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Platonisme et néoplatonisme antique

 Introduction

Par platonisme, on entend d’ordinaire une théorie philosophique qui pose la réalité d’entités intelligibles existant par soi, indépendamment de la contingence sensible. Une telle univocité dissimule cependant l’historicité de cette définition. S’agissant du platonisme antique, il faut en effet considérer un développement qui s’étend sur près d’un millénaire au cours duquel se succèdent, et parfois cohabitent, plusieurs courants nés dans le sillage de Platon.

Platon est un philosophe grec, né en 427 et mort en 347 ACN à Athènes. Disciple de Socrate, il est l’auteur de Dialogues, où le protagoniste (Socrate le plus souvent) s’entretient soit avec des personnes en vue dans la cité (devins, rhapsodes, sophistes, stratèges), soit avec des jeunes gens de son entourage. Par convention, on distingue plusieurs périodes et plusieurs types qui leur correspondent, sans qu’il soit possible d’établir pour chacune une chronologie précise : les dialogues de jeunesse, où se marquent l’influence de Socrate et sa pratique de la réfutation (les Hippias, Ion, Lachès, Charmide, Protagoras, Euthyphron, Lysis, etc.) ; les dialogues de maturité, où Platon développe ses thèses propres (Gorgias, Ménon, Cratyle, Phédon, Banquet, République, Phèdre, etc.) ; les dialogues de vieillesse, qui approfondissent les acquis précédents (Théétète, Parménide, Sophiste, Politique, Philèbe, Timée, Critias et Lois). Au fil des textes, Platon soulève des problèmes, formule des hypothèses, énonce des thèses, sans pourtant élaborer de système rigide ni de corpus doctrinal. Or cette plasticité, le fait que Platon ne fut pas dogmatique, explique certainement les mutations qui le suivirent.

L’Académie est l’école fondée par Platon en 387 ACN, dans les faubourgs d’Athènes. Elle doit son nom au héros Académos, auquel le lieu était préalablement consacré. Son organisation est mal connue, sinon qu’elle était dirigée par un scholarque, un maître élu considéré comme l’héritier de Platon. Dès l’Antiquité, les doxographes ont distingué plusieurs phases dans son évolution (Diogène Laërce, I, 14). L’Ancienne Académie est celle des successeurs directs de Platon : Speusippe, Xénocrate et Polémon. Elle est caractérisée par une recherche sur les principes et une aspiration croissante à la systématisation. Ensuite, initiée par Arcésilas de Pitane qui succède à Crantor vers 264 ACN, la Moyenne Académie (ou Académie sceptique) est influencée par l’image du Socrate des Dialogues de jeunesse, qui répète son ignorance et mène ses interlocuteurs vers l’aporie. Arcésilas recommande ainsi de suspendre le jugement (épochè) en matière de connaissance et de poursuivre le raisonnable (eulogon) dans l’action. Enfin, la Nouvelle Académie est illustrée par Carnéade de Cyrène (214-129). Prolongeant la critique du dogmatisme (c’est-à-dire du stoïcisme), il donne à l’Académie une orientation probabiliste  : estimant l’épochè impossible dans le domaine pratique, il fait du vraisemblable le critère de l’action bonne et de l’examen dialectique le moyen de l’établir. L’Académie fermera au siècle suivant, lorsque son dernier scholarque élu, Philon de Larissa, quittera Athènes pour Rome en 87-86 ACN.

Le Moyen Platonisme, ou Médioplatonisme, définit un courant qui apparaît au Ier siècle ACN et qui renoue avec le dogmatisme. En réaction à la Nouvelle Académie, ces platoniciens se désignent eux-mêmes comme platonikoi afin de se distinguer des académikoi et de marquer leur volonté de revenir à Platon (Michalewski, 2014, p. 11). Ce nom unique ne doit pourtant pas dissimuler que le Médioplatonisme est largement dispersé, tant sur le plan de la doctrine que de la géographie (ces platoniciens vivent à Alexandrie, à Apamée, à Athènes, à Rome). Il présente néanmoins quelques caractéristiques communes. Refusant le monisme stoïcien, il valorise la transcendance des principes divins et place au cœur de sa théorie cosmologique le Timée, où Platon décrit la genèse mythique du monde par l’intervention d’un dieu artisan, le démiurge. Par ce geste, le Médioplatonisme renoue avec la systématisation des débuts de l’Ancienne Académie, en formulant une théorie de principes que la plupart des platoniciens de l’époque admettent : le dieu, les Idées et la matière. Comme l’ont d’ailleurs montré les travaux récents (Karamanolis, 2006), les divergences sur ce point résultent principalement de la relation que chaque auteur entretient avec les autres Écoles philosophiques (stoïcisme, pythagorisme et, surtout, aristotélisme).

Le Néoplatonisme naît avec Plotin (m. 270) qui, contre ses prédécesseurs et contemporains, a l’ambition de revenir à la doctrine véritable de Platon. Il élabore un modèle dont le dialogue de référence n’est plus le Timée, mais le Parménide, donnant par là un tour hénologique au platonisme (comme l’ont montré Saffrey et Westerink dans leur Introduction à la Théologie platonicienne, p. lx-lxxxix). La structure générale devient : le Premier (Un ou Bien), les Idées (Être et Intellect), l’Âme. Après lui, le disciple responsable de l’édition systématique de ses écrits en six Ennéades, Porphyre, prolonge sa doctrine mais l’ouvre davantage sur Aristote. À sa suite, Jamblique poursuit ce mouvement d’intégration, incorporant au platonisme le pythagorisme, l’orphisme et les Oracles chaldaïques. Au cinquième siècle, le platonisme s’est ainsi constitué en un système foisonnant qui a intégré, d’une façon ou d’une autre, toute la philosophie. Athènes et Alexandrie en sont redevenus les principaux centres, où se sont mises en place deux écoles entre lesquelles circulent maîtres et disciples. D’institution privée, l’École d’Athènes est fondée par Plutarque d’Athènes, dont les principaux successeurs seront Syrianus, Proclus et Damascius. Elle est fermée en 529 sur un décret de l’empereur Justinien, notamment parce qu’il la considère comme un reliquat gênant de paganisme au cœur de l’empire chrétien. Ses derniers membres (Damascius, Simplicius, Priscianus) seront donc conduits à poursuivre leur œuvre après cet exil. Quant à l’École d’Alexandrie, d’institution publique, elle restera en activité au sixième siècle, poursuivant dans une voie plus scolastique.

On le voit, il n’y a pas d’unité du platonisme mais différents moments d’une lente évolution qui ont tous, d’une façon ou d’une autre, influencé la philosophie postérieure. Néanmoins, il est possible de tracer quelques lignes directrices qui ont traversé les siècles : le réalisme des Idées, l’immortalité de l’âme et l’assimilation au divin.

 Les Idées : de l’hypothèse à l’hypostase

D’après Platon, connaître une chose, c’est savoir en définir la nature, la désigner dans son identité. Il s’agit de cerner la cause par laquelle une chose peut être (dite) ce qu’elle est. Or, à l’examen, il apparaît que ce type de cause d’intelligibilité ne se trouve pas dans le sensible, caractérisé par le devenir et le changement permanent. La nature indique seulement de quoi les choses sont faites. Toutefois, décomposer une réalité, ce n’est pas la comprendre : dire que le char est formé d’un essieu et de roues en bois, ce n’est dire ni ce qu’est le char, ni ce qui fait qu’il est un char, ni même pourquoi il se meut. Tout au plus est-ce donner sa cause auxiliaire (sunaition), ce sans quoi le char ne peut exister. Pire encore, ce type de solution sape les fondements du discours. Si on dit qu’un individu en dépasse un autre de la hauteur d’une tête, c’est par cette tête que l’un est dit grand, l’autre petit : la même cause physique autorise ainsi des énoncés contradictoires. Pour résoudre cette difficulté, Platon énonce donc l’hypothèse des Idées, qui postule des causes séparées afin de rendre raison des sensibles :

Rien d’autre ne rend cette chose belle sinon le beau, qu’il y ait de sa part présence, ou communauté, ou encore qu’il survienne – peu importe par quelles voies et de quelle manière, car je ne suis pas encore en état d’en décider ; mais sur ce point point-là, oui : que c’est par le beau que toutes les belles choses deviennent belles. Il me semble que c’est la réponse la plus sûre que je puisse faire, à moi ou à un autre. Et, en m’en tenant à elle, j’estime que je ne risquerai plus jamais de faux pas ; et qu’il y a de la sécurité à répondre, à moi-même comme à n’importe qui d’autre, que c’est par le beau que les belles choses deviennent belles (Phédon, 100d-e, trad. M. Dixsaut).

Ce n’est ni la figure ni la couleur éclatante qui rendent la chose belle. Elle possède la beauté du fait de participer de l’Idée du beau. Platon ne pose ainsi aucune rupture entre sensible et intelligible. Il soumet la compréhension des phénomènes à ces causes réellement présentes en eux qui, grâce à la communauté qui les lie, les rendent vrais, parce qu’elles sont vraiment – au sens où elles satisfont aux critères d’universalité et de stabilité. Aussi l’hypothèse des Idées ne déréalise-t-elle pas le monde, elle le rend connaissable et dicible. Elle permet un discours non contradictoire, en opérant une conversion du regard qui lui confère l’unité et la stabilité lui faisant défaut. Et si Platon parle d’hypothèse, pas de théorie, c’est parce que ce statut empêche de traiter les Idées comme des objets que nous posséderions au même titre que les opinions. Tant que les Idées restent hypothétiques, nous demeurons en quête de les atteindre, du fait qu’elles sont nécessaires à la connaissance. Platon conçoit donc le savoir véritable comme un rapport de désir à l’égard des Idées, qui ne les altère pas du fait de les connaître.

Pour autant que les témoignages permettent d’en juger, dès lors que tous passent par le crible d’Aristote, les Académiciens délaissent cette approche épistémologique au profit d’une enquête cosmologique. Plus soucieux d’expliquer l’effectivité du lien de participation, c’est-à-dire la relation constitutive des sensibles et l’organisation réelle du monde, ils voient dans les entités mathématiques les vrais principes d’intelligibilité. Aux Idées, Speusippe préfère une théorie des nombres : les êtres mathématiques sont les paradigmes idéaux des sensibles au sens où, grâce à eux, nous dénombrons les objets qui nous entourent et constatons qu’ils existent (Isnardi-Parente, 2005, p. 165). Quant à Xénocrate, il attribue aux Idées une nature semblable aux nombres. L’Un et le Multiple deviennent les causes premières de toute chose, qu’il s’agisse de grandeurs intelligibles, d’Idées ou d’objets sensibles : l’unité impose une limite à la multiplicité indéterminée, donnant naissance à tout ce qui nous entoure.

Renouant avec Platon, en particulier avec le Timée, le médioplatonisme se pose une double question : d’où les Idées surgissent-elles et quelle nature leur accorder ? Quoique la réponse ne soit pas univoque, elle tient en général au schéma suivant. Le dernier principe, la Matière, est ce fond homogène et indifférencié à partir duquel les corps sont façonnés. Le deuxième principe, les Idées, sert de modèle pour l’organiser. Le premier principe, le dieu, agit comme un artisan : il ordonne le monde en introduisant dans la Matière l’image des intelligibles. Le schéma repose ainsi sur une hiérarchie au sein de laquelle les Idées dépendent du dieu. Elles résultent directement de son activité de pensée (bien que les auteurs varient sur le sens à donner à cette dernière). Alcinoos en donne cinq définitions, selon le point de vue adopté :

Considérée par rapport à dieu, l’Idée est son intellection (noèsis) ; considérée par rapport à nous, c’est le premier intelligible (noèton prôton) ; considérée par rapport à la matière, c’est une mesure (metron) ; considérée par rapport au monde sensible, c’est un modèle (paradeigma) ; considérée par rapport à elle-même, c’est une substance (ousia) (Enseignement des doctrines de Platon, 163, 14-17, trad. P. Louis, légèrement modifiée).

Si les Idées sont des intelligibles, elles proviennent en quelque façon d’un intellect principiel : le dieu. La première définition fait état de cette activité divine, au sens où c’est le dieu qui, se pensant lui-même, fait exister l’intelligible. Seul cet acte parfait confère aux Idées l’être éternel, immuable, tout en excluant l’existence d’Idées pour des objets imparfaits (la boue, le fétu) ou non éternels (les objets techniques). Atticus explique quant à lui que l’Intellect démiurgique conçoit le modèle (intelligible) avant de l’inscrire dans la matière (fr. 9, 35-53). On le voit, quel que soit le détail du schéma, les Idées dépendent du dieu : leur existence ne se présente plus comme la pierre angulaire d’une théorie de la connaissance envisagée du point de vue humain, mais comme un principe d’organisation cosmologique. Sont renforcées la séparation et la transcendance des Idées, qui dépendent désormais d’un regard extérieur, divin, et forment un noètos cosmos, un monde intelligible indépendant du sensible qui en est seulement l’image (Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, 156, 11-12).

Considérant les Idées à la fois comme objets et sujets de la connaissance, Plotin rompt avec la doctrine médioplatonicienne. Il insiste sur l’unité de nature qui lie l’intellect à l’intelligible : toute Idée se pense déjà elle-même au sens où, souvenir d’Aristote, l’acte de la pensée est nécessairement identique à l’acte de ce qu’elle pense (Ennéades, V 9 [5] 6). Mais Plotin va plus loin : chaque Idée contient en même temps toutes les autres, est elle-même et toutes les autres, se connaît elle-même et toutes les autres. Il rend ainsi compte du lien qui, dans le cadre de la dialectique platonicienne, caractérise la définition de l’Idée comme un faisceau de relations. Pour Platon, penser l’Idée c’est parcourir les rapports qu’elle entretient avec les Idées parentes. Définir le pêcheur à la ligne, c’est le situer par rapport aux différents artisans avec lesquels il entretient un lien. Pour Plotin, ce processus suppose d’admettre la réalité du lien, une seule vie de l’intelligible, son interpénétration totale. Ce dernier ne signifie pas pour autant sa confusion, au sens où chaque Idée conserve son identité. En ce sens, l’hypostase intelligible – l’Être ou les Idées – correspond au premier surgissement de la multiplicité hors de l’unité totale, dans la mesure où elle est une unité multiple, un tout dont les éléments ne sont pas totalement séparés les uns des autres.

Cette théorie est grosse de la question suivante : comment passer de l’unité des intelligibles à la multiplicité séparée des sensibles ? Comment expliquer la présence des Idées dans la matière sans du même coup rompre leur unité ni ruiner leur transcendance ? Pour répondre, Proclus introduit une hiérarchie complexe au sein des Idées, qui se déclinent en intelligibles, intelligibles et intellectifs, intellectifs, Idées encosmiques, etc. (voir Steel, 1987). Toutes les Idées procèdent des premières, qui sont les seules véritables et qui, à proprement parler, sont imparticipables, de manière à conserver leur transcendance et leur unité. Participation, séparation et multiplication commencent au degré suivant. De cette façon, chaque Idée peut être toutes les autres, selon le mode qui convient à son être (c’est-à-dire selon son niveau dans la hiérarchie) : la multiplicité arrive progressivement dans le monde, sans affecter l’uni-multiplicité des premiers intelligibles.

En conclusion, comme le souligne Atticus, l’existence des Idées constitue la caractéristique essentielle et nécessaire du platonisme, ce sans quoi il ne subsiste rien de platonicien (fr. 9, 31-32). Toutefois, de la question de la possibilité du discours vrai sur le sensible, on passe à une réflexion sur la participation, dans un contexte où il faut battre en brèche le scepticisme. À partir de Platon, la conception des Idées évolue dans le sens d’une ontologisation, dans la mesure où il faut expliquer comment elles peuvent réellement être les modèles constitutifs des sensibles. À la suite des critiques d’Aristote, il fallait leur attribuer une réalité qui réponde à leur rôle causal et leur permette de produire ces images que sont les sensibles.

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 L’assimilation à dieu

Dans son projet inachevé d’écrire une constitution en tous points parfaite (les Lois), Platon réagit à la fameuse thèse de Protagoras d’après laquelle « l’homme est la mesure de toutes choses » (B 1 DK). Dans ce cadre éthico-politique, il invite l’homme à dépasser sa tendance naturelle à se prendre comme seule référence pour instituer ses normes, car se passer de modèle extérieur, c’est se condamner à la dissolution des valeurs. Il soutient donc que c’est « le dieu qui est la mesure de toutes choses » (Lois, 716c), faisant de lui à la fois l’être le plus mesuré et la mesure à laquelle l’homme doit se conformer, la norme de comportement et le principe de détermination de l’action droite. Invoquer le dieu, c’est imposer un cadre de référence, rétablir un fondement stable et commun pour évaluer l’action, parce qu’il sert de troisième terme pour atteindre, dans les relations humaines, l’accord entre les individus. Au lieu de soumettre l’autre à sa propre norme de comportement, on se reporte ensemble à la règle à adopter parce qu’elle est la bonne. Aussi Platon recommande-t-il à ses colons de se rendre semblables à dieu, autant que possible – tout comme, dans le Théétète, il attribue au philosophe de pratiquer l’excellence et de tendre à s’assimiler au divin.

Mais il n’est pas possible, Théodore, ni que les maux soient supprimés, car il est inévitable qu’il y ait toujours quelque chose qui fasse obstacle au bien, ni qu’ils aient leur place parmi les dieux : à la nature mortelle et à ce lieu-ci est circonscrit, par nécessité, leur vagabondage. C’est pourquoi aussi il faut essayer de fuir d’ici là-bas le plus vite possible. Et la fuite, c’est de se rendre semblable à un dieu (homoiôsis theô) selon ce qu’on peut ; se rendre semblable à un dieu, c’est devenir juste et pieux, avec le concours de l’intelligence (Théétète, 176a-b).

En vertu du principe traditionnel de l’affinité entre semblables, s’assimiler à dieu, qui désigne la perfection de la justice et de la sagesse, suivre une conduite analogue à lui, c’est vivre la vie la plus droite en adoptant des règles de comportement qui se modèlent sur le divin. Le but est double. Du point de vue pratique, c’est chercher une convergence entre les individus qui ne soit pas seulement un moyen terme mais bien une finalité commune. Du point de vue épistémologique, c’est connaître ce que sont le juste et le pieux, tels que dieu les connaît, lui qui est la justice et la piété mêmes. « L’assimilation, c’est devenir juste et pieux avec intelligence (176b) », s’élever à une connaissance de l’excellence analogue à ce qu’en serait une connaissance divine. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de fonder l’action et la connaissance sur un modèle qui transcende l’individu.

Cet appel à s’assimiler à dieu devient le leitmotiv de toute la tradition platonicienne – au-delà même de l’Antiquité, puisqu’il reste d’actualité chez Marsile Ficin. Toutefois, la figure du divin évolue radicalement avec le temps, en parallèle avec le moyen et la raison de s’y assimiler. Pour les médioplatoniciens, l’assimilation à dieu devient la condition du bonheur véritable. De quelle façon dans ce cas l’homme devient-il semblable à dieu ? En se livrant à une activité analogue à ce dernier. Or le dieu n’est plus le divin anonyme, ce modèle parfait, immuable et transcendant auquel Platon renvoie l’homme dans le Théétète et les Lois. Au sein du schéma artificialiste inspiré par le Timée, le dieu est avant tout l’artisan du monde : il est ce premier principe qui ordonne le tout et inscrit dans la matière les images des modèles intelligibles issus de sa propre pensée. Comment cependant l’homme pourrait-il reproduire cette activité organisatrice et démiurgique ? Dans ce cadre cosmologique, le simple fait de se rapporter au monde est déjà l’occasion de se confronter à la présence du divin. Contempler l’ordre du monde, c’est voir la rationalité divine qui y est à l’œuvre, à travers les traces que sont les images sensibles des intelligibles. Mais la tâche n’est pas facile, car il ne suffit pas d’observer le monde pour s’y assimiler. En posant le regard sur ce qui l’entoure, l’âme ne contemple pas directement le démiurge, car celui-ci est un principe absolument transcendant à sa création (contrairement à l’immanence du divin que soutiennent les Stoïciens). Pour être semblable à dieu, il faut se placer dans une situation d’intellection analogue à la sienne, lui qui fait exister les intelligibles tout en les (ou en se) pensant. S’assimiler à dieu, c’est contempler l’essence intelligible et participer aux Idées (Atticus, fr. 9), remonter aux modèles des sensibles. Ou, comme l’écrit Alcinoos, l’assimilation à dieu passe par la contemplation, qui est « l’activité de l’intellect qui intellige les intelligibles » (Enseignement des doctrines de Platon, 153, 3-4).

Contempler les intelligibles, c’est donc se rendre semblable à dieu qui lui-même les pense – la seule différence étant que l’activité humaine de pensée n’a pour conséquence ni de faire exister les Idées ni d’ordonner le monde. À cet égard, la contemplation ne se réduit pas à un aspect théorique. Le modèle démiurgique a pour effet d’imposer des conditions pratiques, au sens où l’homme ne devient jamais parfaitement semblable à dieu s’il ne possède pas la nature adéquate, les bonnes mœurs, l’éducation, la façon de vivre conforme à la loi, ni s’il ne fait usage de la raison, de l’étude ou de la tradition (Enseignement des doctrines de Platon, 182, 3-14). Il ne s’agit pas d’acquérir les mêmes vertus que le dieu ni même d’atteindre la même connaissance que lui, mais de comprendre qu’il est la cause de tous les biens et de toutes les beautés. Par conséquent, contempler la rationalité à l’œuvre dans le monde et s’orienter vers la contemplation des intelligibles, c’est déjà emprunter le chemin de la vertu : pour s’assimiler à dieu, penser les objets tels qu’il les pense, il faut au préalable acquérir un ordre similaire à celui qu’il impose au monde par son activité démiurgique.

Reprenant la même devise, les néoplatoniciens compliquent la voie d’accès à dieu. La figure du premier principe change et, avec elle, le mode d’assimilation. Dans le traité qu’il consacre aux vertus et dont le point de départ est donné par le passage du Théétète, Plotin soulève le paradoxe suivant : comment est-il possible de devenir semblable à dieu au moyen de vertus que lui-même ne possède pas, puisqu’il les transcende par nature (I, 2 [19], 1) ? Pour Plotin, qui se démarque clairement de la thèse médioplatonicienne, le premier dieu ne partage rien de commun avec ce que nous sommes ni avec notre mode d’action. Il n’est plus cet intellect démiurgique qui organise le monde de façon suprêmement bonne, juste et sage. Il est une entité parfaitement immuable et auto-contemplative. Dès lors, pratiquer la vertu ne consiste pas à se rendre semblable à dieu en imitant son activité, mais bien à ordonner l’âme tout en lui imposant des limites, puis à la purifier du rapport au corps, des passions, bref de tout ce qui n’est pas elle, afin de la rapprocher de la nature de l’Idée (à laquelle elle est liée), enfin à s’unir au Bien lui-même, le principe supérieur, divin et parfait vers lequel l’âme doit tendre. Pratiquer la vertu implique donc toujours une imitation, mais il s’agit désormais d’imiter un modèle qui diffère de ce qui l’imite et n’appartient qu’à lui-même (alors que la vertu est toujours la vertu de quelqu’un).

Poursuivant dans cette voie, les successeurs de Plotin multiplient les degrés de vertu dans le but d’expliciter la progression qui rend semblable à dieu. Dans la Sentence 32, synthèse du traité plotinien Sur les vertus, Porphyre distingue ainsi quatre niveaux de la vertu (civique, cathartique, intellectif et paradigmatique) que l’âme parcourt successivement pour s’élever au niveau divin. À chaque échelon, il s’agit toujours des mêmes vertus, mais réalisées selon un point de vue différent, de plus en plus proche de l’Idée même de la vertu (Cohen 2014, ainsi que les notes de L. Brisson et J.-M. Flamant à la Sentence 32, 2005, p. 628-642) : au niveau civique le courage désigne l’absence de crainte face à la séparation d’avec le corps, au niveau cathartique la suppression des affections extérieures, au niveau intellectif l’impassibilité, au niveau paradigmatique le fait de rester pur en soi-même. Jamblique et ses héritiers ajoutent encore des degrés, de façon à circonscrire l’ensemble des plans de l’activité humaine et surhumaine : vertus naturelles et éthiques au bas de l’échelle, vertus hiératiques (ou théurgiques) à son sommet (voir Saffrey et A.-Ph. Segonds, p. lxix-xcvii). On assiste à une systématisation et à une élévation croissantes, dont l’objectif est de s’assimiler à une divinité absolument transcendante et radicalement différente de nous. Aussi le degré suprême de la vertu (l’assimilation parfaite à dieu) ne consiste-t-il plus seulement à contempler les intelligibles et à agir par imitation du dieu, mais bien à devenir semblable au père des dieux, à agir comme seul est capable de le faire le dieu le plus divin.

De Platon aux néoplatoniciens tardifs, l’appel à se rendre semblable à dieu va dans le sens d’une déshumanisation progressive. Le divin devient une entité de plus en plus éloignée de la nature de l’homme, qui ne doit plus seulement trouver en dieu le modèle pour calibrer son comportement, mais se débarrasser de tout ce qui le caractérise en tant qu’être humain pour retrouver son origine divine. En réalité, cette évolution accompagne celle de la conception de l’âme humaine.

 L’immortalité de l’âme

Face à de telles évolutions, les platoniciens se sont eux-mêmes demandé ce qui faisait l’unité de leur école. Atticus formule le jugement suivant :

Au sujet de l’âme, que dirions-nous ? Il est évident non seulement pour les philosophes mais déjà peut-être pour tous les profanes que Platon laisse l’âme immortelle ; il tient là-dessus bien des propos, où il démontre avec une variété multiforme que l’âme est immortelle. Il s’est même élevé parmi ses disciples une grande émulation pour défendre ce dogme et Platon lui-même ; car c’est là presque l’unique lien de toute l’école du grand homme (Atticus, fr. 7, 3-11, trad. É. des Places).

Dans l’esprit d’Atticus, affirmer le caractère central de l’immortalité de l’âme, c’est identifier le propre de la doctrine platonicienne et la démarquer de sa dissidence aristotélicienne. Dans le traité De l’âme, Aristote définit en effet celle-ci comme « l’effectivité première d’un corps naturel organisé » (II, 1, 412b5-6), signifiant par là que l’âme est uniquement le principe d’animation du corps, ce qui maintient ensemble les parties, permet son activité et lui fournit l’ensemble des déterminations qui le caractérisent spécifiquement. De ce point de vue, l’âme n’existe pas indépendamment du corps auquel elle confère la vie. En revanche, pour Platon et les platoniciens, l’âme est immortelle pour des raisons de trois ordres (qui correspondent aux parties de la philosophie) : éthiques, au sens où réaliser la vertu résulte seulement de la divinité de l’âme ; physiques, au sens où l’âme reçoit la charge de ce qui en est dépourvu et lui procure l’organisation adéquate ; logiques (ou épistémologiques), au sens où l’immortalité de l’âme paraît nécessaire à la connaissance (Atticus, fr. 7, 11-28).

Platon traite la question dans plusieurs contextes. Il donne dans le Phèdre la démonstration physique de l’immortalité, fondée sur une définition de l’âme comme principe de mouvement (Phèdre, 245c-246a ; ou mouvement qui se meut lui-même, Lois, X, 896a). Premièrement, ce qui est mû par autre chose cesse de vivre (d’être mû) quand l’autre cesse de le mouvoir. Aussi seul l’être qui se meut lui-même ne cesse-t-il jamais d’être mû, puisqu’il est toujours à lui-même cause de son propre mouvement. Lui seul peut donc être immortel et l’immortalité est la conséquence de l’automotricité. Deuxièmement, un tel être est aussi source et principe de mouvement pour tout ce qui se meut. Or, par définition, aucun principe ne vient à l’être, car il dépendrait d’un autre principe – ce qui entraînerait une régression à l’infini de la chaîne causale. Le principe doit donc être une cause première. Il ne peut pas non plus disparaître car, le cas échéant, rien ne naîtrait plus de lui. S’il y a mouvement et vie – et il y en a –, leur principe doit être incorruptible. En conclusion, ce qui est cause du mouvement physique est inengendré et incorruptible, c’est-à-dire immortel. En tant que principe de mouvement, l’âme anime ce dans quoi elle entre : elle est un moteur qui possède le mouvement réfléchi en lui-même et sur lui-même, sans autre principe que lui-même. C’est la tâche du démiurge de lui attribuer un corps qui corresponde à sa puissance d’animer.

Dans le Phédon, Platon donne une raison épistémologique à l’immortalité de l’âme : elle doit avoir acquis, avant l’incorporation, la connaissance des intelligibles utiles pour reconnaître les sensibles (75b-76a). Prenons deux bouts de bois. Sur quelle base les dirons-nous égaux, s’ils sont toujours en défaut par rapport à l’égal en soi et si la sensation ne nous donne jamais à voir l’égalité comme telle ? En réalité, ils nous rappellent l’égalité. La (re-)connaissance de l’égalité résulte d’une réminiscence (anamnèsis) de la notion que nous aurions en nous. C’est une affection dont le point de départ est donné par le sensible quand nous vivons le manque de réalité propre à la sensation présente. Or quand avons-nous acquis cette notion ? Elle ne provient pas en effet de l’expérience quotidienne, puisque nous ne voyons jamais l’égal lui-même. Il faut donc supposer que sa connaissance est antérieure à notre existence actuelle.

Mais supposons que, ayant acquis ces savoirs avant de naître, nous les ayons perdus en naissant ; par la suite, lorsque nous usons de nos sens pour percevoir des choses qui en relèvent, nous prenons à nouveau possession des savoirs que nous avions antérieurement, à un certain moment ; dès lors, ce que nous nommons « apprendre », ne serait-ce pas reprendre possession d’une science qui nous est propre ? Et quand nous disons que c’est là une sorte de ressouvenir, n’employons-nous pas le mot correct (Phédon, 75e, trad. M. Dixsaut) ?

Savoir, rencontrer les Idées, c’est se remémorer la connaissance acquise avant la naissance : avant que notre âme n’entre dans le corps, elle a eu le spectacle des Idées et en a gardé le souvenir. Toutefois, ce souvenir est latent car la naissance entraîne l’oubli. Le savoir doit être réactivé au fil de l’existence, au gré d’un effort de souvenir, afin de retrouver en nous ce que nous savons déjà. Aussi l’âme doit-elle être immortelle pour rendre la connaissance possible. Reste que l’hypothèse se comprend sur un mode épistémologique, et non chronologique  : la connaissance des intelligibles précède logiquement celle des sensibles et la rend possible.

Quant à la raison éthique de l’immortalité de l’âme, elle résulte une nouvelle fois du principe de l’assimilation à dieu. L’âme est la part divine de l’homme, ce grâce à quoi celui-ci se rend semblable à dieu. Sans cette affinité de nature avec le modèle, c’est-à-dire sans l’immortalité de l’âme analogue à celle du dieu, l’homme n’atteindrait jamais la connaissance réelle de la vertu et ne pourrait pas adopter un comportement vraiment divin. L’immortalité de l’âme est également nécessaire pour penser sa responsabilité. Dans le mythe d’Er le Pamphylien qui clôture la République (X, 608c-621d), Platon explique la vie actuelle par un choix de l’âme en faveur d’un certain naturel : au moment de gagner le corps, l’âme aurait la responsabilité de choisir le caractère dans lequel elle s’incarne et se déciderait en fonction de son existence antérieure. En ce sens, toute la vie dépendrait d’un choix fondamental, principiel et antérieur à l’existence corporelle (Delcomminette, 2014, p. 51-53). Puisqu’il s’agit là d’un mythe, il faut bien sûr comprendre que ce choix initial accompagne chaque prise de décision, l’antériorité et l’immortalité de l’âme figurant le fait que l’homme est en permanence engagé totalement par (et dans) ses choix.

Comme le note Atticus, les platoniciens s’accordent sur cette thèse de l’immortalité de l’âme, parce qu’il est clair que toutes les doctrines de Platon dépendent de celle-là : le choix moral, l’organisation, la réminiscence. Refuser l’immortalité et la divinité de l’âme, cela revient donc à renverser toute la philosophie de Platon. Aussi tous les platoniciens en reprennent-ils les démonstrations, leur trouvant parfois des variantes ou ajoutant des arguments. Ils diffèrent cependant sur le statut et l’origine qu’ils accordent à l’âme.

Lecteurs du Timée, les médioplatoniciens portent tout d’abord l’accent sur l’âme du monde. Soucieux de fabriquer le meilleur monde possible, le démiurge l’associe à une âme, obéissant au postulat suivant : ce qui a une âme est meilleur que ce qui en est privé, tout comme ce qui a un intellect est meilleur que ce qui en est dépourvu. À quoi tient en effet l’organisation qui structure le monde ? À l’orientation vers l’intellect que le démiurge lui donne via son âme (en particulier sa partie intellective). À proprement parler, le démiurge ne crée pas l’âme du monde (déjà présente). Il convertit son regard vers les intelligibles afin qu’elle reproduise en permanence la ressemblance avec le modèle. L’âme du monde est donc le principe d’ordre et de divinité que le démiurge inscrit dans le monde, ce qui le maintient uni, cohérent, et qui empêche de le voir se disloquer. Autrement dit, si le monde se maintient, et s’il le fait avec ordre, c’est qu’il est animé par un principe intelligent contemporain de sa propre éternité. En effet, comme le monde est lui-même toujours en ordre, son âme s’avère aussi immortelle, tenant directement sa rationalité du dieu artisan.

Les médioplatoniciens s’intéressent ensuite aux âmes individuelles. S’accordant toujours avec le Timée, ils affirment que le démiurge confie aux dieux subalternes le soin de produire les êtres vivants. Parmi ceux-ci, les hommes ont la plus grande parenté avec le divin, parce que leur âme est ce par quoi ils participent à l’éternité des intelligibles et qui les distingue de la simple nature corporelle commune à tous les animaux. Postuler l’immortalité de l’âme est en effet nécessaire à la connaissance : l’origine divine de l’âme la rend immortelle et permet son contact avec des réalités elles-mêmes éternelles. En revanche, son lien avec le corps est éphémère, du fait qu’il ne provient pas du premier dieu (comme c’est le cas pour le monde) mais de ses subordonnés. De cette manière, on comprend que, bien qu’il soit aussi composé d’une âme immortelle et d’un corps en devenir, l’homme n’a pas la même éternité que le monde, parce qu’il participe davantage à la nature corporelle. À cet égard, Alcinoos insiste sur l’opposition entre l’âme et le corps. L’âme est incorporelle, immuable du point de vue de sa subsistance, intelligible, invisible, uniforme, incomposée, indissoluble et indivisible. Le corps en revanche est sensible, visible, multiforme, composé et divisible. Aussi, lorsque l’âme reste liée au corps, est-elle troublée et saisie de vertige. Au contraire, quand elle se lie aux intelligibles et se concentre en elle-même, elle redevient calme et tranquille. Le trouble qui correspond aux affects et à la sensation, leur incertitude et leur instabilité, résulte donc de la dissemblance entre l’âme et le corps, alors que la tranquillité dans laquelle nous plonge la connaissance provient plutôt de la ressemblance entre l’âme et l’intelligible (Enseignement des doctrines de Platon, 177, 22-32).

Plotin modifie considérablement la doctrine de l’âme. Refusant le modèle artificialiste, il lui préfère une explication en termes de procession. L’âme n’est plus le résultat d’une mise en forme par le démiurge. Elle est désormais une émanation du premier principe, un troisième niveau venant après l’Un et l’Être. Aussi son immortalité découle-t-elle de son statut de principe : elle conserve une part de l’éternité de l’hypostase qui la précède immédiatement, l’Être, bien qu’elle coexiste pour sa part avec le temps. L’âme est ainsi le dernier principe, celui qui se situe à la frontière entre l’intelligible et le sensible. Elle garde de l’intellect la présence en elle de toutes les Idées que, contrairement à l’Intellect, elle possède sur un mode dispersé. En tant qu’âme du monde, elle est ce qui préserve l’ordre intelligible dans le sensible, assurant la proximité entre ces deux niveaux. Toutefois, son pouvoir sur le monde diminue à mesure que l’on s’éloigne de ce qu’il y a de plus intelligible dans le sensible : les astres, dont la répétition à l’identique du mouvement cyclique rappelle l’éternité caractérisant l’intelligible. Quant aux âmes humaines, elles sont les reflets issus de l’âme hypostatique qui s’incarnent en un corps. Elles sont des parties de l’âme totale, dont elles diffèrent par la nature inférieure du corps qu’elles gouvernent. L’âme est donc à la fois multiple et une : une au sens où l’âme du monde est unique et commune à toutes les âmes individuelles, multiple au sens où elle est divisée entre les individus. Si elles forment une unité, les âmes ne sont cependant pas identiques et leur différence est donnée par le corps : elles se distinguent en fonction de ce qu’elles animent. Or, étant donné que le corps est pour l’âme la cause de ses affections, elle doit s’en détourner pour regagner l’intelligible. À la procession correspond un mouvement contraire de conversion vers le principe supérieur. En d’autres termes, l’âme ne se contente de descendre vers le corps. Elle peut remonter vers l’Intellect (et se rendre ainsi semblable à dieu). Mais comment expliquer ce retour de l’âme vers l’Intellect ? Plotin postule qu’une partie de l’âme reste non descendue, partiellement ancrée dans l’Intellect, afin de justifier la possibilité de ce retour vers la source intelligible :

Il s’ensuit aussi que notre âme est chose divine et qu’elle est d’une autre nature que les choses sensibles, tout comme l’âme en sa totalité. Or, l’âme est parfaite lorsqu’elle possède l’intellect ; mais l’intellect est de deux sortes : celui qui raisonne et celui qui permet de raisonner. Eh bien, cette faculté de l’âme qui raisonne n’a besoin d’aucun organe corporel pour raisonner, car elle garde son activité pure afin de pouvoir raisonner de manière pure, et on ne se tromperait pas en la posant dans le monde intelligible qui tient la première place, comme séparée du corps et non mélangée à lui (Plotin, Ennéades, V, 1 [10], 10, 10-18 ; trad. F. Fronterotta modifiée).

Les héritiers de Plotin, Jamblique le premier, refuseront l’idée d’une partie non descendue de l’âme, parce qu’elle rend floue la frontière entre l’âme et le niveau supérieur, en la situant de part et d’autre. Contrairement aux réalités supérieures, l’âme doit descendre tout entière et subir le changement, car elle doit pouvoir subsister indépendamment tant de l’Intellect que du sensible pour réellement choisir sa direction. Seule la séparation complète lui assure sa position d’intermédiaire véritable, habité par une tension constante en tant qu’il est à la fois divisé et indivisé, procession et conversion, mobile et changeant (Dillon, 2005, p. 351). Comment mieux rendre compte de l’instabilité qui caractérise l’existence humaine ?

De Platon au néoplatonisme, la nature double de l’homme, l’opposition entre un corps mortel et une âme immortelle, est envisagée à la fois comme une cause d’erreur et une source de connaissance, comme une origine des maux et une occasion pour les biens. Qu’elle soit vue comme un postulat méthodologique ou comme une évidence cosmologique, l’immortalité de l’âme permet tout autant de conférer son unité au platonisme que de justifier les théories qui le caractérisent. Toutefois, ce patrimoine commun est reçu de façon bien diverse et exploité à des fins bien distinctes.

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 La tradition du commentaire : une question d’autorité

Des variations aussi marquées s’expliquent notamment par un changement dans la pratique de la philosophie, qui passe progressivement d’une activité de recherche sur des problèmes fondamentaux à un travail minutieux de commentaire articulé autour des solutions avancées par Platon. Une telle évolution implique un changement dans le rapport à la vérité, qui reçoit la médiation d’une figure d’autorité. Platon va être perçu comme la source de la vérité la plus authentique ou, du moins, celui qui s’en est le plus approché et l’a exprimée avec le plus de clarté. Comprendre Platon, c’est dès lors remonter à la source et s’approcher de la vérité. Ce changement de perspective est bien exprimé par ces mots de Proclus :

Car il nous sera plus facile de saisir leur [sc. des prédécesseurs] pensée et de nous approcher toujours davantage d’une bonne compréhension des problèmes soulevés si nous arrivons à découvrir quelles étaient, en cette matière, les conceptions de Platon et si nous éclairons en quelque sorte nos recherches à l’aide d’une lumière qui en émane (Proclus, De l’existence du mal, tr. D. Isaac).

De Platon aux néoplatoniciens s’opère une conversion du regard. Quand Platon met en scène Socrate, figure magistrale du philosophe, ce n’est pas pour l’ériger en source de vérité dont il faudrait interpréter les paroles et les actes. Tout au plus en fait-il une apologie indirecte. De même, quand les premiers scolarques de l’Académie succèdent à Platon, ils ne se satisfont pas de reprendre son approche de l’intelligible. Ils poursuivent les pistes qu’il a initiées, sans hésiter cependant à les contester ou à en emprunter d’autres. Quand, à leur tour, les Académiciens postérieurs jettent les bases d’un platonisme sceptique, ils le font certes en référence au Socrate praticien de la réfutation, mais sans se présenter comme les exégètes des dialogues aporétiques. Les platoniciens des premiers siècles n’ont donc pas l’ambition de coller à la lettre de Platon. Ils ont certes conscience d’être ses successeurs à la tête d’une institution qu’il a initiée, mais leur héritage tient davantage à une perspective philosophique qu’à un contenu doctrinal qu’ils devraient déployer.

En revanche, avec les médioplatoniciens se met en place un autre rapport à l’autorité et à la vérité. Dans un contexte de querelle avec les écoles concurrentes (le stoïcisme, l’épicurisme, le scepticisme et l’aristotélisme), ces auteurs choisissent un texte qu’ils érigent en référence doctrinale, le Timée. Ce dialogue apparaît en effet comme un parfait condensé de platonisme qui répond à toutes les questions en débat : il explique la genèse et l’organisation du monde, il décrit le mécanisme de la connaissance grâce à des considérations physiologiques, enfin il jette les bases d’une éthique et d’une psychologie. Les médioplatoniciens vont donc s’atteler à l’interpréter. À cet égard, le Didaskalikos d’Alcinoos constitue une excellente illustration des pratiques exégétiques de l’époque. Véritable compendium à la disposition du platonicien en herbe, il rassemble les thèses du Timée et les organise suivant le modèle de la tripartition de la philosophie théorisée dans le stoïcisme : dialectique, physique et éthique. Il construit ainsi l’image d’un Platon systématique, en juxtaposant les citations puisées dans des contextes variés et en articulant des doctrines dispersées en un ensemble cohérent dont il s’agit de commenter la lettre et d’interpréter les concepts. Cette méthode produit des effets étranges à nos yeux, qui ne reconnaissent pas toujours Platon derrière les constructions issues des télescopages heureux entre différentes idées.

Plotin se met d’ailleurs en marge de cette pratique. D’une part, au Timée et à sa physique, il préfère prendre pour guides les dialogues métaphysiques, en particulier le Parménide (et le Sophiste). D’autre part, il se conçoit comme un philosophe plutôt que comme un philologue (un qualificatif qu’il utilise en référence à Longin), signifiant par là qu’il s’intéresse moins à la lettre du texte qu’il prend pour support qu’au fond de la doctrine inspiratrice de son élan. Autrement dit, il opère un double déplacement, qui aura les effets que nous avons vus, parce qu’il entend davantage comprendre la pensée de Platon qu’interpréter les dialogues dans leur littéralité ou construire un système : il ne suffit pas de commenter la vérité, il faut encore la penser. Si, à sa suite, les néoplatoniciens postérieurs retiennent son changement de perspective et de dialogue clef, ils renouent cependant avec la pratique du commentaire. Ils jouent ainsi sur deux registres d’interprétation – le noûs et la lexis, le sens et l’expression. Commenter un texte, c’est tout d’abord en comprendre les mots, en épingler les expressions et expliquer pourquoi Platon préfère un terme à l’autre. Ensuite, c’est en saisir la signification profonde, saisir l’idée que dissimulent les mots. De plus, avec le maître de Proclus, Syrianus, le platonisme se dote d’un nouveau mode exégétique, emprunté au péripatéticien Alexandre d’Aphrodise : le commentaire lemmatique. Il s’agit de commenter le texte section par section et d’en expliquer la lettre avant d’en dégager le sens réel. C’est ce modèle qu’adopteront les néoplatoniciens postérieurs (Proclus, Damascius, Simplicius, Ammonius, Jean Philipon, David, Élias, etc.) et qui se transmettra à toute la tradition philosophique.

Les néoplatoniciens tardifs usent aussi du commentaire à des fins de système. Si interpréter Platon, c’est se donner le moyen d’accéder à la vérité, encore faut-il reconnaître que tous les dialogues n’offrent pas le même accès et qu’il faut respecter un ordre. À partir de Jamblique se met ainsi en place un parcours type, au fil duquel les étudiants lisent successivement les dialogues selon un schéma destiné à les élever progressivement vers la vérité la plus élevée (Prolégomènes à la philosophie de Platon, p. LXVII-LXXIV). Le premier cycle d’étude est formé de dix dialogues, à chacun étant associé un type particulier de vertus que le commentaire a pour fonction de faire émerger chez le lecteur. La lecture et le commentaire participent donc du processus d’assimilation à dieu, au sens où il s’agit à chaque fois d’acquérir les différentes vertus et de s’élever toujours davantage vers la vérité. Celle-ci est d’ailleurs donnée dans sa forme la plus achevée par les dialogues du second cycle, constitué du Timée (pour la vérité physique) et du Parménide (pour la vérité théologique, c’est-à-dire métaphysique).

Dans ce cadre commentariste, il reste à expliquer comment de tels écarts doctrinaux ont pu se produire vis-à-vis de Platon, qu’il s’agit précisément de commenter. Ceux-ci sont dus à la nature et à la pratique même du commentaire. Si les platoniciens reprennent Platon, ils ne distinguent pas toujours les registres de discours et, par exemple, ne lisent pas les mythes comme nous le faisons. Quand dans le Timée Platon prête au démiurge un discours adressé aux dieux subalternes, les platoniciens insistent sur le fait qu’il s’agit des paroles du dieu qu’il faut donc comprendre dans leur portée théologique, là où nous tendons plutôt à chercher le sens derrière la métaphore. Quand, dans la République, Platon explique la causalité du Bien à l’égard des intelligibles par le biais d’une analogie avec le Soleil, qui est la cause des objets visibles en tant que visibles, Plotin comprend que le Bien est, à l’instar du Soleil, une cause produisant les êtres inférieurs sans sortir d’elle-même (comme la lumière). Enfin quand, dans le Parménide, Platon se livre à un exercice déductif à partir de l’hypothèse selon laquelle l’Un est, les néoplatoniciens envisagent la succession des déductions comme une description de la hiérarchie théologique, le premier niveau étant celui de l’Un, le dernier celui du néant. Des déplacements si spectaculaires ne se produisent certes pas en une fois : ils se construisent petit à petit, chaque commentateur poursuivant le travail de son prédécesseur. Du reste, ils peuvent en un sens être justifiés sur la base du texte de Platon, si du moins on s’en tient aux passages concernés (voir P. Hadot, 1998). C’est la particularité du platonisme antique d’avoir rassemblé ces éléments épars en une doctrine cohérente, qui se réclame encore de Platon.

En conclusion, dans le platonisme, la pratique de la philosophie passe avant tout par celle de la lecture. Si philosopher signifie apprendre à vivre et à s’assimiler à dieu, c’est l’exercice du commentaire qui en offre le meilleur accès, parce qu’il confronte le lecteur à la vérité perçue par Platon et permet de faire siennes les vertus qui y mènent. La principale conséquence en est évidemment une mise en système de la pensée de Platon, où des textes distincts sont désormais appelés à se répondre et à s’organiser. Cette perspective paraît certainement très éloignée de la nôtre, avec nos méthodes de lecture et nos critères scientifiques. Il n’en reste pas moins que nous demeurons largement des commentateurs pour qui la pratique de la philosophie passe avant tout par la lecture.

 L’harmonie des doctrines : Platon, mais aussi Aristote, etc.

Une dernière cause de l’évolution du platonisme antique est à chercher dans le débat nourri avec les écoles concurrentes, dont il assimile ou discute les doctrines. Si le scepticisme de la Nouvelle Académie s’opposait au dogmatisme stoïcien, le médioplatonisme qui le suit s’érige à son tour en un dogmatisme mâtiné de stoïcisme (l’éthique et la théorie de la providence), d’aristotélisme (la logique et la théorie de la connaissance) et de pythagorisme (l’usage des nombres et la notion de secret), selon les auteurs. Les variations surviennent dès lors selon la nature de l’alliage ainsi formé.

Au sein de cette constellation, Aristote apparaît comme la figure nodale autour de laquelle s’articulent les oppositions. Il sert en quelque sorte de critère pour distinguer les différentes tendances du platonisme. Parmi les platoniciens, certains apparaissent en effet comme des opposants acharnés à Aristote. Atticus, par exemple, se livre à un véritable travail de sape, pour ne pas dire à une campagne de dénigrement à l’égard d’Aristote, dans le but de contrer la tendance interne au platonisme à utiliser Aristote en propédeutique à l’étude de Platon. Il allègue ainsi que ce dernier n’a rien cherché d’autre qu’à se démarquer de Platon, au lieu de viser la vérité (voir fragments 3, 90-96 ; 4, 48-51 ; 5, 9-15 ; 6, 70-73 ; 9, 4-6 des Places), et lui reproche d’avoir contredit la transcendance des Idées ou refusé l’immortalité de l’âme. Un peu plus tard, Plotin se livre à la critique minutieuse des catégories d’Aristote, du moins telle que les interprète Alexandre d’Aphrodise, auteur du commentaire sur la base duquel il lit les Catégories. Plotin conteste leur statut ontologique. Si, comme il l’affirme, Aristote conçoit les catégories comme des genres de l’être, ils les situent cependant dans le sensible et, dès lors, ne peut leur conférer qu’une unité factice, parce qu’il est sans cesse contraint d’adapter ses genres aux aspects du monde. Une véritable théorie des genres de l’être doit plutôt partir de l’intelligible pour penser le sensible, au lieu de l’inverse. Toutefois, en dépit des objections, il faut noter que les emprunts de Plotin à Aristote sont nombreux (ne citons que l’exemple de sa théorie de l’intellect).

D’autres platoniciens, en revanche, se montrent plus conciliants – une tendance initiée par Antiochos d’Ascalon (133-68), qui s’emploie à élaborer un platonisme cohérent en se servant d’Aristote, des Académiciens et des Stoïciens, dans l’idée que tous ont puisé à la source de Platon pour le prolonger. Pour sa part, Alcinoos emprunte à Aristote sa théorie de la matière (hylè) comme puissance pour décrire le réceptacle du Timée  : il est un « corps en puissance, comme on dit que l’airain est une statue en puissance, parce qu’il est une statue dès qu’il a reçu la forme » (Enseignement des doctrines de Platon, 163, 8-10). À l’appui de l’explication, il ne cite pas moins de deux expressions typiquement aristotéliciennes (cf. De la génération et de la corruption, II, 1, 329a33, et Physique, III, 1, 201a29-30). Mais le véritable artisan de l’intégration systématique d’Aristote au platonisme est Porphyre (234-305), le disciple de Plotin. Celui-ci accorde en effet à Aristote une place fondamentale, faisant des Catégories les prolégomènes à toute étude philosophique : pour devenir philosophe, il faut commencer par examiner la signification des premiers termes logiques. Il fait même précéder les Catégories d’une introduction, l’Isagogè, dans laquelle il définit de concepts logiques fondamentaux, tels que le genre, l’espèce, la différence, le propre et la définition (ce texte influencera toute la pensée médiévale, étant au cœur de la Querelle des Universaux). En articulant clairement les textes de Platon et d’Aristote, Porphyre réalise la première vraie tentative d’harmonisation, processus qui caractérisera toute la tradition philosophique postérieure.

Ses successeurs poursuivent le mouvement de concorde, en l’étendant de Platon et Aristote à toute la tradition grecque (Orphée, les Présocratiques, les Écoles hellénistiques, la poésie épique, les Oracles chaldaïques). Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’être éclectique ni de mêler des éléments disparates. Ce processus d’unification de la pensée résulte plutôt d’une aspiration métaphysique à retrouver l’unité primordiale en deçà de la multiplicité dont fait état l’histoire de la pensée. De même que tout le système résulte de la manifestation et de l’expression de l’Un, l’histoire philosophique est comprise dans les termes d’une convergence de toutes les doctrines. Cela ne signifie pas que tous les philosophes passés ont dit la même chose. Il faut au contraire les structurer, les unifier et les hiérarchiser de façon systématique. L’illustration la plus achevée de cette tendance est donnée par Simplicius, grâce auquel nous lisons aujourd’hui quantité de fragments présocratiques (Anaxagore, Empédocle, Mélissos, Parménide, etc.). Pour résoudre les conflits quand ils surviennent, la solution usuelle consiste à référer chaque affirmation au niveau de réalité qu’elle décrit (l’Un, l’Intellect, l’Âme ou le monde), sans se soucier des désaccords apparents issus de la forme de l’expression (lexis), mais en recherchant le sens (noûs) derrière les mots afin de lever les contradictions. Il faut en effet comprendre que l’Un contient par anticipation tous les contraires et est la source de toutes les contradictions possibles, tout comme il est à la source de leur unité, celle qu’il faut s’employer à restaurer.

Cette organisation de l’histoire de la pensée a des répercussions immédiates sur l’étude de la philosophie. Chaque domaine du savoir traité par les philosophes passés se voit attribuer une place dans le cursus. Après avoir été initié à la rhétorique, le néophyte débute avec l’Isagogè de Porphyre. Ensuite, il lit les traités d’Aristote, selon un ordre précis : logiques, éthiques et théorétiques. Une fois fini le parcours de ces Petits Mystères, l’étudiant a acquis un ensemble de connaissances relatives au monde dans lequel nous vivons, à la suite de quoi il s’attaque aux Grands Mystères, c’est-à-dire aux dialogues de Platon, répartis en deux cycles comme nous l’avons vu dans la section précédente. Au terme de ce parcours initiatique, il découvre les textes mystiques attribués à Orphée ainsi que les Oracles Chaldaïques, dont les propos sont dits être en parfaite harmonie avec ceux de Platon (Syrianus avait écrit un traité intitulé Accord d’Orphée, Pythagore et Platon avec les Oracles chaldaïques). Le terme de ce parcours est d’atteindre l’époptie, l’état de contemplation de la totalité du monde et du savoir.

Mais comment concilier ce projet avec Platon ? En réalité, Platon lui-même semble autoriser la composition. Ne se donne-t-il pas, dans le Sophiste, comme le fils spirituel de Parménide, dont il fait d’ailleurs le protagoniste de son dialogue jugé « théologique » par excellence, le Parménide  ? N’attribue-t-il pas au pythagoricien Timée de Locres, dans le dialogue éponyme, le récit mythique de la genèse du monde ? Ne propose-t-il pas des pistes dans la République pour expurger les épopées d’Homère afin de les intégrer à sa Cité parfaite ? Le pas à franchir pour conclure à la nécessité d’harmoniser la tradition grecque et de l’articuler à la doctrine de Platon pouvait paraître bien mince et la trahison bien légère au vu des « indices » laissés par l’autorité suprême elle-même.
À la fin de l’Antiquité, le platonisme n’est plus ce courant philosophique inspiré uniquement des dialogues de Platon. Après Porphyre, il s’est constitué en une doctrine totale qui vise à englober tous les champs du savoir pour en produire la synthèse, ayant assimilé l’ensemble de la tradition philosophique (l’aristotélisme, le stoïcisme, le pythagorisme) et l’ensemble de la tradition païenne (d’Homère aux Oracles chaldaïques, en passant par Orphée et les cultes à mystère). Ce projet répond à une métaphysique complexe et il se traduit dans les faits par un enseignement structuré dans les moindres détails. La philosophie finit par s’identifier avec le platonisme et, du moins à Athènes, platonisme rime avec paganisme (en parallèle, il existe à Alexandrie un platonisme qui s’accommode davantage de la doctrine chrétienne). C’est ce platonisme hétéroclite, foisonnant, qui resurgira à la Renaissance, dans les commentaires de Marsile Ficin ou les œuvres de Jean Pic de la Mirandole.

 Le platonisme est-il un humanisme ?

Hypothèse des Idées, immortalité de l’âme, assimilation à dieu : y a-t-il un sens à qualifier le platonisme d’humanisme ? À tout le moins faut-il examiner ses origines. À travers toutes ces solutions, l’ambition de Platon est de ménager une place à la liberté de la pensée. Postuler des Idées, c’est refuser d’enfermer la pensée dans l’ambition d’accumuler les savoirs, comme s’il s’agissait d’opinions que l’on peut posséder. Les Idées se pensent au sens où, à chaque fois, il faut parcourir à nouveau le chemin qui y mène, sans qu’il ne soit donné a priori. Le dialecticien est ainsi libre de tisser les liens entre les Idées pour saisir celle qu’il souhaite. De la même façon, faire l’hypothèse de l’immortalité de l’âme, c’est la débarrasser des contraintes qui pèsent sur elle du fait de s’incarner, d’être liée à un corps mortel et de vivre dans certaines conditions d’existence. C’est se donner les conditions pour poser que l’âme est responsable de ses choix et qu’elle est libre quand elle se fonde uniquement sur ce qui la caractérise en tant qu’âme. Enfin, encourager l’homme à se rendre semblable à dieu, c’est lui attribuer un objectif qui certes le dépasse, mais qui vise à le débarrasser de ce qui l’empêche de penser librement. En recherchant ce qu’est le dieu, l’homme se débarrasse de ses opinions sur la vertu, par nature inadéquates et imparfaites, parce qu’il vise ce qui caractérise la divinité, sans se plier aux croyances, plutôt qu’il ne se fond dans un moule forgé dans un cadre sociopolitique donné. Il peut alors penser librement ce que sont réellement la justice et la piété, pour ensuite adopter la meilleure conduite. Si Platon ne fonde pas un humanisme au sens strict, à tout le moins veut-il rendre à la pensée humaine son autonomie. Les platoniciens, en revanche, ne poursuivront sans doute pas tous dans cette voie.

MARC-ANTOINE GAVRAY


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 Bibliographie

Auteurs anciens
Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, édition de J. Whittaker, traduction de P. Louis, Paris, Les Belles Lettres, 1990.
Atticus, Fragments, édition et traduction par É. des Places, Paris, Les Belles Lettres, 1977.
Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, tr. fr. sous la direction de M.-O. Goulet-Cazé, Paris, Le Livre de Poche (La Pochothèque), 1999.
Marinus, Proclus, ou sur le bonheur, édition et traduction par H. D. Saffrey et A.-Ph. Segonds, avec la collaboration de C. Luna, Paris, Les Belles Lettres, 2001.
Platonis opera, édition par J. Burnet, 5 tomes, Oxford, Clarendon, 1900-1907.
Platon, Œuvres complètes, Paris, Les Belles Lettres (Collections des Universités de France), 1920-1964.
Platon, Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 2008.
Plotin, Ennéades, 7 vol., édition et traduction par É. Bréhier, Paris, Les Belles Lettres, 1924-1938
Plotin, Traités, 9 vol., traductions sous la direction de L. Brisson et de J.-F. Pradeau, Paris, GF Flammarion, 2002-2010.
Plotin, Traités, traduction par plusieurs auteurs, sous la direction de P. Hadot, Paris, Cerf (en cours).
Porphyre, La Vie de Plotin, 2. vol., traduction et études par L. Brisson et al., Paris, Vrin, 1982.
Porphyre, Isagoge, traduction par A. de Libera et A.-Ph. Segonds, Paris, Vrin, 1998.
Porphyre, Sentences, 2 tomes, sous la responsabilité de L. Brisson, Paris, Vrin, 2005.
Proclus, Théologie platonicienne, 6 vol., édition par L.-G. Westerink et traduction par H.-D. Saffrey, Paris, Les Belles Lettres, 1968-1997.
Proclus, Trois études sur la Providence. III. De l’existence du mal, édition et traduction par Daniel Isaac, Paris, Les Belles Lettres, 1982.
Prolégomènes à la philosophie de Platon, édition par L.G. Westerink et traduction par J. Trouillard, Paris, Les Belles Lettres, 1990.

Auteurs modernes

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Pour citer :
Marc-Antoine Gavary, « Platonisme et néoplatonisme antique », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Platonisme-et-neoplatonisme&var_mode=calcul