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Sciences étrangères et sciences islamiques

L’émergence en Islam médiéval des sciences profanes, c’est-à-dire non directement liées à l’étude du Coran, du hadith et de la charia, est le fruit des traductions gréco-arabes effectuées à Bagdad, la nouvelle capitale des Abbassides qui fut fondée en 144/762. Sous le haut patronage des califes mêmes ou d’influents personnages proches de la cour, des médecins, des philosophes et des hommes de science furent attirés à Bagdad. La plupart étaient des chrétiens monophysites et nestoriens, originaires d’Antioche, d’Édesse, de Qinnesrîn ou de Nisibe (en Syrie et en Mésopotamie), ainsi que de Gundishâpûr et de Merv en Iran. Jusqu’en pleine époque abbasside, ces villes abritaient des centres, souvent en un contexte monastique, où on enseignait encore la logique d’Aristote, la médecine de Galien et autres sciences antiques. Si les érudits continuaient à y lire le grec, la langue de communication au Moyen-Orient chrétien était devenue le syriaque, une langue sémitique proche de l’arabe. Probablement, il y avait en ces lieux des bibliothèques contenant des collections de manuscrits grecs.

Persuadés que le pouvoir ne s’acquiert pas uniquement par les armes, mais également par la maîtrise de la science, certains califes abbassides (dont al-Ma’mûn, qui régna de 198/813 à 218/833) prirent l’initiative d’inviter ces savants à Bagdad afin qu’ils traduisent du grec en arabe des textes choisis issus de l’héritage antique. De véritables bureaux de traduction furent ainsi créés. Une sélection rigoureuse du matériel fut faite, en fonction des intérêts et des besoins de l’époque. On négligeait complètement la poésie et le théâtre : il est d’ailleurs fort douteux que les ouvrages d’Homère, d’Euripide ou de Pindare fussent encore lus dans les écoles chrétiennes au début du Moyen-Âge. En revanche, on s’intéressait aux écrits relevant des sciences pratiques : l’alchimie, l’astrologie, l’astronomie, les mathématiques, la géométrie et la physique, la botanique, la zoologie et la médecine. Furent également traduits certains ouvrages de philosophie, en particulier le corpus aristotélicien.

La transposition d’un texte philosophique ou scientifique du grec en arabe soulevait des difficultés redoutables. La plupart des traducteurs firent appel à une traduction intermédiaire en syriaque. En outre, il fallait rendre en arabe les nombreux termes techniques, soit en ayant recours à une simple translittération (p. ex. hayûlâ, fantâsiyyâ ou antalâshiyyâ), soit en trouvant des mots arabes adéquats (p. ex. takhayyul pour fantâsiyyâ ou kamâl pour antalâshiyyâ). Plusieurs siècles furent nécessaires afin de surmonter toutes ces difficultés. Néanmoins, dès l’époque d’al-Ma’mûn, des textes scientifiques et philosophiques originaux furent écrits en langue arabe par les traducteurs eux-mêmes ou par leur entourage immédiat.

 Le cercle d’al-Kindî

Ainsi, un des lieux privilégiés où se situe l’émergence des sciences profanes en Islam fut le « cercle » d’al-Kindî, « le premier philosophe arabe » (m. vers 256/870). Une équipe de traducteurs chrétiens, opérant sous sa direction, avait constitué un corpus de textes qui suivait de près le curriculum des études philosophiques en vigueur dans les Écoles de l’Antiquité tardive, en particulier à Alexandrie. Ce corpus s’ouvre par l’Isagoge de Porphyre, une introduction générale aux concepts de base de la philosophie. Viennent ensuite les ouvrages logiques d’Aristote, l’Organon de la tradition latine médiévale, qui exposent progressivement les méthodes de la démonstration philosophique et scientifique. Puis, l’étudiant s’élève graduellement du monde sublunaire — De la génération et de la corruption (sur les quatre éléments), le Livre des Animaux (les écrits zoologiques d’Aristote étant transmis en arabe sous la forme d’un seul livre) et les Météorologiques ¬— vers le monde des sphères et corps célestes (Du ciel), les principes généraux régissant le monde sensible (la Physique), l’âme humaine et ses différentes facultés (De l’âme), avant d’atteindre les principes qui ne sont plus liés à la matière (la Métaphysique).

Toutefois, l’itinéraire se poursuit encore au-delà de la Métaphysique pour aboutir à la Théologie d’Aristote, un ouvrage sur Dieu et les premiers principes du monde intelligible qui est censé couronner la Métaphysique. Bien que la tradition arabe l’attribue à Aristote, le Livre de la Théologie (Kitâb al-Uthûlûjiyyâ) est en réalité une paraphrase assez libre de passages extraits des trois dernières Ennéades du philosophe néoplatonicien Plotin (m. 270), élaborée dans le cercle même d’al-Kindî. Il en va de même du Livre sur le Bien Pur (Kitâb fil-khayr al-mahd), lui aussi attribué à Aristote et supposé exposer sa théologie, alors qu’il s’agit en réalité d’une paraphrase des Éléments de Théologie de Proclus (m. 485). L’attribution à Aristote de ces deux ouvrages majeurs du néoplatonisme grec eut une conséquence décisive pour le développement de la philosophie en terre d’Islam, la falsafa. Fidèle à une tradition qui remonte à l’Antiquité tardive, la falsafa part du principe de l’harmonie entre Platon et Aristote : les deux grands philosophes grecs auraient professé la même doctrine.

Dès l’époque d’al-Kindî, la quasi-totalité des écrits d’Aristote et certains de leurs commentaires antiques étaient ainsi disponibles en arabe, auxquels s’ajoute un nombre de textes néoplatoniciens. En revanche, les dialogues de Platon semblent avoir été délaissés par les traducteurs : aucune version arabe intégrale d’un ouvrage de Platon ne nous est parvenue et il est plus que douteux qu’il y en ait jamais eu une. Les innombrables références mythologiques et les nombreuses allégories que recèlent les œuvres de Platon rendaient en effet difficiles leur assimilation en un milieu monothéiste, qu’il soit chrétien ou musulman. Les Arabes connaissaient certes Platon, mais par une voie indirecte, notamment par des résumés et des commentaires datant de l’Antiquité tardive. Ceux-ci ôtaient aux écrits de Platon leur forme littéraire en résumant de façon théorique les thèses qui y sont défendues, ce qui les rendait ainsi beaucoup plus accessibles à un lecteur de langue arabe.

Al-Kindî fut sans doute un des premiers savants musulmans à avoir utilisé et exploité systématiquement l’impressionnante masse des traductions gréco-arabes alors disponibles. Les sources bibliographiques lui attribuent non moins de 270 titres, qui embrassent pratiquement tous les domaines de la science médiévale, comme la métaphysique et la théologie, la noétique, la logique, la cosmologie, l’astronomie et l’astrologie, ou encore l’optique et la musique.

Al-Kindî fut également parmi les premiers à s’interroger sur l’objet de la philosophie, sa définition et ses différentes disciplines par rapport aux autres sciences. Il développe ce thème de la « division des sciences » (taqsîm al-‘ulûm) en suivant de près la tradition alexandrine de l’Antiquité tardive. Selon celle-ci, la philosophie se divise en deux branches, l’une théorétique et l’autre pratique. La philosophie théorétique englobe la métaphysique, les mathématiques (avec l’astronomie, l’astrologie et la musique) et la physique, dont relèvent également les autres sciences de la nature : médecine, zoologie, botanique, alchimie. Quant à la philosophie pratique, elle comprend l’éthique, l’économie et la politique, alors que la logique sert de science propédeutique à toutes les autres. Le but poursuivi par le philosophe est de « devenir semblable à Dieu dans les limites des possibilités humaines », par l’acquisition de ces sciences et en menant une vie vertueuse.

La « philosophie » (falsafa, mais al-Kindî la désigne souvent par le terme hikma, « sagesse ») embrasse ainsi le corpus entier des sciences héritées des Grecs. Traductions et écrits originaux relatifs à ces sciences se diffusèrent rapidement à travers tout le monde musulman, du Maghreb à l’Asie-Centrale. Dès le départ, les musulmans étaient bien conscients du fait qu’il s’agissait de « sciences profanes », sans rapport direct avec la tradition islamique, car élaborées bien avant l’Islam par des païens.

 De la classification des sciences

Ainsi, le Fihrist d’Ibn al-Nadîm (m. 380 ?/990 ?), un catalogue décrivant les ouvrages accessibles à ce célèbre libraire (warrâq) de Bagdad, distingue nettement les « sciences islamiques et arabes » des « sciences des Anciens » (‘ulûm al-awâ’il, ‘ulûm al-qudamâ’), appelées également les « sciences antiques » (al-‘ulûm al-qadîma). Son contemporain, le mathématicien al-Khwârizmî, oppose d’une façon encore plus explicite d’une part « les sciences étrangères (‘ulûm al-‘ajam), empruntées aux Grecs et aux autres nations », et d’autre part les « sciences de la Loi (‘ulûm al-sharî‘a) et les sciences arabes (al-‘ulûm al-‘arabiyya) qui s’y rapportent ». Cette distinction fondamentale continuera à déterminer l’organisation du savoir en Islam. Elle apparaît notamment dans la Muqaddima d’Ibn Khaldûn (m. 808/1406), qui distingue « les sciences philosophiques nouvelles (muhdatha) » des « sciences traditionnelles et conventionnelles » (al-‘ulûm al-naqliyya al-wad‘iyya).

Ces dernières, considérées comme « islamiques et arabes », se fondent sur le Coran et comprennent l’exégèse (tafsîr) du texte révélé, la grammaire et la lexicographie comme auxiliaires indispensables à l’exégèse, la science du hadîth et la jurisprudence (fiqh). En revanche, les « sciences étrangères » se réclament non du Coran, mais des « livres des Anciens » (kutub al-awâ’il), en particulier ceux d’Aristote.

Déjà al-Kindî avait tenté d’harmoniser ces deux champs du savoir. Mais ce fut surtout un de ses disciples iraniens, Abû l-Hasan al-‘Âmirî (m. 381/992), qui élabora un concept global de la science, embrassant à la fois les sciences philosophiques (al-‘ulûm al-hikmiyya) et les sciences religieuses (al-‘ulûm al-milliyya). Chaque branche se subdivise en trois disciplines, selon le mode de connaissance qui leur est propre. Les sciences philosophiques englobent : (1) l’art des métaphysiciens (sinâ‘at al-ilâhiyyîn), basé sur la raison ; (2) l’art des mathématiciens (sinâ‘at al-riyâdiyyîn), basé sur la raison et les sens ; (3) l’art des philosophes de la nature (sinâ‘at al-tabî‘îyyîn), basé sur les sens. Parallèlement, les sciences religieuses comprennent : (1) l’art des théologiens (sinâ‘at al-mutakallimîn), basé sur la raison ; (2) l’art des juristes (sinâ‘at al-fuqahâ’), basé sur la raison et les sens ; (3) l’art des traditionnistes (sinâ‘at al-muhaddithîn), basé sur les sens.

Cette démarche visant à intégrer les sciences islamiques dans le schéma aristotélicien de la division des sciences fut poussée plus loin encore par l’auteur chiite ismaélien Abû Ya‘qûb al-Sijistânî (m. vers 361/971). Selon lui, les sciences philosophiques se divisent en [a] sciences théorétiques et [b] sciences pratiques, chacune comprenant trois subdivisions : [a] se divise en (1) métaphysique, (2) mathématiques, (3) sciences de la nature ; [b] comprend (1) la politique, (2) l’économie et (3) l’éthique. La même division se retrouve au niveau des sciences religieuses : [a] les sciences religieuses théorétiques sont (1) l’exégèse (ta’wîl), la science de la théologie (‘ilm al-kalâm) et la science du droit (‘ilm al-fiqh) ; [b] les sciences religieuses pratiques englobent l’étude des préceptes de la charia relatives à (1) la gérance de l’État et des biens publics ; (2) la gérance de la famille ; (3) la gérance de la conduite personnelle. Al-Sijistânî s’applique alors à établir toute une série de correspondances et d’équivalences entre les deux domaines du savoir.

 Tension kalâm/falsafa

Toutefois, ces tentatives d’harmonisation et de mise en équilibre des sciences profanes et des sciences islamiques — une entreprise parfois désignée comme le « projet d’al-Kindî » — restèrent confinées à ses disciples immédiats et à des penseurs chiites de tendance ismaélienne. L’influence croissante de l’héritage philosophique grec, y compris sur l’élaboration de la théologie rationnelle (kalâm), ne manqua pas de susciter la méfiance et l’hostilité des milieux traditionalistes, qui y voyaient une source d’hérésies multiples. D’autre part, des philosophes comme al-Fârâbî (m. 339/950), Avicenne (Ibn Sînâ, m. 428/1037) et Averroès (Ibn Rushd, m. 595/1198) considéraient le kalâm comme une pseudoscience qui construit ses arguments à partir de prémisses dont la validité n’est pas établie. Les représentants du kalâm (les mutakallimûn) considéraient à leur tour les philosophes comme des musulmans d’orthodoxie douteuse, qui accordaient une autorité bien plus grande à Aristote qu’au Coran. Si al-Kindî et ses disciples avaient préconisé un mariage entre les sciences islamiques et les sciences étrangères, les deux domaines restèrent pendant plusieurs siècles nettement séparés l’un de l’autre, tout en entretenant des rapports concurrentiels et conflictuels. Ce n’est qu’au début du 12e siècle que la synthèse d’al-Ghazâlî (m. 505/1111) permettra un certain rapprochement.

Ainsi, chaque camp avait ses propres représentants, ses propres canaux de diffusion et ses propres institutions. Tout comme le mouvement de traduction dont elles sont le résultat, les sciences étrangères dépendaient largement de l’initiative privée, car elles étaient patronnées et financées par des personnalités opulentes et influentes : califes, vizirs, princes, commerçants ou simples amateurs éclairés. Il en résulte une grande précarité, tant sur le plan personnel qu’institutionnel. Contrairement à l’Occident latin où la plupart des philosophes étaient des ecclésiastiques et où les centres de recherche, avec leurs bibliothèques, étaient situés à l’intérieur des monastères, relayés plus tard par les universités, les falâsifa — avec l’exception notoire d’Averroès — n’occupaient aucune fonction religieuse. Ils subvenaient à leurs besoins en exerçant la médecine, en cherchant l’appui d’un mécène ou en se lançant dans la politique. Ils furent ainsi à la merci des caprices de leurs maîtres ou des circonstances politiques du moment. La vie d’Avicenne, par exemple, ne fut qu’une longue odyssée le conduisant d’un bout de l’Iran à l’autre, toujours à la recherche de nouveaux protecteurs après des disgrâces successives et des péripéties multiples. Elle offre ainsi un exemple saisissant de cette précarité. En outre, les philosophes n’écrivaient pas pour des religieux, mais pour des représentants de la société civile : des vizirs, des secrétaires d’État (kuttâb), des médecins ou des littérateurs. Ils s’entouraient d’un cercle de disciples, recrutés dans ces mêmes milieux, auxquels ils dictaient leurs ouvrages. En Islam sunnite, du 9e au 11e siècle, les sciences étrangères n’étaient pas intégrées dans le cursus de l’enseignement religieux dispensé dans les mosquées ou les écoles juridiques (les madrasas).

Cette précarité se retrouve donc au niveau institutionnel. De célèbres centres de recherche voués aux sciences profanes ont été fondés par des califes férus de savoir ou de prestige : la « Maison de la Sagesse » (Bayt al-Hikma), établie à Bagdad en 217/832 par al-Ma’mûn et la « Maison de la Science » (Dâr al-‘Ilm), fondée sur le modèle du Bayt al-Hikma en 395/1005 au Caire, par le calife fatimide al-Hâkim, en représentent les exemples les mieux connus. Ces institutions abritaient des bibliothèques spécialisées en philosophie et en sciences étrangères ; elles employaient un personnel qualifié chargé de guider et d’assister les lecteurs. Or, ces centres ouvraient et fermaient leurs portes au gré des aléas des circonstances politiques. Le Bayt al-Hikma ne survécut pas aux différentes crises qui ébranlèrent le pouvoir des Abbassides ; le Dâr al-‘Ilm fut d’abord pillé en 460/1068 par des mercenaires turcs qui n’avaient plus reçu leur solde depuis des mois — selon l’historien al-Maqrîzî, 18000 volumes traitant des sciences antiques furent alors détruits ¬— puis dilapidé en 567/1171 par Saladin, lorsque celui-ci mit fin à l’Empire fatimide. Considérés comme des institutions privées, ces centres ne jouissaient ni de la protection juridique, ni des avantages financiers liés aux biens de mainmorte (waqfs), contrairement aux mosquées et aux autres institutions religieuses.

  Assimilation des sciences étrangères par les sciences islamiques

Le fait que les sciences étrangères et les sciences islamiques étaient pratiquées par des personnes distinctes, diffusées par des canaux distincts et qu’elles s’adressaient à des publics distincts, ne signifie pas pour autant qu’un mur infranchissable les séparait. À mesure que les sciences étrangères se développaient et se propageaient, elles exerçaient une influence croissante sur les sciences religieuses. Surtout les disciplines propédeutiques, comme la logique, fournissaient des outils utiles, voire indispensables, à l’élaboration du droit musulman à partir des données du Coran et de la Tradition. De même, la logique pouvait être mise à profit dans l’apologétique et dans la formation d’une théologie spéculative (kalâm). Certains courants rationalistes au sein de la théologie musulmane (en particulier le mu‘tazilisme) s’approprièrent les méthodes de pensée et d’argumentation des philosophes, tandis que l’ash‘arisme, tout en étant plus « conservateur », trouva dans l’atomisme antique une alternative à la physique aristotélicienne.

Or, cette pénétration des sciences « étrangères » dans les disciplines religieuses fut perçue par les milieux traditionalistes comme une dangereuse invasion, mettant en péril l’essence même de l’Islam. D’où une réaction parfois véhémente contre les nouvelles doctrines, taxées d’innovation illicite (bid‘a) et donc hérétique, car n’ayant aucun fondement dans le Coran, si elles ne sont pas en opposition ouverte avec les données de la Révélation. D’innombrables auteurs musulmans, toutes tendances confondues, ont lancé des attaques acerbes contre ceux qui, à leurs yeux, accordent plus d’autorité à Empédocle, Platon, Aristote ou Galien qu’au Livre de Dieu. On forgea alors plusieurs hadiths dans lesquels le Prophète Muhammad prie Dieu de protéger les hommes contre une « science inutile ». Le récit de la destruction de la Bibliothèque d’Alexandrie par le calife ‘Umar, s’il s’agit à coup sûr d’une légende qui n’apparaît qu’au 13e siècle, témoigne d’un tel état d’esprit. À la question ce que les conquérants musulmans de l’Égypte devaient faire avec la plus prestigieuse bibliothèque de l’Antiquité, ‘Umar aurait répondu : « si les livres qu’elle contient s’accordent avec le Livre de Dieu, ils sont inutiles ; s’ils le contredisent, ils sont dangereux ; dans les deux cas, brûlez-les ».

On reprochait notamment aux sciences étrangères de véhiculer une vision du monde jugée incompatible avec l’Islam. La philosophie grecque païenne ignorait en effet l’existence d’un Dieu personnel qui, en toute liberté, a voulu créer le monde « à partir de rien ». À la fois tributaires de l’aristotélisme et du néoplatonisme, les falâsifa ont élaboré une conception philosophique de la divinité selon laquelle Dieu, conçu comme un Intellect qui se pense soi-même, cause par son acte d’auto-intellection l’émanation des différents niveaux ontologiques dont se constitue l’univers. La production du monde est dès lors un processus éternel qui se fait par nécessité : il appartient à l’essence de Dieu de se penser soi-même ; la pensée de soi-même cause nécessairement l’émanation de l’univers, comme l’eau qui se déverse par nécessité à partir d’une source.

Comme c’est le cas dans le néoplatonisme, le Dieu des philosophes musulmans n’intervient pas directement dans l’univers. Tout en étant la « première cause », il exerce sa fonction à l’aide de « causes secondes » : les différents Intellects cosmiques, ainsi que les sphères et corps célestes. Pour les théologiens musulmans, cela va à l’encontre de la toute-puissance divine, énoncée explicitement dans le Coran. Selon les falâsifa, l’action directe de Dieu se réduit à son acte d’auto-intellection. En se pensant soi-même, Il connaît les « formes », l’essence des innombrables espèces d’êtres qui procèdent de lui, de façon universelle, mais Il ne connaît pas les particuliers, les individus singuliers au sein d’une espèce. Cela signifie qu’Il connaît, par exemple, de façon universelle l’espèce « homme », mais qu’Il ignore les individus concrets comme ‘Umar ou Zayd. Si Dieu n’est pas en mesure de connaître les faits et gestes de chacun de nous, comment pourrait-Il alors nous châtier ou nous récompenser dans l’Au-delà ? Toute l’eschatologie traditionnelle de l’Islam se trouve ainsi menacée. Et en effet, la plupart des falâsifa rejette la résurrection corporelle en vue du Jugement dernier comme une absurdité contraire à la physique aristotélicienne.

Ces thèses, défendues entre autres par Avicenne, ont été taxées de kufr (« infidélité ») par le théologien ash‘arite al-Ghazâlî en son célèbre livre L’incohérence des philosophes (Tahâfut al-falâsifa). Pendant longtemps, l’idée a été admise que cet ouvrage a sonné le glas de la philosophie et des sciences étrangères, du moins en Islam sunnite. Or, à mesure que l’œuvre d’al-Ghazâlî et d’autres théologiens ash‘arites, comme Fakhr al-Dîn al-Râzî (606/1210), devient mieux connue, on s’aperçoit que cette conception est à revoir. En effet, dès l’époque d’al-Ghazâlî, l’impact de la pensée d’Avicenne devient si grand dans tous les domaines du savoir (y compris la médecine et la physique) que des frontières entre des disciplines auparavant incompatibles, comme la falsafa et le kalâm ash‘arite, s’estompent. Avec al-Ghazâlî apparaît un nouveau type d’intellectuel sunnite, qui est à la fois juriste, adhérant à une des quatre écoles juridiques du sunnisme, philosophe de tradition avicennienne et théologien ash‘arite.

Ainsi, la pensée d’al-Ghazâlî s’avère à bien des égards tributaire d’Avicenne. Il lui emprunte sa logique, qu’il considère comme religieusement neutre, en la présentant comme un outil précieux dans l’élaboration du droit et de la théologie. Mais, il adopte également d’autres doctrines avicenniennes, liées à la métaphysique, la théorie de la connaissance ou la philosophie de la nature, tout en prenant bien soin de gommer les éléments jugés incompatibles avec les dogmes de l’Islam ou de les reformuler de façon à les rendre plus ou moins acceptables pour l’orthodoxie. Cette « islamisation » d’Avicenne et des sciences étrangères en général sera poursuivie pendant plusieurs siècles. Suite à cette transformation profonde, certaines branches de la philosophie, comme la logique, les mathématiques, l’astronomie ou la noétique, ainsi que la médecine avicennienne, furent inscrites dans le cursus des madrasas, notamment dans l’Empire ottoman.

Cependant, dans les milieux les plus conservateurs, souvent de tendance hanbalite, aucune concession n’était consentie par rapport aux sciences étrangères. Même la logique aristotélicienne, suspectée de vouloir établir des critères de vérité dans la raison humaine sans avoir recours à la révélation divine, ne trouva aucune grâce aux yeux d’un Ibn Taymiyya (m.728/1328) : en suivant l’adage « celui qui pratique la logique est un hérétique » (man tamantaqa tazandaqa), il a écrit une polémique acerbe contre la logique des Grecs.

Une autre attitude intransigeante, qui se situe aux antipodes de celle d’Ibn Taymiyya, a été adoptée par le philosophe andalou Averroès. À la fois juge religieux (qâdî) de tendance malikite et philosophe aristotélicien, Averroès refusa catégoriquement tout compromis entre les sciences étrangères et les sciences islamiques. Il convient de ne pas confondre les deux registres : tel est le message contenu dans le Traité décisif (Fasl al-Maqâl), une fatwâ en faveur de la légitimité des sciences étrangères, en particulier la philosophie.
Aux yeux d’Averroès, la pratique de la philosophie d’Aristote, qui ne contredit en rien le message coranique, est obligatoire pour tout musulman qui en possède les capacités intellectuelles, mais elle est interdite à la masse qui, incapable d’en saisir le sens, y puiserait plus de nuisance que de bien. Les sciences rationnelles doivent rester bien distinctes des sciences religieuses. Une contamination entre les deux aurait des conséquences néfastes pour les unes et pour les autres. Une telle hybridation est à la base de la théologie (kalâm) : partant de prémisses de nature religieuse et donc pas solidement prouvées par la raison, les théologiens les soumettent à des arguments rhétoriques qui ne sont « scientifiques » qu’en apparence, mais mènent en réalité à des doctrines fausses qui mettent la religion en danger. Par conséquent, pour Averroès, la pratique du kalâm n’est pas légitime.
Il est bien connu que la position radicale d’Averroès n’a pas eu de véritable postérité dans le monde musulman, mais qu’elle exerça une influence considérable en Occident, à la fois sur la philosophie chrétienne et juive. Les sciences étrangères ne purent survivre en Islam sunnite qu’en acceptant un compromis avec les sciences islamiques. Le « projet d’al-Kindî », lancé au tout début de la réflexion philosophique en terre d’Islam, prit plusieurs siècles à s’accomplir, tout en se transformant profondément en cours de route : l’objectif initial d’harmonisation et de mise en équilibre fut abandonné en faveur d’une islamisation partielle de l’héritage grec.

DANIEL DE SMET

 Bibliographie sélective

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Makdisi (G.), The Rise of Colleges. Institutions of Learning in Islam and the West, Edinburgh, 1981.
Micheau (F.), « Les institutions scientifiques dans le Proche-Orient médiéval », in R. Rashed (éd.), Histoire des sciences arabes, vol. 3, Technologie, alchimie et sciences de la vie, Seuil, Paris 1997, p. 233-254.


Pour citer :
Daniel de Smet, « Sciences étrangères et sciences islamiques », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Sciences-etrangeres-et-sciences-islamiques.