge : pupitre incliné, plume d’oie, encre et encrier, grattoir pour corriger les fautes après relecture. L’insertion du décor, depuis les simples rubriques aux illustrations les plus abouties, suit la copie du texte dont il renforce les articulations et la beauté, faisant parfois du manuscrit une œuvre d’art et un objet de prix conservé dans les trésors ecclésiastiques et laïcs.

Les feuilles copiées et décorées sont pliées, le nombre de pliures définissant le format du livre (in-folio, in-quarto…) choisi essentiellement selon l’usage du volume, des manuscrits liturgiques monumentaux aux livres d’étude ou de dévotion en format poche. Les scribes puis les imprimeurs laissent des indications à l’intention du relieur (registres, signatures, réclames, tables) destinées à guider l’assemblage correct des cahiers. Ceux-ci sont cousus ensemble et fixés sur des ais (planchettes de bois) couverts de peau, au décor plus ou moins riche (estampage à froid dessinant des motifs géométriques, plaques d’ivoire sculpté). La plupart des manuscrits médiévaux sont des recueils de plusieurs textes, homogènes ou hétérogènes.

Le codex tire profit des qualités du parchemin : plus solide que le papyrus, garantissant une meilleure adhérence des décors peints, celui-ci permet de stocker davantage d’informations, chaque feuille pouvant être inscrite recto et verso. Par sa maniabilité, le codex modifie la manière de lire, d’étudier, d’assimiler textes et connaissances. Feuilleté d’une seule main, l’autre se trouvant libérée pour la prise de notes et le commentaire, il autorise la consultation partielle, le travail solitaire et la lecture silencieuse. Ni les tablettes d’argile, de cire ou de bois, ni les rouleaux ne disparaissent totalement, mais ils sont relégués à la prise de notes et à l’élaboration de brouillons éphémères pour les premières, à certaines archives (généalogies) et à des célébrations liturgiques spécifiques (rouleaux d’Exultet en Italie) pour les seconds. L’imprimerie ne rompt pas avec les traditions formelles et textuelles du livre médiéval, mais permet une diffusion incomparable des œuvres et des connaissances : au règne de l’unique qu’est l’âge du manuscrit, succède le temps de l’établissement de textes définitifs, de l’uniformisation de la langue et des règles de mise en page.

Élargissement et diversification des usagers du livre
Lecteurs et concepteurs du livre médiéval sont souvent les mêmes individus, formant ces élites intellectuelles auxquelles le manuscrit est originellement réservé, et modelant celui-ci selon des habitudes et des besoins culturels fluctuants. À partir du XIIe siècle, l’élargissement des publics et la diversité croissante des usages lettrés impliquent un assouplissement inédit de la forme et du contenu du livre (langue, écriture, choix des textes, format, décor).

Centres de réflexion spirituelle, d’enseignement et de production intellectuelle, lieux de copie (scriptoria) et de conservation des livres (bibliothèques), écoles cathédrales et monastères dominent l’histoire du livre du IVe au XIe siècle. Si des exemples de copistes et de lecteurs laïcs sont connus pour le haut Moyen Âge, le lettré occidental est alors presqu’exclusivement homme d’Église : évêques héritiers de la culture classique, moines et nonnes que leurs diverses règles de vie invitent à pratiquer plusieurs heures par jour la lectio divina. Lire, composer, copier sont des activités spirituelles convenant particulièrement au moine. Nécessaires à la liturgie, les textes saints, renforcés de leurs commentaires et des écrits patristiques, nourrissent aussi l’étude, la prière et la méditation, qui s’épanouissent dans une lecture lente à voix basse (ruminatio). Le livre monastique répond d’abord aux besoins de la communauté, à ceux d’autres abbayes et de quelques grands laïcs.

À compter du XIIe siècle, la carte intellectuelle de l’Europe chrétienne est bouleversée par le développement de nouveaux publics urbains formés aux écoles (cloître Notre-Dame, abbaye Saint-Victor à Paris) puis à l’Université. Rompant avec la tradition monastique, ces gens de savoir, maîtres et étudiants, impriment eux aussi fortement leur marque sur le livre, instrument premier de leur enseignement et de leurs spéculations intellectuelles. De grandes librairies se constituent dans les collèges (Sorbonne) tandis que les couvents mendiants fournissent les grands esprits du XIIIe siècle (Albert le Grand, Thomas D’Aquin).

Parallèlement, le livre se diffuse plus largement qu’auparavant dans la société laïque. Des professionnels (médecins, juristes) fondent leur pratique sur des textes nouvellement compilés (Corpus juris civilis) ou traduits de l’arabe. Surtout, le latin perd le monopole de la culture écrite, les textes en langue vernaculaire, relégués à l’origine sur quelque feuillet de manuscrit resté vierge, bénéficiant désormais de supports propres. Les premiers livres en vulgaire, sortis selon toute vraisemblance de scriptoria monastiques (Fleury pour la Chanson de Sainte Foy transcrite en vers romans vers 1100), participent à un meilleur encadrement des fidèles dans le contexte de la réforme grégorienne. Si le manuscrit de langue vernaculaire reprend globalement les règles du livre latin, il se caractérise presque toujours par une mise en page aérée, une écriture de grand module, la rareté des abréviations et des coupures de mots, l’importance de l’illustration, signes de richesse et d’un « gaspillage » volontaire de l’espace autant que des compétences limitées du lectorat aristocratique. En s’ouvrant à un public dénué de fonctions intellectuelles (prier, étudier), le livre libère son contenu et se diversifie considérablement (poésie, chansons de geste, traités politiques, spirituels et moraux). Cherchant le délassement comme les clefs du bon gouvernement et du Salut, le prince s’investit dans un mécénat éclairé, autrefois assuré par les Carolingiens. Les Plantagenêt favorisent l’essor de la littérature historique et romanesque au tournant des XIIe et XIIIe siècles, les Valois initient un vaste mouvement de traduction de textes latins en français dans la seconde moitié du XIVe siècle. Clercs et pédagogues promeuvent auprès des élites une instruction dont le livre est le vecteur essentiel (Miroirs au prince). Certes, le livre patronné par les puissants n’est pas exempt de considérations politiques (Grandes Chroniques de France) et, signe des temps, à l’heure de l’imprimé, le mécénat laïc est aussi bourgeois (Chroniques de Nuremberg). La diffusion du livre s’accompagne, surtout après 1300, de la floraison des bibliothèques privées, royales, princières ou de plus modestes particuliers.

L’aristocratie joue aussi un rôle décisif dans le développement des arts du livre. Attentive à la beauté de ses manuscrits, elle conçoit le livre comme objet de distinction sociale, dont la commande et la remise solennelle à la cour sont soigneusement mises en scène (scènes de dédicace au seuil des manuscrits). À l’époque carolingienne, la cour impériale et les scriptoria monastiques patronnés par les grands produisent de splendides manuscrits en lettres d’or ou d’argent sur parchemin teinté de noir ou de pourpre. À partir du XIIIe siècle, Paris est le centre du manuscrit de luxe et de l’enluminure gothique caractérisée par les lettres historiées, les marges peuplées d’éléments animés (chimères, grotesques), de drôleries, puis de plus en plus par des peintures en pleine page faisant la part belle à la perspective et aux paysages. Les artistes des XIVe et XVe siècles, parisiens (Jean Pucelle), flamands (frères Limbourg) et des bords de Loire (Jean Fouquet), font de l’enluminure un art majeur. Attribut du prince éclairé, la bibliophilie est de règle chez les princes des fleurs de lys (Jean de Berry) comme dans leur entourage. Le succès du livre imprimé illustré de gravures sur bois et sur métal parfois coloriées à la main témoigne de la persistance de ce goût.

Confronté à des lecteurs aussi divers, un même livre peut revêtir des formes bien différentes. Quoi de commun entre les bibles carolingiennes monumentales servant de livre d’autel, la Bible parisienne de petit format du XIIIe siècle, servant à l’étude individuelle et à la vérification de références plutôt qu’à la lecture continue, et les Bibles moralisées enluminées au siècle suivant pour les grands seigneurs, splendides livres d’images dans lesquels le texte se fait secondaire ?

Le livre favorise cependant les échanges entre les différentes composantes du paysage culturel médiéval. Légué à des individus, des églises ou des institutions éducatives, offert par affection, par sens diplomatique ou pour obtenir une grâce, transmis de génération en génération pour perpétuer la mémoire collective et familiale, il passe d’un lecteur à un autre. Il circule particulièrement dans les cours, hauts lieux d’échanges entre lettrés de tous bords, à l’image de celles de Charlemagne, de la papauté d’Avignon et des princes français et italiens du XVe siècle. À compter du XIVe siècle, la relative banalisation du livre s’appuie sur le marché de l’occasion et sur le prêt permettant de réaliser des copies à moindre coût. La circulation du livre exacerbe la convoitise : on en redoute le vol et la détérioration comme en attestent ex-libris, invectives, et l’habitude d’enchaîner les usuels dans les bibliothèques institutionnelles. Les livres sont aussi butin de guerre (Charles VIII à Naples).

Conservatoire de la Révélation, bel objet à protéger ou à exposer, équipement de base de l’écolier, de l’intellectuel et du dévot, le livre tisse avec les hommes du Moyen Âge des liens faits de respect et d’ostentation, d’intimité et de familiarité, devenant pour ses adeptes un compagnon fidèle salué par le Philobiblion de Richard de Bury (1345).

S’adapter à la demande, accroître la productivité : l’évolution des réseaux de fabrication du livre
Face à la demande croissante, il s’agit de produire plus vite et moins cher, par une répartition et une coordination efficaces du travail, en particulier de la copie, étape longue et coûteuse.
La copie simultanée des différents cahiers d’un manuscrit par plusieurs scribes est déjà de règle dans les scriptoria monastiques organisés sous l’autorité d’un moine expérimenté (armarius) souvent aussi responsable de la bibliothèque, qui répartit, dirige et vérifie le travail. La préparation du parchemin, la peinture, la reliure sont souvent confiées à des moines du lieu mais aussi à des artisans itinérants. Les abbayes s’échangent aussi de nombreux manuscrits pour satisfaire leurs besoins respectifs.

Le développement des publics urbains accroît notablement l’exigence de productivité et entraîne l’émergence d’un véritable marché du livre. Le libraire, laïc installé en ville, devient le maillon principal de la production, coordonnant l’intervention des parcheminiers, copistes, peintres et relieurs qui s’organisent en métiers et tendent à se regrouper dans les mêmes quartiers au cours du XIIIe siècle (Saint-Séverin et la rue Neuve-Notre-Dame à Paris). Toutefois, à côté de ces marchands qui fournissent une clientèle fortunée, de simples clercs peuvent se faire copistes occasionnels. Pour répondre aux besoins des maîtres et des étudiants, le système de la pecia est organisé à Paris au début du XIIIe siècle, rationalisant la production tout en assurant le contrôle des textes diffusés : chaque année, l’Université élit parmi les maîtres une commission qui valide un exemplar, manuscrit modèle composé de cahiers non reliés dit peciae, en fixe le prix de location et le remet à un libraire spécialisé (stationarius). Chaque scribe recopie ainsi l’exemplar dont les cahiers lui sont successivement loués. À partir du XIIIe siècle, la rationalisation gagne la décoration des manuscrits, passant par une simplification des formes et la spécialisation accrue des enlumineurs, ce qui permet la production en série de bibles et de livres d’heures.

La publication d’une œuvre médiévale passe par la mise en circulation d’exemplaires normalement corrigés et approuvés par l’auteur. Si les écrivains monastiques empruntent les réseaux privés de l’amitié, adressant leurs compositions à leurs correspondants privilégiés, le livre est aussi lancé lors de lectures publiques à l’Université ou par la remise de beaux manuscrits à des personnages influents. Cette dernière stratégie perdure à l’époque des imprimeurs qui adressent aux puissants des volumes luxueux introduits par des épîtres dédicatoires personnalisées.

L’étude des manuscrits subsistants permet d’établir les fluctuations de la production manuscrite en Occident au cours du Moyen Âge. Il en ressort des périodes fécondes (époque carolingienne) et des reflux (Xe siècle) liés à une instabilité conjoncturelle, une croissance continue du milieu du XIe au XIIIe siècle, s’accélérant aux XIVe et XVe siècles malgré des reculs ponctuels renvoyant à des crises politiques, économiques et démographiques. Les efforts des fabricants du livre semblent donc avoir porté leurs fruits, mais seul l’avènement de la typographie permet à la production de franchir progressivement un palier décisif.

Dès le XIVe siècle, la xylographie, venue d’Extrême-Orient par l’intermédiaire arabe, permet d’imprimer des images pieuses puis, dans les années 1450-1480, des livrets de quelques feuilles contenant des images et leur légende (Biblia pauperum = Bible des pauvres). Mais la technique est lente et fastidieuse et, dans la première moitié du XVe siècle, de nombreux entrepreneurs cherchent d’autres solutions. Parmi ceux-ci, Gutenberg (m. 1468), fils d’un orfèvre de Mayence, serait le père en 1454 du premier livre imprimé, la Bible à 42 lignes. Fondée sur l’utilisation de caractères en métal aisément reproductibles, assemblables à volonté et résistants, l’invention requérait des innovations préalables : papier, mise au point d’encres plus grasses, perfectionnement de la presse permettant d’accélérer la cadence de production (presse à deux coups). Elle permet une production rapide et un tirage élargi. Au personnel des ateliers typographiques – éditeur pour l’établissement et la correction du texte, compositeur élaborant les formes, ouvrier les encrant et pressiers manœuvrant la presse – s’ajoutent des artisans traditionnels, peintres et relieurs. La continuité est forte entre les professionnels du manuscrit et ceux de l’imprimé, les convertis à l’art typographique étant pour certains d’anciens libraires et patrons d’ateliers de copie (Pasquier Bonhomme, Colard Mansion). Inventeurs de la technique, les Allemands en sont pour longtemps les principaux propagateurs, d’abord dans l’espace allemand puis rapidement dans les autres régions avancées d’Europe, de la Flandre à l’Italie du Nord dans les années 1460-1470. Par leurs carrières itinérantes, ils favorisent l’essaimage rapide de leur invention. Pour s’implanter durablement, ils privilégient les villes universitaires (Paris) et marchandes (Venise, Lyon) qui concentrent l’essentiel de la production imprimée. Ils y trouvent des mécènes (princes, couvents), des acheteurs et aussi les investisseurs indispensables au financement de leur activité. Derrière le technicien (l’imprimeur) s’affirme ainsi un nouveau personnage, l’éditeur qui, comme le marchand Barthélémy Buyer à Lyon dès 1473, subventionne la fabrication et organise la vente.

Du manuscrit à l’imprimé, la transition prend quelques décennies durant lesquelles les deux types de livres sont fabriqués parallèlement. À partir des années 1500-1510, face à une imprimerie en plein développement, les manuscrits se limitent aux volumes de dédicace et à une clientèle fortunée et nostalgique.

 Le livre et la pensée médiévale

Conservation et transmission du savoir
La soif des lettrés est grande pour le savoir antique, perçu comme l’aliment indispensable à l’enrichissement et au renouvellement de la pensée médiévale. Deux moyens permettent de la satisfaire : la quête de manuscrits anciens, à peu près continue au cours du Moyen Âge, et la traduction de textes parvenus dans les régions méditerranéennes par l’intermédiaire arabe, dont le XIIe siècle est la période faste, particulièrement pour la littérature scientifique.

À l’époque où le codex s’impose, l’Église prend le relais de l’Empire, assurant la survie du latin, la conservation des savoirs antiques et leur transmission à l’Occident médiéval. Dans un contexte troublé, le passage de relais ne se fait pas sans pertes, soit du fait de sélections volontaires, soit parce qu’un phénomène de déperdition accompagne systématiquement tout changement du support (du volumen au codex, puis du manuscrit à l’imprimé). Textes bibliques et écrits patristiques bénéficient logiquement de l’attention prioritaire des religieux qui y puisent l’inspiration de leur production hagiographique et théologique, aiguillée par les nombreux débats de la période (image, adoptianisme, prédestination). Les textes de l’Antiquité païenne, surtout latine, retiennent leur intérêt dans la mesure où ils permettent de commenter les textes saints. Les belles-lettres, la poésie et l’histoire latines sont transmises sans interruption et servent pour l’apprentissage du latin classique. L’héritage antique fixe aussi la structure de l’enseignement médiéval : à l’époque des royaumes barbares (Etymologies d’Isidore de Séville), durant la renaissance carolingienne (traités sur la dialectique et la rhétorique d’Alcuin) comme au temps des écoles (Didascalicon d’Hugues de Saint-Victor), les arts libéraux, trivium et quadrivium, sont les propédeutiques indispensables qui mènent à l’étude biblique. Certes, textes littéraires et poétiques sont souvent transmis au prix d’une christianisation, d’une moralisation des Anciens, mais les moines garantissent leur survie en accomplissant un immense travail de copie.

Dans les premiers siècles, des initiatives isolées permettent cette transmission. Face aux invasions, des bibliothèques servent de conservatoire, comme celle du monastère de Vivarium fondé en Calabre par Cassiodore vers 540 et la bibliothèque pontificale devenue importante à partir du pontificat de Grégoire le Grand (590-604). Très curieux de culture latine, les moines anglo-saxons et irlandais déploient une grande énergie, notamment pour la grammaire dont ils assurent la transmission et l’enrichissement. Les contacts du sud de l’Angleterre avec Rome et l’itinérance des missionnaires irlandais favorisent la circulation des manuscrits entre régions insulaires et continent. Avec la Renaissance carolingienne, à partir du milieu du VIIIe siècle, vient le temps d’une entreprise concertée, patronnée par un empereur gagné à un ambitieux projet de rénovation de la culture latine et de réorganisation globale du monde de l’écrit, passant par la promotion de l’instruction, la restauration du latin du VIe siècle, l’unification de l’écriture et la transmission des textes de l’Antiquité chrétienne et païenne qui influencent la production contemporaine (Vita Karoli Magni = La vie de Charlemagne d’Eginhard inspirée de Suétone). La bibliothèque impériale, constituée vers 780, riche d’auteurs latins, et l’école du palais sont au centre du dispositif : les manuscrits y sont collectés, copiés et diffusés aux grandes abbayes comme celles de la vallée de la Loire ou comme Corbie, dont les scriptoria relaient énergiquement l’entreprise et souvent bien au-delà de l’ère carolingienne. Les « découvertes » des humanistes de la fin du Moyen Âge doivent beaucoup au zèle de ces copistes. La littérature grecque suscite moins d’intérêt, même si des manuscrits parviennent en Occident au cours du VIIIe siècle, offerts aux Carolingiens par l’Empereur d’Orient et par le pape. Bien que les hellénistes soient rares en dehors de l’Italie du Sud, ce sont des Irlandais (Martin Scot, Jean Scot Érigène) qui donnent les premières grammaires et traductions de cette langue dans la seconde moitié du IXe siècle. Au sein des écoles, l’étude des arts libéraux, des poètes et grammairiens latins se poursuit. Une culture du florilège, d’utilisation rapide, y favorise une connaissance de seconde main de textes plus moralisés que jamais (Ovide). Le goût pour l’Antiquité se diffuse aux nouveaux lecteurs laïcs comme en attestent le succès des romans de la matière de Rome et des compilations d’historiens latins (Faits des romains). Cependant, les traductions latines de l’œuvre philosophique d’Aristote et de ses commentaires arabes sont accueillies avec méfiance par l’Université de Paris au début du XIIIe siècle.

Bien que les auteurs de l’Antiquité constituent, sous une forme plus ou moins édulcorée, des références familières aux clercs comme aux laïcs lettrés, il faut attendre l’Italie de la seconde moitié du XIIIe siècle pour que des hommes placent au premier plan l’étude des lettres latines et se mettent en quête de manuscrits oubliés conservés dans les abbayes d’Italie et du Nord. De Lovato Lovati (m. 1309) à Poggio Bracciolini dit le Pogge dans la première moitié du XVe siècle, en passant par Pétrarque (m. 1374), ces humanistes permettent la redécouverte de l’essentiel des grands classiques latins. Leur démarche passionnée s’appuie sur des échanges de manuscrits (Nicolas de Clamanges/Le Pogge), la protection de princes italiens mettant à leur disposition leur bibliothèque, le soutien de libraires comme Vespesiano da Bisticci (m. 1498) et bientôt sur des imprimeurs qui travaillent avec eux à l’établissement des textes. Le goût des textes grecs tarde davantage et touche un public moins étendu. Il bénéficie cependant de l’arrivée de réfugiés byzantins fuyant l’avancée turque qui apportent des manuscrits en Occident (cardinal Bessarion) et par les imprimeurs vénitiens (Alde Manuce, Nicolas Jenson).

Le livre et la production des idées
Par son contenu et son organisation, le livre témoigne du renouvellement de la pensée. Déjà pratiqué au IIIe siècle, le commentaire est jugé indispensable à la compréhension, à la mémorisation, à l’imprégnation du texte par le lecteur médiéval. Concernant au premier chef la théologie, il s’étend à tous les domaines de la connaissance (droit) et prend une place prépondérante dans la culture des écoles, la glose parisienne triomphant à partir de 1170. D’abord instrument de recherche et d’une émancipation de l’esprit, celle-ci se fige vers 1200 et s’institutionnalise : le livre contient alors en une masse solidaire et difficile à démêler texte original et commentaire, devenu quelquefois lui-même une autorité (Sentences de Pierre Lombard vers 1146). S’inspirant de la disputatio placée au cœur de l’enseignement scolastique, les maîtres s’emploient à analyser, clarifier, disséquer les textes, démarche que reflète la forme du livre universitaire. Le modèle qui s’impose est la somme (Somme théologique de Thomas d’Aquin), dont la structure corsetée est consacrée à l’examen formel des questions principales, des parties et sous-parties, où s’opposent les arguments pro et contra.

À l’encontre de la culture universitaire, dont ils sont pourtant parfois issus comme les théologiens Guillaume Fichet et Jean Heynlin, les humanistes s’emploient à purifier la langue et les textes de plusieurs siècles de déformations et de commentaires. Il s’agit pour ces hommes, souvent issus des chancelleries et formés au dictamen, de cultiver un beau style et une éloquence (Elegantie de Lorenzo Valla en 1444) dont la référence est Cicéron, tout en restaurant un latin universel puisant dans toute la latinité (Politien). Une réflexion s’engage sur le latin médiéval, universitaire et « cléricalisé », bien éloigné de l’élégance classique, comme sur les langues vernaculaires qui peinent à rendre fidèlement la pensée et la beauté des textes latins. La volonté de normalisation touche l’orthographe, la grammaire et la prononciation. Les presses de la Sorbonne impriment ainsi dans un même volume l’Orthographia de Gasparino Barzizza corrigé par Heynlin, un chapitre de Guarino da Verona sur les diphtongues et un petit traité de Fichet sur la ponctuation. Les imprimeurs de textes en français participent activement à ce mouvement (Robert Estienne à Paris, François Juste à Lyon), introduisant des lettres accentuées. Il s’agit aussi de retrouver la pureté dépouillée des textes anciens en éclairant le processus de corruption des textes (Coluccio Salutati) et en posant les bases de la critique textuelle (collation des exemplaires, établissement des filiations, comparaison). Cette démarche n’est pas absolument neuve : au IXe siècle, Loup de Ferrières met déjà une grande énergie à collecter plusieurs manuscrits d’œuvres classiques auprès de divers scriptoria afin d’obtenir le meilleur texte possible. Le débat s’enfle entre les tenants de textes livrés bruts au lecteur et les partisans de l’ajout des commentaires jugés indispensables à la compréhension du contexte historique et des termes difficiles. Manuce résout ce dilemme en éditant les classiques latins en pavés, les notes se concentrant à la fin de chaque livre ou du volume.
L’influence humaniste s’exerce sur le lectorat laïc, précocement chez les princes italiens, avec retard et plus superficiellement en France où l’intérêt avéré pour les textes classiques et humanistes (Triomphes de Pétrarque) n’est pas relayé par des traductions de qualité avant le début du XVIe siècle. Prenant modèle sur les éditions latines, les versions vulgaires s’emploient à abandonner les commentaires, mais la série de traductions de textes anciens par Lascaris et Seyssel, de grec en latin puis de latin en français, bien que soutenue par Louis XII, ne rencontre pas de succès immédiat.
Parce qu’elle fixe et diffuse rapidement les textes, évitant leur corruption continue par les erreurs des copistes, l’imprimerie semble aux humanistes un outil performant, à condition d’établir préalablement un exemplaire de référence. L’association des ateliers typographiques à la production savante avec des humanistes semble donc naturelle. Dès 1465, au monastère Santa Scolastica de Subiaco près de Rome, le travail des imprimeurs allemands Konrad Sweynheim et Arnold Pannartz, est dirigé par Giovanni Andrea De Bussi, évêque d’Aléria et secrétaire de Nicolas de Cues, qui établit un programme cohérent de publications, confrontant préalablement plusieurs manuscrits et utilisant les conseils de maîtres humanistes comme Vittorino Da Feltre pour Tite-live. Ces liens peuvent prendre la forme d’une collaboration plus régulière (Guillaume Tardif et Robert Gaguin chez Cesaris et Stoll à Paris) et s’incarner dans des imprimeurs humanistes comme Josse Bade installé à Paris en 1499. Mais l’imprimerie a ses propres faiblesses, nées des impératifs de la rentabilité économique et de la rapidité de fabrication, qui mènent à la reproduction d’erreurs à grande échelle. Plusieurs rééditions peuvent être nécessaires pour obtenir une version satisfaisante d’un texte.
En ce qui concerne la Bible, au centre de l’intérêt des intellectuels, la priorité du haut Moyen Âge a été l’obtention d’une Bible latine complète. Les pandectes créées par Cassiodore (Codex Amiatinus) regroupent en un volume les différents livres bibliques. La Vulgate établie par Jérôme (m. 419-420) s’impose définitivement face à la Vetus latina grâce à Alcuin (m. 804) qui entreprend de réviser le texte saint, à la suite du travail mené à Corbie (772-781) et par Théodulf d’Orléans (vers 800). La place croissante du commentaire donne lieu aux XIIIe et XIVe siècles à de grandes bibles glosées en plusieurs volumes (glose ordinaire de Nicolas de Lyre). Au XVe siècle, les humanistes appliquent à la Bible les principes de l’édition critique déjà en vigueur pour les textes de l’Antiquité païenne. La volonté d’établir un texte correct, tiré des traditions grecque et hébraïque et non de la Vulgate dont Valla dénonce la corruption, remonte aux années 1430 (Bible polyglotte d’Alcalà) et s’étend jusqu’au premier quart du XVIe siècle (Nouveau testament bilingue gréco-latin par Erasme en 1516). Certaines de ces éditions, comme celles de Robert Estienne imprimées en lettres romaines dans les années 1520, provoquent la colère des théologiens. Les bibles à disposition des laïcs ne répondent guère aux critères humanistes. Les premières traductions intégrales datent du XIIIe siècle et ont bénéficié du soutien des Valois au XIVe siècle (Bible moralisée de Jean de Sy commandée par Jean le Bon). Cette tradition d’abrégés et de livres d’images est poursuivie par l’imprimerie. Peu à peu cependant, la Bible en français calque sa présentation sur les versions latines : la typographie se fait plus simple, la glose se raréfie. La seconde édition corrigée du Nouveau Testament par Erasme en 1519 sert à Martin Luther pour établir une traduction moderne en allemand publiée en 1522 à Wittenberg et la première traduction française moderne est donnée en écriture bâtarde et en longues lignes par Lefèvre d’Etaples en 1523. Si l’approche humaniste du texte biblique ouvre des débats religieux profonds, le livre avait antérieurement favorisé l’épanouissement des nouveaux courants spirituels. La Devotio moderna, apparue aux Pays-Bas vers 1375, le mouvement hussite au début du XVe siècle et plus tard le sacerdoce universel protestant encouragent prière et lecture individuelles et impliquent une plus large alphabétisation de la société. Devenues indispensables à la piété flamboyante, les heures décorées selon le niveau de fortune du propriétaire connaissent un succès considérable auprès des laïcs, que prolonge l’imprimerie rouennaise et parisienne. La typographie s’affirme comme un outil pédagogique chez les Frères de la vie commune (imagerie pieuse, textes sacrés), favorise le succès considérable de l’Imitatio Christi de Thomas a Kempis (m. 1471) et prouve sa capacité à diffuser les idées de la Réforme, notamment en France où l’on compte de nombreux imprimeurs allemands. Instrument de propagande dont l’imprimerie démultiplie l’efficacité, le livre sert aussi les projets de croisade (édition du discours du cardinal Bessarion sur la menace turque par Fichet) et la politique royale (livrets informatifs sur les guerres d’Italie diffusés en France dès 1494).
Dans ce contexte, le contrôle du livre, effectif de longue date dans les villes universitaires, s’accroît à la fin des années 1470, le pape autorisant l’intervention des universités contre les livres hérétiques. En 1515, la bulle Inter sollicitudines généralise le principe de la censure ecclésiastique. D’abord avantage commercial accordé aux imprimeurs par les pouvoirs, le privilège se fait peu à peu instrument de contrôle, comme pour les livres concernant la foi dans la France de François Ier (18 mars 1521). Ce système, complété et durci dans les années 1530 qui voit des imprimeurs comme le parisien Antoine Augereau payer de leur vie leurs choix éditoriaux, atteint sa pleine efficacité dans la seconde moitié du XVIe siècle. Les Réformés pratiquent eux aussi censure et autodafé, à l’image de Luther faisant brûler des livres de droit canon lors de sa rupture avec le pape.
La production imprimée repose sur une logique sensiblement différente de celle du manuscrit : sans attendre la commande, il s’agit ici d’écouler des exemplaires déjà sortis des presses la plupart du temps aux frais de l’éditeur, même si la pratique de la souscription est attestée dès les années 1450. Dans un marché très concurrentiel, dont la saturation entraîne des crises profondes, la quête d’acheteurs se trouve exacerbée. Si l’octroi de privilèges garantit pour un temps l’exclusivité, la plupart des éditeurs privilégient les textes au succès déjà éprouvé et les rééditions. L’imprimerie ne révolutionne donc pas immédiatement la production littéraire. Les incunables sont pour les trois quarts en latin : textes religieux pour moitié, œuvres classiques, pédagogiques et juridiques touchant un public de professionnels. Les livres en vulgaire sont surtout des ouvrages de dévotion, des traductions des Anciens et des romans de chevalerie. À côté des éditions de luxe « travesties » en manuscrit, l’expansion du lectorat laïc amène beaucoup d’entrepreneurs (Claude Nourry à Lyon) à se consacrer à l’édition de petits volumes en vulgaire, parfois illustrés et assez bon marché, et de « plaquettes gothiques » contenant de petites pièces en vers d’écoulement facile (farces, complaintes). Même les imprimeurs de la Sorbonne, d’abord spécialisés dans les textes humanistes en latin et en lettres romaines destinés aux étudiants, se tournent vers un public plus large en s’établissant à l’enseigne du Soleil d’or, rue Saint-Jacques, et en adoptant la bâtarde pour un répertoire littéraire plus traditionnel. D’autres éditeurs, plus rares, innovent avec les éditions princeps – première édition d’un texte ancien – et les éditions originales – première édition réalisée du vivant de l’auteur. C’est vers 1520 que les ouvrages médiévaux cèdent la place à des œuvres contemporaines, composées dans les langues nationales pleines d’une nouvelle dignité et largement traduites (Roland furieux de l’Arioste en 1516, Le Courtisan de Baldassare Castiglione en 1528). Les grammaires et traités pédagogiques humanistes connaissent un grand succès (Adages d’Erasme). La philosophie antique (Sénèque, Plutarque, Platon, Aristote) fait l’objet de nombreuses éditions. En science, les Anciens (Euclide, Pline l’Ancien) sont toujours à l’honneur ; ce n’est qu’à compter de 1550 que de belles planches anatomiques ou botaniques mettent à l’honneur les travaux des hommes du siècle.

Le livre, outil culturel performant
Pour stocker et transmettre efficacement informations et idées, le livre doit être un support durable, lisible et maniable. Bien qu’inégalement satisfaites, ces exigences sont permanentes et ne varient pas avec l’avènement de la typographie. Les incunables et beaucoup de livres imprimés jusqu’aux années 1520 sont en effet conçus en référence au manuscrit dont ils s’efforcent de conserver les caractéristiques familières aux lecteurs (écritures, abréviations, structure), sauf quand le maintien de celles-ci pose des difficultés techniques ou implique un coût trop élevé. Pas plus que le manuscrit, l’imprimé n’est un produit fini : décors, annotations, repères pour le lecteur et corrections sont ajoutés à la main dans les espaces laissés volontairement vierges (lettres d’attentes) ou restés blancs en raison de l’incapacité des premiers typographes à imprimer en dehors du rectangle central. Pour satisfaire une clientèle en quête de prestige, l’imprimé de luxe cultive les spécificités du manuscrit comme le report d’une réglure à la main devenue inutile.
Dès le haut Moyen Âge, les efforts portent sur la mise au point d’écritures plus belles et lisibles que les anciennes graphies, longues à copier, difficiles à déchiffrer et marquées de spécificités régionales. Au cours du VIIIe siècle, les scriptoria monastiques élaborent diverses écritures à cette fin, mais l’unification se fait au profit de la minuscule caroline conçue à partir de 770 par les scribes de la chancellerie royale et reprise à Corbie sous l’abbatiat de Maurdramne (772-781). La séparation des mots et une ponctuation plus ou moins élaborée sont introduites, en rupture avec la scriptio continua antique imposant une lecture à voix haute. Selon une autre théorie, cette réforme paléographique est plutôt partie d’Irlande et d’Espagne avant de se répandre dans l’ensemble de la Chrétienté latine. Fortuit, le changement est, à l’origine, le résultat du contact survenu aux VIe-VIIe siècles en Irlande entre les traditions littéraires sclérosée de l’Antiquité tardive romaine et la culture orale des Celtes. Les continentaux ne se préoccupent cependant de rendre leurs textes plus lisibles qu’à partir du XIIe siècle à leur réception des écrits scientifiques et philosophiques arabes qui leur sont parvenus en particulier d’Espagne : traduits pour la plupart du grec, ces écrits deviennent des modèles épigraphiques pour l’Occident Latin (P. Saenger, 1997).
Quelles qu’en soient les circonstances, les modifications apportées permettent le développement de la mémoire visuelle et de la lecture silencieuse qui est favorisée dans les monastères par l’exigence du silence, sans entraîner pour autant la disparition de la lecture oralisée. À partir du XIIe siècle, la caroline décline pour être remplacée au XIIIe siècle par l’écriture gothique, plus anguleuse, déclinée en trois types qui se prolongent dans les formes typographiques : la lettre de forme utilisée pour la Bible et les manuscrits liturgiques, la lettre de somme réservée aux livres d’étude (théologie, droit, médecine) et la bâtarde apparue plus tardivement pour les textes en langue vulgaire. C’est à nouveau la caroline et peut-être les inscriptions antiques gravées qui inspirent les humanistes du XIVe siècle en quête d’une écriture claire, débarrassée des multiples abréviations, des ornements et des déformations gothiques. L’écriture humanistique mise au point par le Pogge (v. 1402-1403) influence les humanistes français (Jean de Montreuil, Clamanges) qui modifient leur propre graphie pour créer une écriture gothico-humanistique prenant plutôt comme référence les manuscrits du XIIe siècle. L’humanistique du Pogge est complétée par une forme cursive élaborée par Niccolò Niccoli. Les humanistes créent également de nouveaux signes de ponctuation. L’imprimerie reprend ces nouvelles graphies : écriture romaine pour les textes latins classiques et les œuvres humanistes, écriture romaine penchée ou italique pour une impression plus serrée du texte, des formats réduits et une économie de papier. Dans certaines régions d’Europe, en particulier en Allemagne, l’attachement à l’écriture gothique se teinte de nationalisme. En France, où la gothique reste longtemps populaire, les caractères romains finissent par s’imposer même pour les heures, la Bible et les ouvrages liturgiques grâce aux libraires humanistes parisiens soutenus par la cour (Henri Estienne, Josse Bade). Les éditeurs spécialisés dans les textes destinés au lectorat laïc (Galliot du Pré) continuent de privilégier la bâtarde pour la littérature vernaculaire, mais contribuent à vulgariser l’écriture romaine en l’utilisant pour les traductions de textes classiques.
Manuscrits et premiers imprimés sont dépourvus de page de titre, incipit et explicit annonçant le début et la fin du texte, celle-ci étant éventuellement doublée par la présence d’un colophon donnant le nom du scribe, du commanditaire et la date de copie. Peu à peu, le premier feuillet des volumes imprimés, sensible aux détériorations et aux salissures, n’est utilisé que sur le verso, le recto accueillant le titre et la marque de l’imprimeur dont la fonction est essentiellement publicitaire. Héritée de l’Antiquité, la structure en livres et en chapitres est ancienne (Cité de Dieu de saint Augustin, VIe siècle), mais adaptée d’une manière fort diverse d’un manuscrit à l’autre. La Bible dont l’officiant, le théologien ou le prédicateur recherche des passages particuliers fait l’objet des premiers efforts de structuration. La Bible de Jérôme est présentée per cola et commata, selon des unités de sens, alors que Carolingiens l’organisent en capitula avec une table. La consultation partielle est rendue plus aisée par le découpage du texte en livres, parties et chapitres (capitulation d’Étienne Langton au XIIIe siècle), par l’insertion de titres courants, l’élaboration d’index et de tables générales ou partielles de plus en plus précisément foliotées. Si les Canons d’Eusèbe de Césarée permettaient déjà de comparer différents passages, c’est aux XIIe-XIIIe siècles que sont développés des instruments de travail performants (florilèges de citations bibliques et patristiques, concordances) facilitant le repérage de passages ou de thèmes particuliers au sein des denses bibles universitaires. Le livre du XIIIe siècle voit aussi l’avènement du classement alphabétique (De natura rerum d’Albert le Grand).
Une mise en page aérée facilite la lecture, souligne la structure du texte et la pensée de l’auteur, contribue à la beauté du volume (équilibre blanc/noir), mais le coût de celui-ci s’en trouve accru. Aux manuscrits carolingiens en pavés équilibrés succèdent au XIIIe siècle les livres universitaires aux pages saturées de gloses dont les développements successifs (glose habituelle, glose du maître, glose personnelle du lecteur) font du manuscrit médiéval un produit culturel en constante élaboration. La quête d’un meilleur confort de lecture passe alors par la disposition du texte sur deux colonnes, préférée aux longues lignes. Manuscrits puis imprimés témoignent aussi des efforts pour améliorer l’insertion des traductions et des commentaires, qui peuvent donner à la page un aspect confus et sont souvent en décalage avec le texte original. La glose s’implante entre les lignes du texte (glose interlinéaire) ou dans des marges élargies (glose marginale), des systèmes de renvoi articulant commentaire et passage du texte concerné. Rédigée dans une graphie réduite ou différente, elle se distingue aisément du texte copié ou imprimé dans une écriture de gros module. L’imprimé tend à densifier le remplissage de la page pour des raisons économiques (réduction du format des feuilles de papier), mais les imprimeurs humanistes travaillent à accroître la lisibilité des textes anciens. On constate les progrès de leur réflexion avec les éditions successives de certains textes dont la typographie et la présentation sont progressivement révisées.
Dès l’époque carolingienne, le jeu des encres et la hiérarchie des écritures soulignent l’organisation du texte. Les décors plus élaborés (lettre ornée dès le VIe siècle, lettre historiée à l’époque romane et au XIIIe siècle) proposent une interprétation du texte, contribuent à son articulation et à sa sacralité et servent de support à la mémoire visuelle. La structure de la somme universitaire, d’une mise en page très dense où rien ne se détache, apparaît par l’alternance de pieds de mouche rouges et bleus signalant les différents paragraphes. Souvent répétitive et standardisée, à l’image des scènes de bataille qui se succèdent invariablement dans les chroniques et les romans, l’illustration médiévale s’intègre parfois à des programmes iconographiques complexes planifiés par l’auteur ou par un lettré. Dans les éditions savantes, elle apporte des éléments utiles à la compréhension du texte (carte de la Gaule des Commentaires de César chez Manuce en 1513).
À l’heure de l’imprimerie, la raréfaction de la couleur rend obsolètes les systèmes de repérage hérités du manuscrit, tandis que les typographes jugent les unités de lecture de la littérature médiévale trop courtes. Il faut donc repenser le découpage des textes. La manière dont les textes anciens sont restructurés par les humanistes (Décades de Tite-Live par Pétrarque) sert de modèle. La présentation moderne de la Bible s’élabore peu à peu : structure en versets numérotés selon la tradition hébraïque et clarifiés par un alinéa. Une foliotation puis une pagination systématiques permettent de dresser des tables et des index thématiques précis, facilitant la lecture discontinue et la citation de références exactes. Les titres courants et la division en livres, chapitres et paragraphes distincts façonnés par le « blanc aldin » deviennent habituels vers 1540. En quelques décennies, l’imprimé s’est dégagé du modèle manuscrit pour donner naissance au livre moderne.

SARAH FOURCADE

 Bibliographie


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Pour citer :
Sarah Fourcade, « Livre en Europe : du manuscrit à l’imprimé », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Livre-en-Europe&var_