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Bibliothèques juives médiévales

L’histoire des bibliothèques juives médiévales est d’autant plus délicate à envisager que la matière est plus abondante, fluctuante, disparate et inégalement explorée. Les études consacrées à cette question sont assez nombreuses, parfois très érudites, mais toujours circonscrites à une époque, une aire géoculturelle, une communauté ou un cas particulier. Les premières synthèses ne sont apparues que très récemment et leurs auteurs affichent toujours une pleine conscience de leur caractère à la fois partiel et provisoire.

Comme pour d’autres cultures, l’étude des bibliothèques juives médiévales ne saurait être dissociée des liens inextricables qui unissent leurs aspects concrets (fabrication et conservation des livres), historiques, économiques, politiques, sociaux et intellectuels (pratiques de lecture et d’enseignement, etc.). Seul l’éclairage convergent de ces différentes spécialités permettrait de brosser un tableau plus compréhensif et plus intelligible – sinon exhaustif – du domaine. A ce jour, une telle démarche demeure sporadique et, en tout état de cause, limitée aux compétences de chaque auteur et à l’objet de son étude.

En l’état actuel des connaissances on peut donc tout au plus tenter d’offrir, sur la base des recherches abouties, un panorama aussi précis que possible des bibliothèques juives médiévales, des modalités de leur création et de leur utilisation. Même nuancée par l’ensemble des faiblesses évoquées ci-dessus, la comparaison avec les bibliothèques chrétiennes et musulmanes – celle des cultures d’accueil – paraît d’autant plus pertinente quelle contribue à mettre en évidence similitudes et particularités.

 Spécificité et précautions méthodologiques

La principale particularité des bibliothèques juives médiévales (pour la période antérieure au Xe siècle, la documentation est très limitée) est l’absence totale de témoignages sur l’existence d’institutions véritablement comparables aux lieux de science et d’archivage décrits dans d’autres cultures méditerranéennes contemporaines ou antérieures (monde hellénistique, bibliothèques abbassides, monastères chrétiens). Même exposées aux vicissitudes de l’histoire, ces institutions présentaient toutes, au moins dans l’intentionnalité présidant à leur conception, une double caractéristique qu’on ne retrouve pas dans les bibliothèques juives : ambition intellectuelle destinée à un public large ; stabilité visant à une certaine pérennité. A l’évidence, les « bibliothèques » juives médiévales sont toutes destinées en priorité – sinon exclusivement – à un lectorat juif et inscrites dans la vie de communautés dont le devenir était toujours (ressenti comme) plus ou moins précaire. Aucune d’entre elles ne semble avoir rayonné au-delà du cadre communautaire (au sens restreint comme au sens large), ni joui d’un soutien institutionnel comparable à ceux que connurent certaines bibliothèques chrétiennes ou musulmanes. Ces particularités ont des implications concrètes qui contribuent, elles aussi, à distinguer les bibliothèques juives de celles qui furent constituées dans d’autres milieux. A notre connaissance, les informations relatives au mobilier et au classement des ouvrages dans le lieu de leur conservation – s’il a parfois été envisagé – sont (presque ?) inexistantes et les auteurs les mieux documentés s’en tiennent toujours à l’analyse de listes ou de données statistiques. Les bibliothèques juives médiévales étaient à l’évidence envisagées comme des instruments de travail dont la permanence et l’enrichissement progressif étaient toujours potentiellement mis en cause. Les conséquences intellectuelles d’une telle spécificité ne sont pas moindres (voir ci-dessous).

La répartition traditionnellement retenue des communautés juives médiévales en diverses aires géoculturelles (Ashkenaz : Angleterre, France du nord et Allemagne ; Sefarad : sud de la France, Péninsule Ibérique, Afrique du nord ; Italie ; Byzantium : Grèce, Balkans, Asie Mineure ; Orient : de l’actuelle Lybie à la Perse ; Yémen) (Sirat, 1994, 2002 ; Beit-Arié 2018) complique la recherche plus qu’elle ne la clarifie en soulevant des difficultés propres à altérer toute conclusion scientifique un peu ambitieuse : si le Yémen et l’Italie sont relativement circonscrits – moins que ne le montre l’analyse détaillée des manuscrits et de leur histoire –, il n’en va pas de même, loin s’en faut, pour les autres zones géoculturelles et dans les cas les plus difficiles à interpréter, il apparaît clairement que cette répartition, sans doute commode pour une première approche, est pour le moins artificielle, sinon arbitraire. Les frontières entre ces différentes aires n’étaient évidemment pas étanches, surtout au Moyen âge, et en l’absence d’éléments explicites – sinon indiscutables – de datation et de localisation, les exemples de porosité, donc d’ambiguïtés, sont innombrables. Les écritures hébraïques peuvent être fort différentes les unes des autres selon la zone d’influence (certaines d’entre elles, par exemple, sont très proches de l’arabe) ; aussi est-il souvent très difficile, voire impossible, de les caractériser et de les localiser de manière incontestable : d’où l’extrême fréquence, dans les descriptions de manuscrits hébreux, de localisations accompagnées d’un point d’interrogation ou de formules telles que « écriture de type [séfarade/byzantin/oriental, etc.] », « écriture de type ashkénaze avec des traits italiens », etc. Les tentatives de classement systématique en fonction du ductus n’ont pas abouti. A cela s’ajoutent les très nombreux cas, liés à la spécificité de l’histoire juive, de manuscrits copiés dans une aire géoculturelle, puis emportés et conservés, pour diverses raisons, en un autre lieu par leurs possesseurs (par exemple ceux que purent préserver dans leurs bagages, en 1492, les expulsés d’Espagne ayant gagné la Provence, l’Italie, l’Afrique du nord ou l’Empire Ottoman) ; de manuscrits copiés en Italie ou dans l’Empire Ottoman, après 1492, par des scribes ayant conservé – et souvent même transmis à leurs enfants – les habitudes graphiques acquises dans la Péninsule Ibérique ; de bibliothèques plus ou moins hétéroclites, ou rationnellement élaborées, constituées à la fois d’ouvrages copiés sur place et importés de différents pays , etc. En pareil cas, laquelle des localisations (si le cheminement de l’ouvrage peut être retracé) devrait être scientifiquement retenue ? Celle du lieu de copie ? celle des différents lieux de conservation ? celle du dernier possesseur avant cession de l’ouvrage à un émissaire chrétien ou à la censure ecclésiastique (voir ci-dessous) ? Et que faire de tous les livres dont on connaît très mal ou pas du tout l’itinéraire ? Ne sont-ils pas, eux aussi, constitutifs de l’histoire des « bibliothèques » juives ?

Autre difficulté pour l’étude des bibliothèques juives médiévales : la très inégale exploration des aires géoculturelles énumérées ci-dessus. L’examen de la bibliographie montre sans ambages que certaines d’entre elles – les plus accessibles à la tradition scientifique occidentale (Péninsule Ibérique, Provence, Italie) – ont retenu toute l’attention des chercheurs, tandis que d’autres, dont les bibliothèques juives n’étaient/ne sont sans doute pas moins riches, demeurent très mal connues ou ignorées, souvent pour des raisons politiques dues à l’histoire récente (relations entre Israël et les pays arabes). On sait, par exemple, que les communautés juives d’Afrique du Nord avaient une tradition culturelle florissante fondée sur l’existence de bibliothèques aussi remarquables que célèbres, tout comme leurs possesseurs, dans le pourtour méditerranéen : par exemple celle(s) de la famille Duran, d’origine provençale, installée à Majorque en 1306, puis à Alger après les persécutions de 1391 (Encyclopaedia Judaica 6, 298-308) ; celle de la famille Ibn Danan, réfugiée à Fez à la même date, puis en 1492 (EJ, 2, 68 ; 8, 1158-1159) ; celle de la famille Aben ṣur, qui quitta l’Espagne pour le Maroc (et d’autres pays) à la même époque, et possédait une collection de livres réputée « dont seuls quelques débris sont conservés à Fez » (G. Vajda) ; celle de la famille marocaine Ibn Baḥlul qui compte, à partir du XVIIe siècle, plusieurs rabbins connus (EJ 4, 101). Ainsi réduite à ses composantes les plus accessibles au monde occidental, l’évocation des bibliothèques juives médiévales ne peut être que très lacunaire.

Le cas de l’aire géoculturelle byzantine, puis ottomane, intermédiaire entre Orient et Occident, n’est pas moins complexe : les ouvrages de référence les plus récents (Sharf, 1971 ; Starr 1939 ; Bowman 1985 ; Bonfil et al. 2011) décrivent en détail, à partir de sources relativement modestes, ce que l’on sait de la vie juive dans cet espace aux frontières très mouvantes, durant les périodes successives qui s’étendent de 641 à 1204 (avant la quatrième Croisade), de 1204 à 1453 (avant la prise de Constantinople), puis au début de l’ère ottomane, (à partir de l’arrivée massive d’émigrés séfarades : 1391, 1453) ; mais l’accent est plutôt mis et la priorité accordée – comme souvent dans les ouvrages consacrés à l’histoire juive – sur les aspects historiques, sociaux, politiques et économiques du dossier, la vie religieuse, intellectuelle et spirituelle étant explicitement ou implicitement considérée comme déterminée par ce que mettent en évidence ces différentes approches. Les liens étroits qu’entretinrent, à toutes les époques, dans l’espace byzantin, les cultures juive et grecque (langue commune, traductions, etc.) sont constamment rappelés sans que soient jamais évoqués, même pour des centres aussi importants qu’Adrianople (Edirne) ou Constantinople, les instruments de travail – c’est-à-dire les bibliothèques – dont disposaient les savants juifs assumant parfois un rôle de passeurs entre les deux cultures. Il en va de même pour la familiarité évidente de certains de ces savants avec la culture arabe. L’éclectisme qui caractérise la culture juive byzantine ne paraît illustré par aucune étude d’ensemble de ses fondements documentaires, alors qu’une exploration rigoureuse envisagée sous cet angle est loin d’être totalement exclue (voir ci-dessous).

Aux précautions méthodologiques précédemment analysées s’ajoute, comme pour d’autres traditions linguistiques, religieuses et culturelles, sans doute, la nécessité de prendre en compte, dans une description scientifique des bibliothèques, la très délicate question de la définition retenue pour la notion de « livre ». Pour le monde juif, la difficulté de cette question est sensiblement accrue par les circonstances souvent très particulières de la fabrication et de la circulation des ouvrages. L’analyse des manuscrits en langue hébraïque ou copiés en caractères hébreux met en évidence la très grande variété des réalités auxquelles peut correspondre une telle désignation. Les reliures les plus anciennes, c’est-à-dire celles qui renvoient incontestablement à la période médiévale, peuvent contenir : un seul texte plus ou moins étendu copié à une ou plusieurs mains ; la version complète et la version abrégée d’un même texte ; plusieurs textes du même auteur ; plusieurs textes d’auteurs différents copiés par un ou différents scribes, à la même époque ou à des dates différentes ; plusieurs copies complètes, partielles ou inachevées, parfois mêlées ; une copie ou plusieurs copie(s) complète(s) jointe(s) aux fragments conservés d’autres copies, etc. Le nombre des cas de figure est presque infini ; aussi est-il essentiel, dans une description scientifique, d’essayer de comprendre avant tout de combien d’unités codicologiques – qui sont, à vrai dire, les « livres » originaux – est composé le manuscrit, et comment il a été constitué physiquement et intellectuellement (lieux et dates de copie des différents éléments ; hypothèses sur la datation et les circonstances de leur réunion, présence ou non d’une cohérence intellectuelle de l’ensemble, etc.). Il n’est pas rare, par exemple, que des « manuscrits » contemporains de l’expulsion d’Espagne semblent constitués d’éléments tant bien que mal réunis pendant la fuite de leurs possesseurs, en diverses étapes de leur périple ou après leur installation dans un des pays de destination (Bobichon, 2015, Introduction). La méthode adoptée pour la description des manuscrits dans la collection Manuscrits en caractères hébreux conservés dans les bibliothèques publiques de France (bibliographie), exposée dans son introduction méthodologique, tient compte de l’ensemble des facteurs permettant de reconstituer, autant que possible, l’histoire du manuscrit. Ici encore, la notion de « bibliothèque » peut renvoyer à des réalités très complexes et en tout état de cause, elle ne saurait être réduite à la dernière localisation ancienne des « manuscrits » aujourd’hui conservés dans des bibliothèques institutionnelles ou chrétiennes.

On considère aujourd’hui que les manuscrits hébreux médiévaux conservés ne représentent qu’une infime proportion de ceux qui furent copiés, à différentes époques, dans l’ensemble des aires géoculturelles, à partir du Xe siècle (début du Moyen âge hébreu, pour l’étude des manuscrits) et jusqu’au début du XVIe siècle (en la matière, la notion de « Moyen âge » est, elle aussi, très fluctuante). Le nombre de ceux qui furent perdus, en diverses circonstances, est immense. Même approximative et respectueuse des précautions méthodologiques évoquées ci-dessus, une étude des « bibliothèques » juives médiévales ne saurait faire l’économie de cette autre composante essentielle de leur histoire. Si ces « bibliothèques » sont souvent mal identifiées ou méconnues, la somme des « livres » qu’elles continrent l’est tout autant. L’image globale que nous en avons ne peut être, elle aussi, que partielle et imprécise.

 Sources directes et indirectes

Nous disposons cependant de sources multiples pour en appréhender, parfois, le détail. Certaines d’entre elles sont d’autant plus étudiées que leur analyse, même ponctuelle, peut apporter un éclairage non négligeable à la question des « bibliothèques » juives médiévales ; d’autres sont encore méconnues ou insuffisamment exploitées. Nous les évoquerons ici successivement, en essayant de montrer comment elles peuvent se compléter.

Le détail des sources explicites et actuellement répertoriées, pour la période médiévale, peut être résumé ainsi :

- Témoignages sur l’existence de bibliothèques semi-publiques
- Listes de livres
dressées lors d’actes de vente, d’achat, de donation, de testaments, etc.
- Guenizot (en particulier la Gueniza du Caire)
- Marques de possession ou signatures de possesseurs Colophons portant des indications de lieu, de date, de commanditaire, de copiste, etc.

Dans plusieurs de ses publications, Joseph Hacker défend la thèse de l’existence de bibliothèques semi-publiques, appelées « midrash » ou « Beit midrash » (mots traduits, à défaut de mieux par studium), mises à la disposition d’un certain public par leurs possesseurs (le plus souvent des leaders de communautés) et utilisées à la fois comme lieu d’étude et de copie. Les témoignages produits mettent l’accent sur le caractère personnel et informel de telles initiatives et leur nombre restreint peut être interprété comme une reconnaissance implicite de la rareté du phénomène. Il ne s’agissait, en l’occurrence, ni d’académies talmudiques (yeshivot) ni d’institutions formelles d’éducation, mais d’espaces destinés, peut-être, à compenser l’insuffisance de bibliothèques de synagogues. Cette réalité semble avoir été inspirée par une pratique de soutien des lettrés déjà présente dans le monde arabe (Espagne sous domination musulmane). L’examen des témoignages montre qu’elle s’est surtout développée dans l’Empire Ottoman, après 1492, parmi les émigrés venus d’Espagne. En tout état de cause, elle semble avoir été originellement limitée à la Péninsule ibérique des XIVe et XVe siècles. L’hypothèse de studia exclusivement réservés à l’étude des sciences et de la philosophie et distincts de toutes les autres institutions communautaires est soutenue par C. Sirat (2015) sur la base de quelques témoignages et de la description de manuscrits. Elle renvoie, elle aussi, à un phénomène d’origine espagnole, mais en l’occurrence restreint au XVe siècle et totalement disparu, semble-t-il, après l’expulsion d’Espagne. Ces deux dossiers permettent d’envisager l’existence, dans une partie du monde juif, de lieux d’étude ouverts à un public relativement large ; mais aucun des témoignages produits ne fournit de précisions sur la nature (et le mode de sélection ?) des ouvrages conservés, copiés et étudiés dans de tels contextes.

Fort nombreuses pour la Péninsule Ibérique, la Provence et l’Italie, les listes de livres ont donné lieu, depuis deux siècles, à une abondante bibliographie dont on trouvera l’essentiel dans les études les plus récentes et les mieux documentées (Feliu 1998-2001 ; Beit-Arié 2014 ; Hacker 2010, 2015), ainsi que quelques compléments dans les références bibliographiques données à la fin de cette contribution. Comme d’autres sources relatives aux bibliothèques juives médiévales, ces listes doivent être utilisées avec précaution car si elles donnent des indications d’une valeur inestimable, leur exploitation scientifique n’est pas toujours dénuée d’écueils : certaines de ces listes sont anonymes, ce qui rend très malaisée leur localisation et leur datation ; d’autres contiennent des titres d’ouvrages – parfois très nombreux – illisibles, inconnus ou mal identifiés (la description de leur contenu faisant souvent défaut) ; d’autres offrent des descriptions assez détaillées pour que les ouvrages puissent être identifiés, mais dans bien des cas, cette identification reste à faire lorsque ni le titre de l’ouvrage ni le nom de l’auteur ne sont mentionnés ; d’autres encore furent établies par des personnes (en particulier des notaires chrétiens assistés de juifs) peu ou pas du tout familières des langues et de la culture juives ; d’autres encore ne mentionnent ni ouvrages religieux traditionnel (bibles, Mishna, Talmud , Guemara), ni littérature halakhique (loi juive), ce qui renvoie à une réalité totalement invraisemblable, sans doute explicable par l’occultation de livres particulièrement exposés à la censure chrétienne. Au-delà de ce cas particulier, comme l’écrit Jean-Pierre Rothschild dans l’une de ses publications sur des listes de livres juifs (1990, p. 294), « Il est clair que l’exhaustivité d’un inventaire, parfois aussi son ‘caractère représentatif’ dépendront du caractère plus ou moins public du document (faisant intervenir un coefficient variable d’autocensure) et de son rôle économique (on ne mettra pas en gage ou en vente des livres sans valeur marchande, on pourra les omettre dans un inventaire successoral) ; peut-être également de la langue dans laquelle il est rédigé (nos inventaires en hébreu sont presque absolument dépourvus de mentions de livres non hébreux […], sans qu’on soit en mesure de dire, faute d’étude parallèle d’un nombre suffisant d’inventaires après décès, s’il n’y en avait pas du tout ou si l’on ne mélange pas bibliothèque hébraïque et livres profanes). »

Dans la plupart des listes (tout comme dans certains inventaires de l’époque moderne), la distinction n’est pas faite entre manuscrits et imprimés ; d’autres – par exemple certaines de celles qui furent établies sur ordre des autorités chrétiennes, en 1492, fusionnent tacitement plusieurs bibliothèques particulières. Ici encore, l’image résultant d’une telle documentation ne peut être que partielle et imprécise. L’évaluation du nombre des ouvrages (c’est-à-dire de l’importance des bibliothèques) est elle-même rendue très malaisée par l’ensemble de ces paramètres, mais il y a tout lieu de croire que dans la plupart des cas, il était largement supérieur à ce que laissent entendre les données statistiques plus ou moins laborieusement établies à partir des sources conservées.

Dans la mesure où ils peuvent être déchiffrés dans le détail, les inventaires portant mention du possesseur sont plus explicites, mais il serait méthodologiquement périlleux d’en extrapoler l’apport historique. Il s’agit toujours de bibliothèques particulières dont la représentativité est loin d’être jamais assurée. Certaines des bibliothèques ainsi décrites par Danièle Iancu-Agou (1976), par exemple, appartenaient à des médecins philosophes (Catalogne, Provence [Turquie], XIVe-XVe [XVIe s.]), leur contenu (loi et tradition juive ; sciences profanes [philosophie] ; sciences exactes [médecine], mathématiques et astronomie) étant à l’évidence déterminé par les centres d’intérêt de ce type de possesseurs et de leur milieu d’appartenance. Le plus ancien inventaire de livres italiens (Imola, 1385), copié dans Paris, BNF, Hébreu 180 et édité par Robert Bonfil (1978) décrit la bibliothèque d’Abraham ben Élie ben Benjamin ben David ben Élie le Saint. Il comporte trente-deux articles – non classés – manifestant une certaine ouverture d’esprit : Bible, Targum, commentaires bibliques, morale, rituel et prières, loi juive (Mishne Torah de Maïmonide ; littérature talmudique), philosophie (uniquement le Guide des Égarés) et il est suivi d’une table astrologique (science alors très liée à la médecine) comportant les noms des mois en italien caractères hébreux, les quatre éléments et le nom des sept planètes en hébreu. Cet ensemble présente le grand intérêt de nous renseigner sur la bibliothèque particulière d’un lettré juif italien de la fin du XIVe siècle, mais nous ignorons dans quelle mesure il illustre ce qui pourrait être considéré ou présenté comme l’éclectisme et le haut niveau de la culture juive, en Italie, à la fin du XIVe siècle.

La très célèbre « Gueniza [de la racine gnz, cacher] du Caire » fut constituée, comme d’autres guenizot aujourd’hui perdues, pour que fussent enterrés, et non point détruits, des textes en caractères hébraïques. En attendant d’être enterrés, les livres devenus hors d’usage étaient généralement placés dans une armoire de la synagogue. A Fostat, le vieux Caire, la maison d’Ezra (l’une des trois synagogues) avait consacré une pièce à cet usage. Manuscrits et imprimés y furent entassés depuis 1050 jusqu’à la fin du XIXe siècle. Ils furent découverts par des collectionneurs à la fin du XIXe siècle et par des savants du début du XXe siècle. A cela s’ajoutèrent des fragments (plus de 210 000) de diverses origines (Fostat, Tunisie, Palestine, Indes, etc.) parfois copiés par des personnages connus, retrouvés dans divers cimetières égyptiens et majoritairement antérieurs à 1250. La plus grande collection de fragments de la Gueniza du Caire se trouve à la Librairie universitaire de Cambridge. Ces fragments sont rédigés, pour la plupart, en hébreu, en araméen ou en judéo-arabe, mais aussi, parfois, en grec, en syriaque, en ladino ou même en yiddish. Ils portent des textes de toute nature (Encyclopaedia judaica, vol. 16, col. 1333-1342).

La littérature consacrée à cette collection est immense et l’exploration du fonds est aujourd’hui loin d’être achevée. Particulièrement intéressante pour l’étude des bibliothèques juives médiévales est l’édition – ou la réédition – de listes de livres conservées dans la Gueniza entreprise par Nehemya Allony (1906-1983) et publiée, selon une autre méthode, par Miriam Frenkel et Haggai ben-Shammai (2006). Dans sa forme actuelle, l’ouvrage ne prend pas seulement en compte les titres des textes et les noms de leurs auteurs dans la perspective d’une histoire culturelle (qui était celle d’Allony), mais aussi des détails longtemps négligés tels que les prix, l’apparence, les dimensions, les reliures, les instruments de copie, les caractéristiques paléographiques et les indications relatives à l’utilisation des livres. Les liens entre les livres répertoriés et les sociétés qui les produisirent et les accueillirent apparaissent ainsi avec plus de clarté. Mais l’origine très diverse – géographiquement et chronologiquement – des listes réunies dans la Gueniza rend très malaisée leur interprétation et leur exploitation pour l’histoire des « bibliothèques » juives médiévales proprement dites n’est pas moins délicate que celle de toutes les autres listes évoquées ci-dessus.

D’autres sources directes ou indirectes, insuffisamment prises en compte et parfois totalement ignorées, peuvent enrichir notre dossier et nuancer certaines conclusions.

Bien que limité à une ville d’Italie et une période relativement tardive, l’ouvrage de Shifra Baruchson-Arbib sur la censure des livres hébreux (1993, 2003) apporte un éclairage non négligeable sur l’histoire des bibliothèques juives. Il offre, sous un angle original, une précieuse contribution à notre connaissance de la vie culturelle juive, en Italie, à la fin du XVIe siècle. Le corpus étudié est constitué de 438 inventaires de livres possédés par des juifs de Mantoue (environ 1200 ouvrages différents représentés). Les listes furent préparées par des juifs de la ville, en 1595, pour que les manuscrits et les imprimés auxquels elles renvoyaient (21 142 ouvrages différents) fussent « expurgés » par la censure ecclésiastique. Comme d’autres, elles posent plusieurs problèmes : elles portent presque exclusivement sur les ouvrages en hébreu, seuls concernés par la censure ; elles ne mentionnent que quelques ouvrages composés en langue vernaculaire, ce qui est sans doute loin d’illustrer l’étendue des connaissances et des centres d’intérêt des juifs italiens, au début de l’ère moderne ; on n’y relève aucune mention de traité ou d’ouvrage de polémique antichrétienne, phénomène commun avec toutes les listes, de toutes origines, consultées pour cette contribution, qui ne peut être interprété que comme le résultat d’une censure juive préliminaire à la censure chrétienne, puisque certains de ces textes ont connu – souvent « sous le manteau » – une assez large diffusion ; on ignore même si les 438 inventaires correspondent à une réponse de toutes les familles juives de l’époque ayant possédé, à Mantoue, des ouvrages ou des fragments d’ouvrages en hébreu. Pour toutes ces raisons, la représentativité de ces inventaires est très incertaine.

Parmi les sources indirectes insuffisamment exploitées figure l’analyse systématique, jamais entreprise, à notre connaissance, des marques de possession, d’héritage et de vente de manuscrits décrits, ainsi que celle des colophons explicites – c’est-à-dire portant des indications précises sur les copistes, les commanditaires et les possesseurs. On sait ainsi que le savant Karaïte Caleb ben Elijah Afendopoulo (aire byzantine, 1464 ?-1525) et son maître Mordekhaï ben Éliézer Comtino (mort vers 1490) possédaient, l’un et l’autre, des bibliothèques considérables dont plusieurs sources peuvent donner une idée : la base de données Sfar Data établie par Malachi Beit-arié ; les nombreux catalogues de bibliothèques publiques (France, Angleterre, Allemagne, Italie, etc.) mentionnant des manuscrits possédés ou même copiés par eux ; les témoignages personnels sur leurs centres d’intérêt et indirects, sur leurs connaissances linguistiques (hébreu, araméen, grec, latin) ; la nature de leur enseignement et l’éclectisme de leurs écrits (grammaire, logique, physique, astronomie, arithmétique, géométrie, métaphysique, rituel, philosophie, poésie, commentaires et sur-commentaires bibliques, kabbale, etc.). Il est évidemment impossible de reconstituer de telles bibliothèques sur des bases aussi disparates (et toutes incomplètes), mais rien n’interdit de tenter d’en acquérir une image plus précise, ou moins générale, à partir de recoupements, même partiels. Les index des catalogues de manuscrits n’indiquent malheureusement que de manière très irrégulière les noms des possesseurs…

Dans le même esprit pourraient être soigneusement examinés des ouvrages monumentaux, se présentant comme de véritables encyclopédies tels que la Pierre de Saphir (Sefer Even Sappir  : achevé vers 1367-1370, au terme d’une élaboration de près de quarante ans) d’Elnathan ben Moïse Qalqish. L’auteur vécut à Constantinople, mais il avait auparavant étudié en Espagne et probablement aussi en Italie. Dans le manuscrit de la Bibliothèque nationale de France, exemplaire de travail de l’auteur copié par un scribe professionnel, l’ouvrage occupe deux volumes de grand format (Hébreu 727-728 : 219 et 179 feuillets), soit un total de près de huit cents pages. Les sujets abordés – selon un ordre qui reste à déterminer – manifestent le plus large éclectisme : loi juive (Halakhah), philosophie, talmud, midrash, kabbale, prière, théologie (providence divine, résurrection des morts, immortalité de l’âme, etc.), cosmogonie, commentaires bibliques, etc. Dans son introduction, l’auteur donne une idée de l’étendue des genres d’ouvrages consultés, mais sans entrer dans le détail. Même partielle et hypothétique (les citations de seconde main ne sont jamais exclues), la mise en évidence de ce détail serait sans aucun doute très révélatrice pour notre connaissance de la bibliothèque consultée et/ou possédée pour l’élaboration de cet ouvrage. Elle serait d’autant plus précieuse que notre documentation sur les bibliothèques juives byzantines est plus pauvre pour la période concernée. Mais une telle entreprise est-elle compatible avec les rythmes actuels de la recherche ?

Une dernière source indirecte, totalement inexploitée celle-ci, pourrait contribuer à notre connaissance de certaines bibliothèques juives médiévales : l’analyse des ouvrages juifs de polémique anti-chrétienne se référant à la fois, pour les besoins de l’argumentation, aux traditions textuelles des deux religions. C’est ainsi que Ḥaïm Ibn Musa (Salamanque, 1380-1464), cite en hébreu, dans sa réponse au Quodlibet de Nicolas de Lyre intitulée « L’écu et la lance » (Maguen va-Romaḥ), non seulement de très nombreuses sources juives, mais aussi un large éventail d’auteurs et de textes chrétiens de différentes époques : les Actes des Apôtres, Clément de Rome, Sextus Julius Africanus, Augustin, la Vulgate, Eusèbe de Césarée, Bède le Vénérable, Hraban Maur, Hugues de Fleury, Pierre Lombard, Vincent de Beauvais, Ramon Llull et Nicolas de Lyre lui-même (Bobichon, 2012). L’ouvrage étant à l’évidence original, il y a tout lieu de croire que ces sources chrétiennes, tout comme les passages réfutés de Nicolas de Lyre (après traduction hébraïque), ont été personnellement sélectionnées et directement consultées. Rien n’interdit de penser qu’elles étaient totalement ou en partie constitutives de la bibliothèque de l’auteur. Pour la période médiévale, les exemples analogues de polémistes juifs ayant utilisé à la fois, dans un souci d’équilibre et de conviction, des sources juives et chrétiennes, ne manquent pas : Profiat Duran (Perpignan-Catalogne, ca 1391-ca 1414) ; Simeon ben ṣemaḥ Duran, déjà évoqué ci-dessus (Majorque – Aragon, 1361-1444) ; Moïse de Rieti (Rome, ca 1388-1460) ; Isaac Abravanel (1437-1508), etc. L’utilisation d’une telle méthode s’accroît, avec la pensée humaniste, au début de la période moderne.

 Apport des différentes sources pour la connaissance des bibliothèques juives médiévales

Avec l’ensemble des réserves exprimées ci-dessus, il est possible d’envisager, sinon une histoire, du moins un panorama des bibliothèques juives médiévales et un aperçu plus précis de certaines d’entre elles. Les données ainsi recueillies peuvent se résumer comme suit :

Sauf preuve du contraire – jusqu’ici jamais apportée –, ces bibliothèques étaient toutes communautaires, privées ou, exceptionnellement, semi-privées. La teneur des ouvrages conservés dans les bibliothèques semi-privées n’est pas mieux connue que leur organisation. Il semble que leur existence, limitée à quelques cas, soit toujours restée assez discrète, et leur mode de fonctionnement très informel. Sans doute faut-il comprendre qu’elles pouvaient être perçues comme (inutilement ou dangereusement) concurrentes des lieux d’étude traditionnels et que leurs possesseurs répugnaient à leur donner une trop grande publicité ou un statut trop officiel. En tout état de cause, elles ne sont en rien comparables aux institutions ecclésiastiques telles que les monastères et les universités, certainement connues des lettrés juifs, dans lesquelles étaient copiés et conservés les manuscrits de la tradition latine et grecque. La relative stabilité des institutions chrétiennes est à l’image de la structure hiérarchique qu’elles représentent et incarnent. Les notions de dogme universel et d’autorité centralisée (religieuse et politique) étant étrangères à la tradition et à l’histoire juives, on peut comprendre que les différents lieux d’étude aménagés et accueillis dans les communautés aient souvent été aussi peu officiels que les conclusions, constamment discutées, de la réflexion juive sur les questions théologiques, exégétiques ou philosophiques. Dans un tel contexte, la production (la révision) et la circulation des livres étaient elles-mêmes infiniment moins encadrées que dans le monde chrétien (et dans une certaine mesure, dans le monde arabe).

Sans jamais pouvoir procéder à une évaluation rigoureuse, on sait aujourd’hui que les « bibliothèques » juives médiévales (synagogues et centres d’étude de la Torah [batey midrash], « académies » talmudiques [yeshivot talmudiyot], centres d’étude pour les ‘sciences extérieures’ ? [yeshivot ḥokhmot ḥiṣonyot], bibliothèques privées) étaient d’une richesse et d’un éclectisme très variables. Le plus difficile est certainement d’apprécier la place qu’y occupaient, lorsqu’ils étaient présents, les ouvrages renvoyant aux dites « sciences extérieures » (philosophie et sciences), composés en langue vernaculaire (caractères hébreux) ou totalement étrangers à la culture juive. Pour les raisons évoquées ci-dessus, les indications recueillies en ce domaine sont toutes sujettes à caution et il semble bien que la discrétion relative aux études juives s’applique tout particulièrement aux liens qu’elles ont entretenu, à différentes époques et dans différents espaces, avec celles du monde environnant. Bien qu’une histoire des bibliothèques juives médiévales ne puisse faire l’économie d’une composante aussi importante de son élaboration, nous ne disposons, à ce sujet, que de données très ponctuelles, souvent partielles, indirectes et dans bien des cas hypothétiques. Or, la question de l’« ouverture » des lettrés juifs à des domaines autres que ceux qui relevaient de leur propre tradition est essentielle à la définition de la « culture juive médiévale ». Sur ce point, les chercheurs oscillent manifestement entre deux écueils également dommageables sur le plan scientifique : l’extrapolation fondée sur des cas particuliers dont la représentativité n’est jamais prouvée et la limitation trop prudente à des données objectives que l’on évite d’interpréter.

Dans cette perspective, il semble essentiel de distinguer aussi soigneusement que possible, pour le monde juif, histoire culturelle/intellectuelle et histoire des bibliothèques. Les plus grands lettrés juifs du monde arabo-musulman antérieur à la Reconquista, par exemple, manifestent des connaissances très larges d’autant moins limitées à la tradition religieuse juive que la langue première de leurs écrits, qui était aussi celle de leur vie quotidienne et de leurs échanges culturels, était généralement l’arabe, et non l’hébreu. Le rabbin et philosophe andalou de la première moitié du XIe siècle Baḥya ben Joseph Ibn Paqûda, maîtrisait aussi bien les sciences et la philosophie arabe, grecque et romaine, que la littérature rabbinique traditionnelle ; Salomon Ibn Gabirol (Espagne ca 1021-1058), longtemps connu en Occident sous le nom d’Avicebron, a amplement contribué à y répandre la pensée gréco-arabe et c’est parce que son œuvre philosophique, rédigée en arabe, ne comportait pas les références habituelles aux textes fondateurs du judaïsme (Torah, Talmud) qu’elle fut méconnue des milieux juifs. Le médecin et philosophe juif égyptien et tunisien Isaac ben Salomon Israeli (ca 830-ca 935) avait la réputation de maîtriser non seulement la médecine, sa spécialité, mais aussi l’essentiel des sciences de son époque. Le célèbre conseiller juif d’Abd al-Raḥman III (premier calife de Cordoue, 912-961), Ḥasdaï Ibn Shaprut, fit de Cordoue un centre hors pair d’études philologiques (hébreu, arabe), philosophiques, scientifiques et religieuses. Dans ce contexte, de nombreux juifs séfarades s’adonnèrent à la traduction (du grec à l’arabe, de l’arabe en hébreu, de l’arabe et de l’hébreu en latin, etc.). Maïmonide lui-même (al-Andalus-Égypte, 1138-1204-) pratiquait, on le sait, des sciences aussi diverses que la loi juive, la philosophie, la logique, la théologie, la métaphysique, la médecine et l’astronomie et ses écrits furent rédigés en arabe ou en hébreu ; son fils, Avraham Maïmonide (1186-1237), est l’auteur d’une œuvre très marquée par l’influence du soufisme. De tels exemples pourraient être multipliés à l’infini (à différentes époques et dans différentes aires géoculturelles). Du point de vue qui nous intéresse ici, ils présentent une caractéristique commune qui ne devrait jamais être perdue de vue pour l’étude des bibliothèques juives médiévales : si nous pouvons tirer des écrits de ces personnages une idée relativement précise de leurs sources, il n’en va pas de même pour l’éventail des livres possédés par eux. On ignore même dans quels lieux, selon quelles modalités et dans quelles circonstances ils ont acquis celles de leurs connaissances qui semblent relever des sciences « extérieures » à la tradition juive ... De ce point de vue, la bibliothèque du grand savant Gersonide (Provence, 1288-1344) est plus parlante, puisque l’inventaire explicitement dressé par le possesseur lui-même fait état de 168 livres couvrant respectivement (outre les 32 ouvrages prêtés ou mis en dépôt, principalement chez son frère Salomon) l’ensemble des domaines suivants : sifre ha-Pasuq (bibles et commentaires bibliques), gemarot (compendiums et commentaires du Talmud, ouvrages halakhiques), sifrei ha-Ḥokhma (ouvrages philosophiques ou scientifiques – astronomie, astrologie, géométrie, mathématiques, logique, philosophie et médecine). Elle peut être comparée à la bibliothèque d’Astruc de Sestiers (Aix-en-Provence, 1370-1439), riche de 179 volumes touchant un ensemble encore plus large de domaines (D. Iancu-Agou, 1975).

La dispersion géographique, historique et intellectuelle des « bibliothèques » juives médiévales en fait une réalité extrêmement difficile – voire impossible – à appréhender dans sa globalité. Aussi les chercheurs se sont-ils souvent contentés de l’édition brute de listes de livres, d’études statistiques ou de la publication sans commentaires d’inventaires de bibliothèques privées. La réflexion critique et méthodologique fait généralement défaut et lorsqu’elle est présente, elle est, elle aussi, très dispersée : certains auteurs proposent quelques pistes de réflexion à la lumière des données recueillies au cours de leur propre recherche, mais sans jamais dépasser – à notre connaissance – la synthèse ou l’exposé d’une série de questions relatives au corpus plus ou moins étendu sur lequel ils ont travaillé. Même si les « bibliothèques » juives médiévales échappent par nature à toute forme de généralisation, il manque toujours, pour l’intelligence de l’ensemble et de chaque cas particulier, un bilan raisonné des conclusions et des interrogations rendues disponibles par la recherche – déjà biséculaire – en ce domaine. Cette étude de référence à la fois historique et méthodologique ne pourrait être que le fruit d’une entreprise collective.

Les données ici recueillies et analysées peuvent-elles fonder une comparaison pertinente avec les bibliothèques médiévales d’autres univers culturels et religieux ou en sommes-nous réduits à mettre en évidence, selon les diverses approches adoptées, la spécificité historique et intellectuelle des bibliothèques juives médiévales ? Au-delà des écarts (des cloisonnements ?) culturels et religieux, dans quelle mesure peut-on parler comme d’une même réalité, y compris composite et disparate, des bibliothèques médiévales méditerranéennes ? Mise à part l’utilisation du codex, la référence commune à l’héritage hellénistique, par exemple, n’est pas partagée par les bibliothèques juives et la terminologie qui pourrait correspondre aux noms donnés à « la bibliothèque » par les autres cultures scripturaires méditerranéennes est très disparate et souvent incertaine, dans le monde juif. La forme même des ouvrages (encyclopédie, monographie, traités structurés selon les modèles classiques grecs et latins) ne se retrouve pas dans les traditions juives (seuls les textes de polémique anti-chrétienne, souvent constuits, pour les besoins de la cause, sur le modèle des écrits réfutés, se distinguent en la matière). Il en va de même pour les liens avec les modèles de souveraineté politique et religieuse, la conception de certaines bibliothèques comme de simples « dépôts de biens patrimoniaux dénués de lecteurs » ou encore l’appréhension de certaines autres comme des lieux de « prestige social » et d’« ambition mégalomaniaque ». Avec les intentionnalités qui les inspirent, et à l’exception, peut-être, de quelques cas relativement tardifs (aire culturelle « humaniste » européenne), ces pratiques semblent étrangères au rapport traditionnellement entretenu, dans le monde juif, avec le livre.

PHILIPPE BOBICHON

 Bibliographie sélective :

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*Manuscrits en caractères hébreux conservés dans les bibliothèques publiques de France :

CMCH 1, (Ph. Bobichon, 2008 : Paris, BNF, Hébreu 669 à 703 [Manuscrits de Théologie, I]) ;
CMCH 2 (Michèle Dukan, 2008 ; Bibliothèque de l’Alliance Israélite Universelle [Fragments bibliques]) ; CMCH 3 (Silvia Di Donato, 2011 : Paris, BNF, Hébreu 214 à 259 [Commentaires bibliques, I]) ; CMCH 4 (Javier del Barco, 2011 : Paris, BNF, Hébreu 1 à 32 [Manuscrits de la Bible hébraïque]) ; CMCH 5 (Ph. Bobichon, 2015 : Paris, BNF, Hébreu 704 à 733 [Manuscrits de Théologie, II]) ; CMCH 6 (Cristina Ciucu, 2014 : Hébreu 763 à 777 [Manuscrits de Kabbale, I]) ; CMCH 7 (Arlette Lipszyc-Attali, 2015 : Hébreu 175 à 200 [Commentaires bibliques, II]) ; Brepols, Turnhout, 2008-. Collection dirigée par Ph. Bobichon (IRHT) et Laurent Héricher (BNF). Volumes en préparation : Manuscrits de Kabbale, II (C. Ciucu) ; Manuscrits de la Bible hébraïque II (J. Del Barco) ; Manuscrits de Théologie, III (Ph. Bobichon). Avec une méthode tenant compte des recherches les plus récentes, cette publication s’appuie sur les collections antérieures de C. Sirat et M. Beit-Arié, (Manuscrits médiévaux en caractères hébraïques portant des indications de date jusqu’en 1540 [1972, 1979, 1986] ; Codices hebraicis litteris exarati quo tempore scripti fuerint exhibentes [1997, 1999, 2002], dont on trouvera le détail, par exemple, dans le vol. 6 de CMCH (C. Ciucu), note 7, p. 9.
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ROTHSCHILD Jean-Pierre, « Les listes de livres, reflet de la culture des juifs en Italie du nord au XVe et au XVIe siècle ? », dans G. Tamani, A Vivian (éd.), Manoscritti, frammenti et libri ebraici nell’Italia dei secoli XV-XVI. Atti del VII congresso internazionale dell’AISG. S. Miniato, 7-8 novembre 1988, Rome, Carucci, 1991, p. 163-193.
ROTHSCHILD Jean-Pierre, « Les bibliothèques hébraïques médiévales et l’exemple des livres de Léon Sini (vers 1523) », dans G. Lombardi, D. Nebbiai-Dalla Guarda (éd.), Livres bibliothèques et lecteurs de l’Italie médiévale, Rome-[Paris], ICCU-CNRS Éditions, 2000 [2001], p. 229-261.
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Pour citer :
Philippe Bobichon, « Bibliothèques juives médiévales », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, Automne 2019, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Bibliotheques-juives-medievales