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Insân kâmil

L’Homme parfait dans la culture arabe classique

 Introduction

La notion d’« homme parfait » (insân kâmil) est une des notions clé de la pensée spéculative en Islam. Sans doute ne s’agit-il pas d’une conception nouvelle et des précédents peuvent être trouvés dans les religions préislamiques. Le mazdéisme connaissait la figure de Gayomarth, Homme primordial créé pour combattre les forces des ténèbres (M. Molé, Culte, mythe et cosmologie dans l’Iran ancien, p. 484 s. ; H. Corbin, Corps spirituel et Terre céleste, p. 66-69) ; et le manichéisme, celle de l’Homme premier (insân qadîm dans les textes manichéens de langue arabe) chargé de la même mission (al-Nadîm, Fihrist, p. 393 s.). Parmi ces sources, l’hermétisme de l’Antiquité tardive a pu jouer un rôle particulier dans la pensée islamique. Plusieurs éléments du Corpus Hermeticum, à commencer par son premier traité, le Poimandrès, placent au centre de leur spéculation la figure de l’Homme primordial (prôtos anthrôpos), fils du Dieu Père et possédant ses qualités. Selon ce mythe, chaque homme est intrinsèquement un être divin ; par la foi, stimulée par la révélation hermétiste, il se réveille de son oubli et de son ignorance ; et les hommes ainsi spiritualisés représenteront les membres du corps eschatologique de Dieu (A.-J. Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste, III, p. 34 s.). Un hermétisme de langue arabe référé aux textes antiques se développa d’ailleurs en Islam aux premiers siècles de l’ère hégirienne, notamment à travers toute une littérature consacrée à l’astrologie et à diverses sciences cachées, comme l’immense corpus alchimique attribué à Jâbir ibn Ḥayyân (IIe-IVe/VIIIe-Xe siècles). Toutefois, ces quelques références ne doivent pas induire l’idée d’une influence hellénique simplement transposée dans la pensée musulmane, position déjà rejetée par Louis Massignon dans son article « L’homme parfait en Islam et son originalité eschatologique » (dans Écrits mémorables, II, p. 536-556). Si l’influence de l’hermétisme ou du mazdéisme est difficile à évaluer, l’important ici sera plutôt de montrer comment le terrain proprement islamique a pu se révéler fécond dans l’épanouissement des différentes doctrines autour de l’Homme Parfait.

En islam, l’idée de l’homme parfait se voit partagée, dans des termes et selon des enjeux différents, entre les trois grands courants de pensée que sont la falsafa hellénistique, la mystique du soufisme et le shi’isme ésotérique. La philosophie conçoit la perfection humaine comme l’actualisation complète, selon le concept aristotélicien d’entelecheia, de l’âme rationnelle ou « parlante » (al-nafs al-nâṭiqa), accessible au moyen d’une éthique des vertus disciplinant les deux âmes inférieures concupiscible et irascible – selon la tripartition de la République de Platon. La mystique spéculative développe l’idée que l’homme a été créé suivant une forme ou image divine (selon le hadîth : « Dieu a créé Adam selon sa forme »), que cette forme est le modèle de toute la création, et que le but ultime de la sainteté est de se conformer à cette image principielle inscrite en chaque homme. Le shi’isme ésotérique construit la figure d’un guide divin, l’Imâm, créé par Dieu impeccable et infaillible (ma‘ṣûm), accompagnant le Prophète et perpétuant la prophétie après lui, doté en plus de son existence historique d’une préexistence et d’une surexistence métaphysiques, et s’acquittant d’une mission eschatologique. On distinguera formellement entre l’homme parfait avec une minuscule et l’Homme parfait avec une majuscule, le premier exprimant l’idée de l’humain naturel complètement réalisé, le second celle d’un Homme divin ou théophanique ; mais les deux perspectives s’avèrent parfois indiscernables. Les études ont surtout considéré la notion d’Homme parfait (insân kâmil) telle qu’elle fut élaborée en mystique sunnite, notamment chez Ibn ‘Arabî et ses disciples soufis, négligeant ses développements dans la philosophie (falsafa ou ḥikma) et le shi’isme (p. ex. R. Arnaldez, « Homme parfait », EI2). Or, les deux autres approches sont non moins essentielles ; toutes trois ont sans doute été liées dès l’origine, fût-ce par des rapports de concurrence, et sont entrées dans une synthèse originale chez des penseurs iraniens du 11ème/17ème siècle. Le parcours proposé ici abordera successivement ces trois approches de la philosophie, de la mystique spéculative et du shi’isme ésotérique, pour montrer finalement comment elles se rejoignent dans la gnose shi’ite tardive. [Pierre Lory et Mathieu Terrier]

 L’homme parfait dans la philosophie jusqu’à Suhrawardî

Comme le relevait Mohammed Arkoun, l’idéal moral d’une perfection à atteindre par l’homme est présent dans la culture arabo-musulmane sous des formes littéraires aussi diverses que les fables, la poésie, les manuels d’adab et le hadîth ; il ne pouvait être absent de la philosophie arabe d’inspiration grecque appelée falsafa ou ḥikma (« sagesse ») (Ibn Miskawayh, Traité d’éthique, introduction, p.VII). Celle-ci prolonge en terre d’islam l’entreprise des philosophes antiques, l’effort d’atteindre la sagesse entendue comme perfection de la pensée et de l’agir humains. La définition du but de la philosophie par Socrate dans le Théétète de Platon : « se rendre, autant que possible, semblable à Dieu » (176a, p. 112), est citée et reprise par nombre de philosophes arabo-musulmans, à commencer par al-Kindî (m. ap. 256/870) dans son épître Sur les définitions des choses (Risâla fî ḥudûd al-ashyâ’ wa rusûmihâ) : « Ils définissent aussi la philosophie sous l’aspect de son action en disant qu’elle est l’imitation (tashabbuh) des actions de Dieu, exalté soit-Il, dans la mesure de la capacité de l’homme – c’est-à-dire que l’homme devienne parfait en vertu (kâmil al-faḍîla) » (Rasâ’il falsafiyya, p.172). L’idéal philosophique du perfectionnement humain comme autodéification (ta’alluh, équivalent arabe de l’homoiôsis theô de Platon) va connaître une appropriation et une réélaboration singulière en Islam, par une interaction plus ou moins manifeste avec la figure du saint dans le soufisme (voir infra, II) et celle de l’Imâm dans le shi’isme (infra, III).

L’idée de l’Homme parfait comme archétype originel et fin ultime de l’humanité apparaît pour la première fois dans l’histoire de la philosophie arabo-musulmane dans la fameuse Théologie dite d’Aristote (Ûthûlûjîyâ Arisṭâṭâlîs), en réalité une traduction-adaptation du syriaque en arabe de textes extraits des Ennéades IV, V et VI de Plotin (m. 270 EC), effectuée en 226/840 par Ibn Nâ‘ima al-Ḥimsî et revue par al-Kindî. La distinction que fait Plotin entre l’homme intelligible et l’homme sensible dans son Traité 38 (Ennéades, VI, 7) y est reprise et développée. Dans le dixième chapitre, on lit que le premier Agent – nom philosophique de Dieu – a instauré dans l’Intellect premier, sa première émanation, les formes universelles de toutes les choses dont l’homme. L’Homme intelligible (al-insân al-‘aqlî = noétos anthrôpos) est venu à l’existence avec tous ses attributs propres d’un seul coup, et non l’un après l’autre comme pour l’homme sensible (al-insân al-ḥissî = aesthétikos anthrôpos). « L’homme, dans le monde supérieur, est complet et parfait (tâmm kâmil), et tout ce qui le caractérise en propre est impérissable en lui » (Aflûṭîn ‘inda l-‘arab – Plotinus apud Arabes, p.139). Cet Homme parfait est l’homme premier véritable (al-insân al-awwal al-ḥaqq) ; il est caractérisé comme « une lumière irradiante contenant la totalité des états humains, mais d’une espèce plus excellente, plus noble et plus puissante » ; quant à l’homme sensible, il n’est que « l’image (ṣanam) de cet homme primordial véritable » (Ibid., p.144-145). Si cette conception de l’Homme parfait évoque celle du gnosticisme et du manichéisme, elle est d’un dualisme beaucoup plus modéré, conformément à la pensée authentique de Plotin.

La première mention de l’expression d’al-insân al-kâmil apparaît encore sous le nom d’Aristote, mais de manière sinon plus authentique, du moins plus cohérente avec l’œuvre du Stagirite, dans une doxographie grecque, connue en latin sous le titre des Placita philosophorum, longtemps attribuée à Plutarque avant d’être rendue à un certain Aétius (fin du Ier siècle EC), traduite et adaptée en arabe par Qusṭâ b. Lûqâ (m. 300/912) sous le titre des Opinions physiques agréées par les philosophes (Mâ yarḍâhu l-falâsifa min al-ârâ’ al-ṭabî‘iyya). Dans le chapitre sur la définition de la philosophie, il est rapporté d’Aristote et des péripatéticiens comme Théophraste que « l’homme parfait doit être contemplatif (nâẓir) des choses existantes et actif (‘âmil) selon le beau » (dans Arisṭûṭâlîs. Fî l-nafs, p.95). C’est l’idéal de la sagesse partagé par toutes les écoles philosophiques de l’Antiquité, embrassant les dimensions théorétique et pratique de la vie humaine, refusant par conséquent tout dualisme radical (v. P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?).

C’est encore dans des traductions arabes des œuvres d’Aristote qu’apparaît le terme al-muta’allihûn, « [êtres] déiformes » (dans la traduction de Physique, IV, 11, 218b24, pour hérôs ; et celle d’Éthique à Nicomaque, I, 12, 1101b19 et 1101b23, pour oi théoi, « êtres divins » ; v. G. Endress and D. Gutas, A Greek and Arabic Lexicon, Fascicle 3, p.307). Le terme devient, dans les histoires de la sagesse qui suivent le grand mouvement de traduction et accompagnent le développement de la falsafa, l’épithète accolé aux philosophes ou aux sages (ḥukama’) ayant appliqué le mot d’ordre de Socrate dans le Théétète. Dans l’Histoire des médecins et des sages (Ṭabaqât al-aṭibbâ’ wa l-ḥukamâ’) d’Ibn Juljul (m. vers 383/994), Hippocrate est qualifié de muta’allih (p.16) et Socrate est dit pratiquer le ta’alluh (p.30).

Dans la falsafa comme dans la philosophie grecque antique, on observe une différence d’accent, plutôt qu’une divergence de fond, entre une conception de la perfection humaine essentiellement théorétique et une conception de cette perfection comme relevant autant ou davantage du domaine de l’éthique, voire de la politique. Une tension déjà présente dans l’œuvre d’Aristote, entre l’idéal de perfection pratique de la Politique – non traduite en arabe –et l’idéal du bonheur suprême théorétique du livre X de l’Éthique à Nicomaque, où la vie selon l’intellect est dite « divine comparée à la vie humaine » (X, 7, 1177b 30-31, p. 512). Dans tous les cas, l’homme parfait se caractérise par son activité intellectuelle et sa rationalité ; c’est ce qui définit en propre la perspective philosophique par rapport à la perspective mystique prévalant dans le soufisme et le shi’isme, se référant à un mode de savoir supra-rationnel.

Le premier philosophe original à traiter de la notion d’homme parfait en arabe est peut-être Abû Bakr b. Zakariyyâ al-Râzî (m. v. 320/932). Cet illustre médecin était aussi un métaphysicien, un penseur critique de la religion et un philosophe préoccupé d’éthique. Dans sa Médecine spirituelle (al-Ṭibb al-rûḥânî), il définit « l’homme intelligent et parfait » (al-rajul al-‘âqil al-kâmil) comme celui qui suit ce à quoi l’invite l’intellect, maîtrise son âme et ne suit pas la passion (Opera philosophica, p. 69 ; trad. R. Brague, La médecine spirituelle, p.142-143). Philosophe théiste, Râzî était opposé à l’idée même de prophétie comme perfection exclusive et infuse de quelques individus humains. Dans son Épître sur la conduite philosophique (Kitâb al-sîrat al-falsafiyya), il prend Socrate comme « imâm » et modèle de perfection, ceci en vertu de son progrès spirituel et non de son impeccabilité, et affirme : « le serviteur le plus proche de Dieu est [l’homme] le plus savant, le plus juste, le plus miséricordieux et le plus clément. C’est ce que veut dire la maxime de tous les philosophes : « La philosophie consiste à se rendre semblable à Dieu à la mesure de la capacité de l’homme », et là est toute la conduite philosophique » (Opera philosophica, p. 108).

Al-Fârâbî (m. 339/950) est sans doute le premier philosophe arabo-musulman à proposer une doctrine systématique de l’homme parfait, sans toutefois conceptualiser l’expression d’al-insân al-kâmil. Dans ses traités du Gouvernement politique (al-Siyâsa al-madaniyya) et des Idées des habitants de la Cité vertueuse (Kitâb fî ârâ’ ahl al-madîna al-fâḍila), il définit la perfection de l’homme comme l’identification de son intellect acquis, entéléchie de l’intellect passif, avec l’Intellect agent transcendant et éternel, selon le système noétique hérité d’Aristote (De l’âme, III, chap. 4-5). Le plus haut degré de perfection que l’homme doive atteindre est aussi son bonheur suprême : c’est « le rang de l’Intellect agent » dans lequel l’homme qui intellige, l’intelligé et l’Intellect ne font plus qu’un ; l’homme devient essentiellement Intellect par soi, essentiellement intelligible, et de matériel devient divin (al-Siyâsa al-madaniyya, p.35-36). Dans son traité De l’obtention du bonheur (Taḥṣîl al-sa‘âda), il donne une définition plus large de la perfection humaine comprenant, en plus de la vertu théorétique, la vertu délibérative, la vertu morale et l’art pratique accomplis. Comme chez Platon dont al-Fârâbî s’inspire, l’Homme parfait ainsi défini a une vocation ou une mission politique. Il est « le premier dirigeant au sens absolu (al-ra’îs al-awwal ‘alâ l-iṭlâq), celui qui n’a besoin en rien que le dirige un autre homme » (al-Siyâsa al-madaniyya, p.79). Le « philosophe parfait au sens absolu » est le véritable roi, imâm et législateur, même quand il ne dispose pas des instruments nécessaires à l’exercice de ses vertus politiques (Taḥṣîl al-sa‘âda, p.42-43). La rencontre de l’idéal platonicien du philosophe-roi avec la figure shi’ite de l’Imâm impeccable et souverain est notable. Si l’Homme parfait est le Souverain en soi, avec ou sans autorité politique, les hommes, qui ne peuvent subsister et atteindre leur perfection que dans et par la vie en société, ne connaîtront le bonheur que dans la Cité vertueuse (al-madîna al-fâḍila, équivalent de la Cité juste dans la République de Platon) gouvernée par cet homme. La Cité vertueuse est celle où la coopération sociale a pour fin d’accomplir les choses qui mènent au bonheur véritable (Ârâ’ ahl al-madîna al-fâḍila, p.118 ; trad. P. Jaussen, J. Karam et J. Chlala, p.77). Semblable à un corps complet et sain, elle a un organe dominant qui dirige tous les autres sans être dirigé par aucun. Le chef de la Cité vertueuse ne saurait être un homme quelconque ; il doit posséder d’une part une aptitude naturelle, de l’autre une disposition et un habitus volontaires (Ibid., p.122, trad. p.80). L’homme parfait fârâbien est donc destiné à servir activement l’humanité, il ne lui suffit pas d’exister et d’émaner ou d’inspirer comme un modèle. Après avoir atteint un savoir parfait du Créateur et du monde, il construit un État idéal, agissant dans la Cité comme Dieu agit dans le monde. C’est en ce sens qu’al-Fârâbî reprend à son tour la formule du Théétète dans son épître Sur les préalables nécessaires à l’étude de la philosophie (Fî mâ yanbaghî an yuqaddam qabla ta‘allum al-falsafa) : « La fin que se propose l’étude de la philosophie est la connaissance du Créateur (…) et les actions du philosophe sont l’imitation du Créateur à la mesure de la capacité humaine » (p.53) ; une interprétation politique qui influencera Maïmonide dans son Guide des égarés (p.1212-1221 ; v. L.V. Berman, « The political Interpretation of the maxim : The Purpose of Philosophy is the Imitation of God »). Mais en penseur réaliste, al-Fârâbî observe aussi que trouver toutes les qualités requises réunies en un seul homme est très difficile et qu’il faut, au mieux, se contenter de faire régner des hommes possédant séparément ces vertus.

Un autre philosophe ayant traité de l’homme parfait, cette fois dans les termes mêmes d’al-insân al-kâmil, est Abû l-Ḥasan al-Âmirî (m. 381/992), dont les « recommandations » (waṣâyâ) sont citées par Ibn Miskawayh dans son anthologie De la Sagesse éternelle (al-Ḥikma al-khâlida (Jâvîdân kherad)). Al-‘Âmirî y soutient une position résolument apolitique opposée à celle d’al-Fârâbî : « L’état (ḥâl, équivalent de hexis) de l’homme parfait ne doit pas être proche des états du sultan, sa nature ne doit pas être sujette à la dissolution et à la rouille, ses compagnons ne doivent pas être féroces et bestiaux (…) L’homme ne s’ennoblit pas en devenant un roi mais s’ennoblit en devenant un ange » (p.355 ; v. Rasâ’il Abû l-Ḥasan al-‘Âmirî, p.402). Cette assimilation de l’homme parfait à l’ange, que l’on rencontre aussi chez al-Fârâbî, pourrait d’une adaptation islamique du polythéisme grec. Dans le Livre des Mille (al-Ulûf) d’Abû Ma‘shar al-Balkhî (m. 322/934), il est rapporté de Galien que Dieu révéla à Asclépios : « Tu es plus près d’être appelé par Moi « ange » qu’« homme » », et une révélation identique est attribuée plus loin à Aristote (dans Ibn Juljul, Op. cit., pp.11 et 27). L’origine de cette tradition se trouve dans l’Exhortation à l’étude de la médecine de Galien, où l’Apollon pythique déclare à Lycurgue : « Je ne sais si je te déclarerai dieu ou homme, mais je crois plutôt que tu es un dieu » (IX, 7, p.101-102). Les histoires de la sagesse diffuseront à l’envi ces traditions et, avec elles, le topos du sage angélique.

Autre topos hellénique sur l’Homme parfait, la fameuse formule, attribuée à Démocrite et célèbre chez les pythagoriciens, selon laquelle l’homme est un microcosme (anthropôs micros cosmos, v. H. Diels et W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, II, p.153), connut un développement considérable tant dans la mystique soufie que dans la falsafa. Elle fut d’abord introduite en Islam par le canal néoplatonicien ismaélien. Voici ce qu’attribue à Pythagore la doxographie du Pseudo-Ammonius, composée en arabe en milieu ismaélien au cours du IIIe/IXe siècle : « [Pythagore] évoqua que l’homme, selon le décret de sa nature foncière, est posé en correspondance avec le monde entier. Il est un petit monde (‘âlam ṣaghîr) et le monde est un grand homme (insân kabîr = macranthropôs). C’est pourquoi son lot [reçu] de l’Intellect et de l’Âme est si important. [L’homme] qui a bien raffermi son âme, raffiné ses mœurs et purifié ses états, peut donc parvenir à la connaissance du monde et de son mode de composition » (U. Rudolph, Die Doxographie des Pseudo-Ammonios, p. 53-54). Mais c’est surtout dans le corpus attribué à Jâbir b. Ḥayyân (IIe-IVe/VIIIe-Xe siècles) et dans les épîtres des « Frères de la Pureté » (Ikhwân al-ṣafâ’), société secrète de penseurs shi’ites ismaéliens du IVe/Xe siècle, que le thème des correspondances structurelles entre l’homme microcosme et le monde macranthrope, entre de plein droit dans la pensée islamique ; et, avec lui, l’idée que l’Homme est une limite ou un barzakh entre le monde supra-lunaire spirituel et le monde sublunaire matériel (v. Rasā’il Ikhwān al-ṣafā’, II, 26, p.456-479 ; III, 34, p.212-230). Après eux, la plupart des conceptions de l’Homme parfait en Islam, qu’elles soient philosophiques ou mystiques, intègreront ce schème anthropo-cosmologique.

Les épîtres des Frères de la Pureté proposent une première tentative de synthèse sur le thème de l’Homme parfait conjuguant l’approche philosophique et l’approche ésotérique shi’ite. Eux aussi reprennent à leur compte la définition de la philosophie comme « imitation de la divinité (al-tashabbuh bi-l-ilâh) dans la mesure de la capacité humaine » (Ibid., I, 5, pp.208 et 225 notamment). Mais surtout, ils définissent l’Homme absolu universel (al-insân al-muṭlaq al-kullî) comme le lieutenant de Dieu sur terre, chargé d’agréer toutes les mœurs, toutes les sciences humaines et tous les arts philosophiques. Les hommes particuliers sont « des individus de cet Homme absolu ». Il est « l’âme universelle existant dans tous les individus humains », présent de tout temps et avec tout homme (Ibid., I, épître 9, p.306). L’« Épître sommative » (al-Risâla al-jâmi‘a) qui leur est attribuée évoque « l’homme de la science et la figure de la religion » (al-insân al-‘ilmî wa l-shakhṣ al-dînî), « soutenu par la puissance du Verbe divin », par la connaissance duquel se mérite le nom d’homme, dans lequel on reconnaît la figure shi’ite de l’Imâm. Il est identifié à « l’Homme universel parfait » (al-insân al-kullî al-tâmm) en vue duquel a été créé l’homme particulier. Il est la Voie (ṣirâṭ), l’Esprit saint (al-rûḥ al-qudus) et la Balance (mîzân), des symboles eschatologiques coraniques auxquels est couramment assimilé l’Imâm dans le shi’isme. Reprenant l’analogie du microcosme et du macranthrope, l’auteur ajoute que le monde des sphères, monde spirituel et lumineux, est « l’Homme universel vertueux » (al-insân al-kullî al-fâḍil) obéissant en tout à son Créateur, et que tout ce qui lui est subordonné est l’image (mithâl) de cet Homme (al-Imâm al-mastûr (sic), al-Risâla al-jâmi‘a, p.276-279 ; v. M. Ebstein, Mysticism and Philosophy in al-Andalus, p.157-188).

Après al-Râzî et al-Fârâbî, le thème de la perfection humaine se retrouve développé selon une approche autant éthique que métaphysique dans les cercles des philosophes humanistes de Baghdâd. Le traducteur et commentateur chrétien d’Aristote Yaḥyâ b. ‘Adî (m. 363/974), compose un Raffinement des mœurs (Tahdhîb al-akhlâq) sur la base de la tripartition platonicienne de l’âme, où la voie de la perfection est définie par la raison (v. S. Kh. Samir, « Le Tahḏīb al-aḫlāq de Yaḥyā Ibn ‘Adī (†974) attribué à Ğāḥiẓ et à Ibn al-‘Arabī » et « Nouveaux renseignements sur le Tahḏīb al-aḫlāq de Yaḥyā Ibn ‘Adī et sur le Taymūr aḫlāq »). Puis Abû Sulaymân al-Sijistânî (m. vers 374/985) compose un traité Sur la perfection propre à l’espèce humaine (Fî l-kamâl al-khâṣṣ bi-naw‘ al-insân). Critiquant les conceptions chrétiennes, soufies et shi’ites « extrémistes » de la perfection humaine entendue comme infusion divine ou union substantielle, al-Sijistânî définit les « individus parfaits » (al-ashkhâṣ al-kâmila) comme des fondés de pouvoir du Premier Principe, ayant pour mission de guider les hommes et de diriger le monde, et « l’individu divin » (al-shakhṣ al-ilâhî) comme le nomothète et le gouvernant par excellence (v. M. Kügel-Türker, « Le traité inédit de Siğistānī sur la perfection humaine » ; J. L. Kraemer, Philosophy in the Renaissance of Islam, p.293-304).

Grand représentant de l’« humanisme arabe » cher à M. Arkoun, Ibn Miskawayh (m. 421/1030) est l’auteur d’un autre Raffinement des mœurs (Tahdhîb al-akhlâq ; trad. fr. M. Arkoun, Traité d’éthique), dans lequel il conjugue l’eudémonisme aristotélicien à l’idée théologique de Providence. L’homme, dit-il, a été créé pour que sa réflexion et ses actions réfléchies soient parfaites. La perfection de l’homme est fonction de la rectitude de son discernement, de la véracité de sa réflexion, de la justesse de son choix, et le bonheur de l’homme est fonction de cette perfection (Tahdhîb al-akhlâq, p.12 ; trad. p.19). Comme al-Fârâbî et Aristote, Ibn Miskawayh définit le bonheur de chaque chose comme la perfection achevée qui lui est propre et identifie la perfection suprême de l’homme avec son bonheur accompli. L’homme, écrit-il, ne se suffit pas à lui-même pour assurer à son essence la perfection, mais chacun a besoin des autres pour parfaire son humanité ; l’homme, comme le disait Aristote, est politique par nature ; les anachorètes chrétiens et les soufis musulmans qui réduisent la vertu à l’ascèse et à l’isolement sont dans l’erreur (Ibid., p.29 ; trad., p.45). Comme al-Râzî, il insiste sur la nécessité d’une thérapeutique spirituelle pour l’âme et d’une éducation – rappelons l’importance de la paideia chez les Grecs – qui est l’éthique elle-même ; l’homme raisonnable doit changer ses imperfections en perfection en favorisant son âme rationnelle et en contrôlant ses deux âmes concupiscible et irascible (Ibid., p.48-49 ; trad. p.79-81). Là encore, la perfection humaine n’est pas conçue comme absolue et infuse, mais comme l’entéléchie d’une perfectibilité.

Ceci n’empêche pas l’éthique d’Ibn Miskawayh d’ouvrir sur une perspective métaphysique et religieuse. L’homme qui atteint la perfection dans la connaissance et l’action atteint le bonheur total ; il devient un petit monde, réunissant dans son essence les formes de tous les êtres et réalisant l’ordre rationnel du tout. La perfection humaine est située à l’horizon de la hiérarchie verticale des êtres, minéraux, végétaux et animaux : l’homme qui devient parfait atteint son horizon ultime qui le sépare de l’ange et devient « soit un sage accompli (…), soit un prophète confirmé » ; « il [est] alors intermédiaire entre le monde d’en-Haut et le monde d’en-Bas » (Ibid., p.70 ; trad., p.114). Plus encore, l’imitation du Créateur – où l’on retrouve l’homoiôsis theô de Platon – constitue à la fois le but de la philosophie et le bonheur suprême (Ibid., p.90 ; trad., p.143), et « l’ultime degré dans la vertu consiste en ce que les actes de l’homme soient tous des actes divins (…), [émanant] de son intellect divin qui constitue son essence véritablement » (Ibid., p.88 ; trad., p.141).

Abû ‘Alî Ibn Sînâ, alias Avicenne (m. 428/1037), dans sa Métaphysique du Shifâ’ (Ilâhîyât al-shifâ’), revient à une conception purement théorétique de la perfection humaine. Rappelons que pour lui, l’âme rationnelle (al-nafs al-nâṭiqa) propre à l’homme est une substance incorruptible par essence. Dans le chapitre IX, 7, il écrit que « la perfection propre à l’homme est que son âme rationnelle devienne un monde intellectuel dans lequel est imprimée la forme du tout, l’ordre intelligible dans le tout, et le bien émanant sur le tout depuis son Principe (…). L’âme devient alors un monde intelligible correspondant au monde existant dans sa totalité, témoignant de ce qui est bon absolu, bien absolu, beau véritable absolu, s’unissant avec cela, s’imprimant de son image et de sa forme, s’assimilant à cela, devenant partie de sa substance » (p.425-426). L’union de l’intelligeant, de l’intelligible et de l’Intellect, comme chez al-Fârâbî, est la clé de cette perfection synonyme de bonheur suprême. Quand la faculté intellective a conduit l’âme à un certain degré de perfection, il lui devient possible, quand elle se sépare du corps, d’atteindre son plus complet perfectionnement. Ainsi, l’homme, identifié à son âme rationnelle, ne devient-il parfait que dans la vie dernière, s’il s’y est préparé dans cette vie par l’exercice philosophique et spirituel. À la différence d’al-Fârâbî, Avicenne ne donne pas au sage parfait de fonction ou de mission politique ; celle-ci est l’apanage du Prophète nécessité par la Providence divine, le Prophète qui est à la fois humain et plus qu’humain par essence (Ibid., p.441-442). Dans les dernières sections de son Livre des indications et des remarques (al-Ishârât wa al-tanbîhât), il fait culminer la perfection théorétique dans la connaissance mystique du « gnostique » (‘ârif), le véritable savant. Dans la conclusion de sa Métaphysique du Shifâ’, il écrit que l’homme possédant à la fois la justice, laquelle rassemble toutes les vertus pratiques, et la sagesse théorétique, atteint le bonheur ; et il ajoute : « celui qui, en plus de cela, est doté des propriétés de la prophétie, est près de devenir un Seigneur humain (rabb insânî) auquel il serait licite de vouer un culte après Dieu. Il est le souverain du monde terrestre où il est le lieu-tenant de Dieu » (Ilâhîyât al-shifâ’, p.455, allusion à Coran, II, 30, voir infra, II). Ainsi, le véritable sage est le modèle philosophique universel de l’homme parfait, pour cette vie et la vie dernière, quand le Prophète, proche mais distinct du sage parfait en tant qu’il est un être providentiel, est un exemplaire singulier et inimitable de l’Homme parfait.

Après son âge d’or bagdadien aux IVe/Xe et Ve/XIe siècles, la falsafa connaît une deuxième efflorescence en Andalousie arabe. Les philosophes Ibn Bâjja (m. 533/1139) et Ibn Ṭufayl (m. 581/1185) accentuent encore la tendance intellectualiste d’al-Fârâbî et d’Avicenne en séparant l’Homme parfait de la Cité parfaite. Pour Ibn Bâjja, auteur du Régime du solitaire (Tadbîr al- mutawaḥḥid) l’éducation et la pratique politique contribuent au perfectionnement de l’homme mais sa félicité et sa perfection ultime résident dans une activité purement théorétique, une actualisation complète de son intellect dans laquelle et par laquelle il se dépouille de tout attribut sensible. Développant à son tour l’intuition métaphysique d’Aristote dans son traité De l’âme, il écrit que le sage, en intelligeant les intelligences simples et substantielles, devient l’une de ces intelligences ; « alors il est vrai de dire qu’il est seulement divin (ilâhî faqaṭ) (…), et tout ceci peut arriver au solitaire sans la Cité parfaite » (p.61-62). Chez Ibn Bâjja, l’autonomie et l’autosuffisance de l’homme parfait ne le destinent plus à être le chef suprême de la Cité, comme chez Fârâbî, mais le qualifient comme solitaire ou esseulé : « l’homme de nature parfaite est celui qui est naturellement fait pour exister en vue de lui-même », même s’il vit en société (Rasâ’il falsafiyya li-Abî Bakr bn Bâjja, p.57). L’homme parfait l’est d’autant plus qu’il est dénué de fonction politique. Ibn Ṭufayl, dans son fameux roman philosophique Ḥayy Ibn Yaqẓân (trad. fr. L. Gauthier, Le philosophe autodidacte), va plus loin en imaginant un homme né dans la solitude et qui, suivant le développement naturel de ses facultés, atteint finalement, sans même le moyen du langage, la perfection intellective, la réalisation spirituelle du monothéisme (le tawḥîd) et l’union mystique avec Dieu. Non seulement l’homme n’a pas besoin de la vie sociale pour réaliser sa perfection, mais l’homme parfait ne peut exister que dans la solitude préservant de la corruption de la vie sociale : après avoir tenté en vain d’instruire une société musulmane aux secrets de la Révélation, Ḥayy Ibn Yaqẓân retourne avec son ami Aṣâl sur l’île déserte. Quant à Ibn Rushd (Averroès, m. 595/1198), dans son Commentaire du traité De l’âme d’Aristote, il fait du philosophe parfait, en qui l’humanité réalise sa fin, un intellect entièrement informé par l’Intellect agent séparé, un acte théorétique universel et permanent où se dissout le sujet, le je. C’est en ce sens qu’il écrit : « Selon ce mode, l’homme est donc, comme le dit Thémistius, semblable à Dieu, car il est d’une certaine manière tous les êtres et il les connaît tous en quelque manière ; en effet, les êtres ne sont rien d’autre que sa science, et la cause des êtres n’est rien d’autre que sa science » (Averroès, L’intelligence et la pensée, trad. A. De Libera, p.167-168 ; v. J.-B. Brenet, Averroès l’inquiétant, p.121-124).

En même temps que la falsafa s’éteint en Occident avec Ibn Rushd, la philosophie renaît en Orient musulman, sous le nom de ḥikma, avec Shihâb al-Dîn al-Suhrawardî (en persan Sohravardî, m. 587/1191). Intégrant la critique mystique d’une philosophie purement intellectualiste, ce penseur conjugue péripatétisme et néoplatonisme dans une métaphysique de la Lumière qui remet en perspective toute la physique, la métaphysique et la théorie de la connaissance d’Avicenne et des falâsifa. Il appelle cette nouvelle perspective la « sagesse de l’illumination » (ḥikmat al-ishrâq), titre de son opus magnum (dans Sohravardî, Œuvres philosophiques et mystiques, t. 2 ; trad. fr. H. Corbin, Le livre de la sagesse orientale). Dans son prologue, sans employer l’expression d’al-insân al-kâmil, il définit idéalement un homme conjuguant le plus haut degré dans la connaissance philosophique rationnelle (baḥth) et dans l’expérience mystique supra-rationnelle, l’autodéification (ta’alluh). Il ajoute : « s’il se rencontre à une époque donnée [un Sage] qui ait à la fois profondément pénétré en l’expérience mystique et en la connaissance philosophique, c’est à lui que revient l’autorité terrestre, et c’est lui le calife de Dieu. [...] Par cette autorité, je n’entends pas l’exercice du pouvoir temporel triomphant (…), car, s’il peut arriver que le Guide déiforme (al-imâm al-muta’allih) voie son autorité publiquement reconnue, il arrive aussi qu’il reste caché (khafî) ; c’est lui que la multitude appelle « le Pôle » (quṭb) ; c’est à lui qu’appartient l’autorité, même s’il est complètement inconnu des hommes. Lorsque le pouvoir est dans ses mains, l’époque est une époque de Lumière. Mais lorsque l’époque est privée de toute régence divine, les Ténèbres sont alors triomphantes » (Œuvres, t. 2, p.11-12 ; trad. p.90-91, modifiée par nous). Même désengagé de toute politique humaine, cet Homme parfait joue un rôle éminent dans la politique divine, détenant une autorité ontologique qui s’exerce sur le mode de l’émanation et non de la domination. Cette conception fait écho, plus qu’à al-Fârâbî, à l’ésotérisme shi’ite, avec l’idée du calife caché, et au soufisme, avec la notion de « Pôle ». La synthèse des perspectives philosophiques, mystiques et shi’ites sur l’Homme parfait est en marche. [Mathieu Terrier]

 L’Homme parfait dans la mystique du soufisme

La notion d’Homme Parfait dans la mystique musulmane rejoint par bien des aspects ce qui vient d’être mentionné supra à propos d’exposés d’ordre philosophique. Cependant, ainsi qu’il a été signalé, la perspective mystique suit une démarche différente. Elle ne se fie pas aux lumières de la raison, mais recherche une connaissance procédant par voie illuminative, le « dévoilement » intérieur (kashf). Ce dévoilement est recherché à travers une méditation intériorisée du texte coranique. À partir du IIIe/IXe siècle surgiront des doctrines mystiques sur l’Homme Parfait qui chercheront à se construire à partir de versets tirés du texte sacré. Quels sont les « germes » coraniques de cette idée d’Homme Parfait ? Pour commencer, le Coran place l’homme au centre de la création. Il est le lieu-tenant, le préposé (khalîfa) de Dieu sur la terre (verset II 30). Il accepte le dépôt cosmique de Dieu (amâna) que les cieux et la terre avaient décliné de porter (XXXIII 72). Dieu a soumis à lui et pour lui toute la création : « Ne vois-tu pas que Dieu vous a soumis tout ce qui est sur la terre ainsi que le vaisseau qui vogue sur la mer par son ordre ? » (XX 65). Dieu envoie aux hommes sa lumière (IX 32 ; LXI 8 ; II 257). Certains versets coraniques qualifient Muḥammad et/ou son message de « lumière » (V 15) et de « lampe brillante » (XXXIII 46). Ces versets serviront de point d’appui à l’éclosion de l’idée de « Lumière muḥammadienne » (al- nûr al-muḥammadî), amplifiée par les commentaires ésotériques du verset XXIV 35 dit « verset de la Lumière » : « Dieu est la lumière des cieux et de la terre. Sa lumière est semblable à une niche où se trouve une lampe. La lampe est dans un verre, qui ressemble à un astre éclatant. Son combustible vient d’un arbre béni, un olivier ni oriental ni occidental (…) ». L’un des commentaires coraniques les plus anciens, celui de Muqâtil ibn Sulaymân (rédigé vers 133/750), avance que Muḥammad est la lumière, allumé à l’arbre de la prophétie d’Abraham comme « une lumière issue de la lumière », lampe cachée dans la niche qu’étaient les reins de son père ‘Abd Allâh. Ceci est une allusion au récit de la biographie du Prophète (Sîra) d’Ibn Ishâq mentionnant une lumière sur le front de ‘Abd Allâh, qui disparut après la conception de l’enfant. Le contexte ne permet toutefois pas d’inférer qu’il y ait là pour Muqâtil autre chose qu’une simple métaphore ; le déploiement de la conception de « Lumière muhammadienne » apparaîtra seulement au siècle suivant.

L’évolution ultérieure de la pensée mystique trouva à s’alimenter non seulement dans ces versets, mais également dans certains hadiths ésotériques mentionnant de façon plus ou moins explicite l’image de la Lumière muḥammadienne. Ainsi un hadîth recueilli dans le Saḥîḥ d’al-Bukhârî affirme-t-il : « Je fus missionné depuis les meilleures générations des fils d’Adam, siècle après siècle, jusqu’à cette époque où je vis maintenant » (al-Bukhârî, Sahîh, K. al-Manâqib, n°3557). Un autre hadîth – cité par Ibn Hanbal dans son Musnad, et al-Tirmidhî dans ses Sunan - fait dire à Muḥammad : « Je fus institué prophète lors qu’Adam était entre l’esprit et le corps ». Ce hadîth, qui est transmis avec des variantes, a pu être interprété comme une simple affirmation de la prédestination de Muḥammad à devenir prophète ; il a toutefois servi de base à l’idée que Muḥammad fut la manifestation historique d’une réalité métaphysique préexistant à la création des choses matérielles. Il est difficile de ne pas mettre en parallèle cette notion de préexistence du prophète de l’islam avec la doctrine judéo-chrétienne du Verus Propheta, explicitée dans Le roman pseudo-clémentin comme la manifestation successive de l’esprit de Dieu depuis Adam, Moïse, et finalement en Jésus en qui elle trouve son parachèvement (trad. A. Le Boulluec, in Écrits apocryphes chrétiens, t. II, Paris, 2005).

Il n’est pas facile de tracer l’apparition des premières spéculations sur l’Homme Parfait dans la mystique sunnite. C’est avec Sahl al-Tustarî (m. 283/896) que la notion de Lumière muḥammadienne acquiert une véritable dimension doctrinale. Dans les fragments courts et épars de ce qui reste de sa pensée théologique, il évoque la Lumière muḥammadienne comme première création, à partir de laquelle sont émanés tous les autres êtres : Adam, la lumière des autres prophètes, puis l’humanité toute entière (G. Böwering, The Mystical Vision of Existence in Classical Islam, p.149-157). Le thème de la primordialité de l’existence de Muḥammad est décliné par plusieurs autres doctrinaires de la mystique, comme al-Tirmidhî al-Hakîm (m. entre 318/936 et 320/938), qui professe que Muḥammad fut le premier de tous les êtres créés mais non pas, comme le concevait al-Tustarî, qu’il constituait la matrice du reste de la création. Al-Ḥallâj (m. 309/922), dans un des rares ouvrages qui aient été conservés de lui, le Kitâb al-Tawâsîn, développe une doctrine de la primordialité ontologique de Muḥammad, origine, guide et finalité (dalîl wa-madlûl) des humains dans leur quête terrestre du divin (L. Massignon, La Passion de Hallâj, III p.300-323).

La mystique sunnite n’a certes pas élaboré ces doctrines en vase clos ; elle réagissait en écho aux autres courants de pensée qui lui étaient contemporains. Des doctrines analogues furent élaborées à la même époque et peut-être même plus anciennement dans le shi’isme (cf infra III). Les emprunts à la falsafa sont également patents (voir supra I). L’idée générale prit cependant une ampleur étonnante au fil des générations au sein de l’islam sunnite, qui spécifia ce rôle ontologique en le réservant au seul Muḥammad. Un exemple explicite est à trouver dans la grande hagiographie consacrée au Prophète, le Kitâb al-Shifâ’ bi-ta‘rîf ḥuqûq al-muṣṭafâ du cadi ‘Iyâḍ (m. 544/1149). L’auteur développe cette idée de la Lumière muḥammadienne transmise de prophète en prophète. Il cite un dire attribué à Muḥammad remontant à Ibn ‘Abbâs : « L’esprit du Prophète était une lumière devant Dieu deux mille ans avant qu’Il ne crée Adam. Dieu louait cette lumière, et avec Lui les anges. Lorsque Dieu créa Adam, il plaça cette lumière dans ses reins. Dieu m’envoya sur terre dans les reins d’Adam, puis me déplaça ensuite dans les reins de Noé, puis d’Abraham. Puis Dieu me déplaça successivement dans des reins d’autres, d’une matrice pure à une autre, jusqu’à ce qu’Il me manifeste (maintenant), à partir de mes parents » (K. al-Shifâ’, I p.825). ». Ce thème connut une large diffusion populaire, notamment dans les milieux soufis. À titre d’exemple, la célèbre prière al-Ṣalât al-ṣughrâ de ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 561/1166) commence ainsi : « Ô mon Dieu, prie sur notre seigneur Muḥammad dont la lumière précède la création ... ». Muḥammad fut progressivement conçu comme constituant la face humaine de Dieu. C’est ce qu’exprime l’invocation shâdhilite dite « al-Mashîshiyya » (VIIe/XIIIe siècle) : « Ô mon Dieu, il (= Muḥammad) est ton secret qui englobe tout ce qui renvoie à toi, il est ton voile suprême levé pour Toi, devant Toi ». On pourrait multiplier les exemples. Ajoutons que la célébration de la fête du Mawlid, l’anniversaire du Prophète, le 12e jour du mois de Rabî‘ al-awwal, qui s’impose à partir des XIIe et XIIIe siècles, illustre ce mouvement de piété. Pour les mystiques, l’enjeu de ces conceptions sur Muḥammad étaient au fond de souligner un point de doctrine plus général encore, la présence en chaque être humain d’une image de Dieu, selon le (présumé) hadith « Dieu a créé Adam selon sa forme » – s’agissant sinon d’une forme/image de Dieu Lui-même, du moins une empreinte du modèle voulu par Lui. Parmi d’autres penseurs, Abû Ḥâmid al-Ghazâlî (m. 505/1111) s’efforça de donner un cadre théologique et philosophique à cette idée de correspondance entre l’homme et son Seigneur, notamment dans son traité Le Tabernacle des Lumières (Mishkât al-anwâr) ; ce qui éclairait le contenu mystique d’un autre hadith souvent cité dans une intention analogue « Celui qui se connaît, connaît son Seigneur ». Pour un mystique sunnite, suivre l’exemple de Muḥammad, homme parfait, dans la profondeur de sa sunna, c’est faire germer en soi-même la forme voulue par Dieu, présente au fond de chaque personne.

Une synthèse beaucoup plus vaste et, peut-on presque dire, définitive, fut formulée dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabî. L’idée que l’être de Muḥammad englobe à la fois la réalité métaphysique première du cosmos et la personne surgie dans l’histoire parmi la tribu de Quraysh, traverse l’œuvre océanique du Shaykh al-akbar. Des passages clés sont à trouver dans le Chatons des sagesses (Fuṣûṣ al-ḥikam ; chap. 1 sur le Verbe d’Adam, et surtout chap. 27 sur le Verbe de Muḥammad), dans les Illuminations de La Mecque (al-Futûḥât al-makkiyya ; chap. 6 et 371,9 notamment), ou encore dans le traité fort ésotérique Anqâ’ mughrib (v. une synthèse de ces textes dans C. Addas, Une Victoire éclatante). À partir d’Ibn ‘Arabî, l’idée de l’Homme universel (autre traduction possible d’al-insân al-kâmil) manifesté en Muḥammad deviendra le bien propre de la doctrine soufie, apparaissant chez une multitude d’auteurs. Un essai complet sur la conception de l’Homme Universel a été rédigée par ‘Abd al-Karîm al-Jîlî, soufi et savant yéménite du VIIIe-IXe/XIVe-XVe (m. vers 812/1410), dans son ouvrage connu sous le titre de L’Homme Parfait (al-Insân al-kâmil).

Ces motifs développés par Ibn ‘Arabî, al-Jîlî ou d’autres mystiques se retrouvent chez des auteurs modernes et contemporains. Ils apparaissent ainsi dans le Livre des Haltes (Kitâb al-mawâqif), de l’émir Abdel Kader (m. 1883). L’essayiste et poète indo-musulman Mohammad Iqbal (m. 1938) la reprend pour l’insérer dans sa propre vision du devenir de l’être musulman. Mais ils ne sont pas limités à des cercles d’intellectuels de tendance mystique. Dans l’islam populaire, l’exaltation de Muḥammad comme figure théophanique est très répandue. La conception de l’Homme Universel se reflète notamment dans le fameux recueil de prières Dalâ’il al-khayrât d’al-Jazûlî (m. 875/1470), qui a marqué si profondément la piété populaire au Maghreb jusqu’à nos jours. Les formules de prières liturgiques sur le Prophète en usage dans le soufisme reflètent à des degrés divers la doctrine de la Réalité muḥammadienne. Cette dévotion au Prophète vivant n’est au demeurant pas limitée au soufisme. La simple « prière sur le Prophète », très couramment et intensément pratiquée par les musulmans ordinaires, non soufis, établit selon les pratiquants un lien avec la Réalité qu’elle invoque. Tout cela garde des prolongements vivants jusqu’à nos jours.

Présentons plus en détail cette doctrine mystique. Ibn ‘Arabî expose en plusieurs passages de son œuvre cette notion d’« Homme universel », origine et modèle de toute la création, qui s’accomplit dans l’existence pour réaliser l’« Homme parfait ». Le processus de l’émanation de tous les êtres au travers de cette matrice cosmique appelée aussi « Réalité muḥammadienne » (ḥaqîqa muḥammadiyya) est notamment décrit dans le chapitre 6 des Illuminations de La Mecque (al-Futûḥât al-makkiyya, I, p. 117-121). Cette Réalité y est assimilée à l’Intellect Premier, à l’Esprit (rûḥ), au Calame suprême qui écrit toute chose sur le Registre de l’existence. Elle se manifeste à travers tous les êtres de façon parcellaire, mais s’accomplit de façon synthétique dans les êtres humains et de façon parfaite dans la personne historique des prophètes et des saints ; Muḥammad en étant le dernier, l’accomplissement.

Dans le premier chapitre de ses Chatons de la Sagesse (Fuṣuṣ al-ḥikam) consacré au « Verbe d’Adam », Ibn ‘Arabî écrit : « Cet être que nous venons de mentionner porte les noms d’Homme et de Calife. Homme, par l’universalité de sa constitution qui englobe les essences de toute chose. Il est à Dieu ce que la pupille est à l’œil, qui est l’organe du regard (…) : par lui, Dieu regarde Sa création et lui dispense Sa miséricorde. Il est l’homme adventice et pourtant sans commencement, généré et pourtant éternel. Il est le Verbe qui sépare et unit. C’est par son existence que le monde est (…). L’Homme a été chargé par Dieu de veiller à son royaume, et le monde sera préservé aussi longtemps qu’y subsistera cet Homme parfait ». M. Chodkiewicz ajoute ce commentaire : « Le terme d’insân kâmil s’applique proprement à l’homme en tant qu’il est en acte, ce en vue de quoi il a été créé, c’est-à-dire en tant qu’il réalise effectivement son théomorphisme originel : car Dieu a créé Adam « selon sa forme » » (Le Sceau des saints, p.90-91). Et il poursuit par ces précisions : Ibn ‘Arabî parle de Réalité muḥammadienne (haqîqa muḥammadiyya), comme matrice universelle de toute la création, et d’Homme Parfait (insân kâmil) comme per-fection, accomplissement, finalité de tout le processus de création.

C’est en ce sens que la manifestation dans le monde sensible et sous forme humaine de la Réalité muḥammadienne est parfois désignée par l’expression d’« Homme parfait » – parfait non pas seulement au sens de « vertueux », mais comme réalisant en acte de tous les degrés de l’être. Cet accomplissement reste potentiel chez la plupart des hommes ; il s’accomplit chez les grands saints et les prophètes, qui peuvent en ce sens être appelés « hommes parfaits ». La personne historique du prophète Muḥammad représente la forme la plus accomplie de cette « perfection ». En tant qu’Homme parfait, Muḥammad représente donc l’origine et la finalité de toute chose. Ibn ‘Arabî écrit dans Les Chatons des sagesses (chap. 27, sur la Sagesse de Muḥammad) : « Il est l’être le plus parfait de toute l’espèce humaine. C’est pour cela que tout a commencé par lui et que par lui tout est scellé. En effet, il fut prophète « alors qu’Adam était entre l’eau et la boue » (hadith). Puis par sa forme élémentaire (physique), il fut le Sceau des prophètes ». Tous les saints (awliyâ’) se situent dans ce projet de « perfection » humaine ; ils reflètent à des degrés divers la lumière de la Réalité muḥammadienne. Selon la tradition soufie, il existe à chaque génération un saint accompli, un homme qui réalise cette perfection humaine muḥammadienne : il est appelé le Pôle (quṭb), le Recours (ghawth).

‘Abd al-Karîm al-Jîlî reprend la doctrine d’Ibn ‘Arabî, en se l’appropriant dans un discours parfois original. L’idée de base se résume comme suit. Dieu est la seule existence. L’univers est la révélation que Dieu manifeste à Soi-même ; il est une pensée divine prenant forme. En soi, il n’est qu’une imagination divine (khayâl fî khayâl fî khayâl). Les créatures sont comme une image projetée dans un miroir. L’univers n’existe que par Lui et en Lui : les existants sont comme de la glace issue de l’eau : apparemment plus figée, en fait identique. Al-Jîlî détaille les descentes de l’Être, en individuations successives. Il distingue : 1) La Nuée (al-‘amâ ; d’après un hadith), soit l’Essence complètement inconnaissable, au-delà de toute qualité et relation. Cette totale incognoscibilité commence à se définir avec 2) la notion d’« unitude » (aḥadiyya). Placée face à la multiplicité de la manifestation, l’unité divine est alors plus spécifique et est nommée 3) wâḥidiyya. Dieu se manifeste au monde par Ses attributs qui peuvent être des attributs de l’Essence (Unité, Eternité, Réalité), de la Beauté/Miséricorde (Pardonnant, Guide), de la Majesté/Rigueur (Tout-Puissant, Vengeur), ou de la Perfection (Premier et Dernier, Intérieur et Extérieur). L’image complète contenant tous les attributs divins est 4) l’image humaine, et plus précisément Muḥammad en tant qu’archétype de toute la création (chap. 60 et 53). Jîlî détaille la « constitution » de cet Homme Parfait : son esprit est l’Esprit saint (Rûḥ al-quds) dont sont créés tous les anges. Il se manifeste dans la « Réalité muḥammadienne », et est également appelé « Intellect Premier », « Calame suprême ». À partir de lui a lieu l’émanation de tous les êtres, la manifestation de toutes les entités créées. L’être humain individuel naît bien sûr imparfait. Mais il est invité, par la pratique religieuse et le parcours mystique, à accomplir sa mission de perfection. Il s’agit de parcourir en sens inverse le déploiement de l’existenciation. Le soufi est appelé à comprendre le sens cosmique de chaque attribut divin, à devenir « vivant » par la vie de Dieu, « connaissant » par la science de Dieu, etc. ; alors il pourra s’unir à l’Essence divine. Cette « union » ne signifie pas que l’homme « devienne » Dieu ; il réalise qu’il est fondamentalement manifestation (tajallî) de cette Essence divine, qui le dépasse infiniment (R.A. Nicholson, Studies in Islamic Mysticism, p.77-161, p. 142).

Cette jonction entre l’humain et le divin se réalise dans l’histoire des hommes, notamment au travers des prophètes et des saints qui accomplissent le « plan » divin pour lequel ils ont été créés. Le prophète Muḥammad apparu dans l’histoire est par excellence la manifestation de cette union entre le divin et l’humain, soit « l’Homme parfait ». Celui-ci peut cependant se manifester sous la forme de tout autre saint. Ainsi Jîlî le rencontra-t-il (dans un rêve ?) sous la forme de son maître spirituel Sharaf al-dîn al-Jabartî.

Pour conclure cette partie, soulignons que les soufis considèrent les saints accomplis comme des manifestations individuées de la présence de l’Homme parfait. Ces apparitions successives des saints dans l’histoire présentent une dimension proprement eschatologique. Ces hommes réalisent chacun une partie du projet divin de révélation par Dieu de ses propres attributs à Lui-même. En fait, toute une hiérarchie de saints manifeste à chaque époque l’insân kâmil sur la terre. À son sommet se trouve le Pôle (quṭb). Ces grands saints deviennent un pont entre les forces divines, les énergies célestes, et le monde des hommes. Ils agissent comme médiateurs, pourvoyant non seulement guidance et enseignement spirituel, mais aussi prédictions, conseils, guérisons, victoires etc. D’où le lien puissant de cette notion abstraite à une vénération populaire envers les saints. De ce fait, cette notion d’Homme parfait, nous l’avons déjà signalé, déborde le cadre du soufisme stricto sensu. D’une certaine manière, elle est devenue un théologoumène commun à tout un pan de la pensée sunnite. Cette idée peut être résumée comme l’a fait al-Jurjânî (m. 812/1413) dans son Livre des définitions (Kitâb al-ta‘rîfât) sous l’entrée « al-Insân al-kâmil » : « C’est lui [l’homme parfait] qui totalise tous les mondes divins et de tous les mondes engendrés, sous leurs modalités universelles et particulières. Il est le Livre synthétisant tous les livres divins et créés. Eu égard à son esprit et son intellect, il est un livre intellectif appelé « la Mère du Livre ». Eu égard à son cœur, il est le Livre de la Tablette bien gardée. Eu égard à son âme, enfin, il est le Livre de l’Effacement et de la Confirmation. […] En tant qu’Intellect premier, il est au macrocosme et à ses réalités essentielles ce que l’esprit de l’être humain est à son corps et à ses facultés. L’âme universelle est le cœur du macrocosme comme l’âme rationnelle est le cœur de l’homme. Pour toutes ces raisons, le monde a été désigné comme « le grand Homme » (insân kabîr) » (Kitâb al-ta‘rîfât, p. 39-40). Une définition qui rassemble déjà les perspectives philosophiques et mystiques prises sur l’Homme parfait. [Pierre Lory]

 L’Homme parfait dans le shi’isme originel et la gnose shi’ite depuis le VIIe/XIIIe siècle

Si, comme nous l’avons vu, l’expression d’al-insân al-kâmil n’apparaît d’abord expressément que dans certains textes de falsafa des IIIe-IVe/IXe-Xe siècles, la première réflexion approfondie sur le thème de l’Homme parfait dans ses dimensions individuelle et universelle, historique et métaphysique, prend forme dans le shi’isme originel, de nature ésotérique, dont le corps de doctrines se constitue dès le IIe siècle de l’Hégire. Par-delà ses divisions en de multiples rameaux, le shi’isme se définit par l’affirmation du rôle fondamental, au côté du Prophète (nabî) Muḥammad, du walî, « ami » ou « allié de Dieu », ‘Alî b. Abî Ṭâlib (m. 40/661), cousin, compagnon et gendre de Muḥammad. Le walî est l’héritier et le lieutenant du Prophète (khalîfa), le seul guide (imâm) légitime de la communauté après lui, détenteur du pouvoir spirituel et temporel, en vertu du don divin de la ‘iṣma, impeccabilité et infaillibilité, qu’il partage avec le Prophète. Dans cette doctrine, le Prophète et l’Allié sont presque indifférenciés et forment ensemble l’exemplum de l’Homme parfait comme création primordiale, émanation directe de Dieu. Tout comme Muḥammad était déjà prophète « alors qu’Adam était entre l’eau et la boue », ‘Alî était déjà allié de Dieu (walî) « alors qu’Adam était encore entre l’eau et boue » (hadîth rapporté des imâms). Muḥammad et ‘Alî ont été créés ensemble d’une même « lumière divine » qui, inséminée dans les lombes d’Adam, ne s’est divisée en deux semences que dans Ibn al-Muṭṭalib, leur grand-père commun, pour se réunir à nouveau dans la descendance de ‘Alî avec la fille du Prophète Fâṭima (v. M. A. Amir-Moezzi, Le guide divin dans le shî‘isme originel, p. 101-105).

Le shi’isme duodécimain, devenu majoritaire au sein du shi’isme après le IIIe/IXe siècle, vénère « quatorze Impeccables » : Muḥammad, Fâṭima, ‘Alî, le premier imâm, Ḥasan et Ḥusayn, les deux petits-fils du Prophète, deuxième et troisième imâms, et neuf hommes descendant en ligne directe de Ḥusayn. Le dernier d’entre eux, le douzième imâm, est entré en « occultation majeure » en 329/941. Des hadîths répandus en milieu shi’ite affirment que ces Impeccables (ma‘ṣûmûn) ont été créés à l’origine des temps d’une argile pure tirée du ‘Illiyîn, la matière quintessentielle du paradis, que leurs adversaires l’ont été de la substance de l’enfer, le Sijjîn, et le reste des hommes d’un mélange des argiles. Parmi eux, les cinq premiers – Muḥammad, ‘Alî, Fâṭima, Ḥasan et Ḥusayn – forment ensemble un Plérôme de l’humanité parfaite, une humanité divine qui est le principe et la fin de la création du monde et de l’humanité historique. Ils sont désignés par « les Cinq du manteau » d’après un fameux épisode de la Sîra du Prophète. Des hadîths des imâms rapportent qu’Adam, à peine créé, fut appelé par Dieu à reconnaître la finalité de sa création dans la souveraineté de ces cinq, et que leurs noms sont les paroles par lesquelles Adam obtint le pardon de Dieu après sa chute, selon Coran, II, 37 : « Adam recueillit de son Seigneur certaines paroles, le Seigneur sur lui S’était repenti ».

L’Imâm des shi’ites est un Homme parfait existant sur deux plans de réalité, physique et métaphysique, historique et métahistorique. Que ‘Alî et les imâms de sa descendance aient été impuissants, sur le premier plan, à faire valoir leur droit, n’enlève rien à leur perfection morale, exemplifiée par leur justice absolue, ni à leur souveraineté sur le plan métaphysique. Dans le temps de l’histoire, l’Imâm des shi’ites n’est pas un chef politique mais un maître spirituel. Il est surtout l’herméneute du Coran, qui sans lui reste un « livre muet », c’est pourquoi il est appelé « le Coran parlant » (v. M. A. Amir-Moezzi, Le Coran silencieux et le Coran parlant, chap. 3, p.101-125). Sur le plan métaphysique, il est le détenteur de la Science divine et de la Puissance divine, le pôle de la création qu’il maintient dans l’existence, le souverain absolu du cosmos ; et il est l’objet même de la Révélation, qui parle principalement de lui. Cette identification shi’ite de l’Imâm avec le « Coran parlant » pourrait être à l’origine de l’analogie de l’Homme parfait et du Livre divin telle qu’elle est développée en mystique sunnite. Ce n’est que dans le dernier Imâm, qui se manifestera à la fin des temps pour « couvrir la Terre de justice comme elle l’était d’injustice et d’iniquité », que la perfection ontologique prendra une forme politique, d’abord dans le combat apocalyptique, où il fera preuve d’une puissance invincible, puis dans un règne pacifique qui précèdera la fin du monde, où il se montrera d’une justice parfaite. L’Imâm est l’allié de Dieu depuis la prééternité jusqu’à la Fin des temps et même après, dans la post-éternité de la grande Résurrection, où ‘Alî partagera les hommes entre le paradis et l’enfer : ceux qui l’auront connu et aimé iront au paradis, ceux qui l’auront ignoré ou haï iront en enfer. Pour toutes ces raisons, l’Imâm est pour les croyants shi’ites tout à la fois un maître de vérité, un guide de vie, un objet d’amour et d’empathie – pour ses souffrances terrestres –, un motif de contemplation intérieure et un intercesseur pour le salut final (pour des analyses détaillées de ces aspects, v. encore M. A. Amir-Moezzi, La religion discrète).

Le corpus du Hadîth shi’ite, dont le noyau fut fixé entre le début du IIe/VIIIe et le milieu du IVe/Xe siècle, rassemble les enseignements des douze imâms historiques, consistant largement en une exégèse ésotérique du Coran. Dans cet enseignement, l’Homme parfait parle au sujet de lui-même, il est à la fois sujet et objet du discours et de la pensée. Ceci s’exprime particulièrement dans une série de prônes attribués à ‘Alî, conservés et transmis dans les milieux qualifiés d’« exagérateurs » (ghulât), écartés par les shi’ites du courant rationalisant et affectionnés par des penseurs ésotériques comme Sayyid Ḥaydar Âmolî (m. après 786/1384-85) et Ḥâfiẓ Rajab Bursî (m. après 813/1410-11). Voici un extrait du « prône de la claire déclaration » (khuṭbat al-bayân) : « Je suis le Secret de l’Invisible, je suis le Secret des secrets, je suis l’Arbre des Lumières, je suis le Guide des cieux (…), je suis la Face de Dieu, je suis l’Œil de Dieu, je suis la Main de Dieu, je suis la Langue de Dieu, je suis la Lumière de Dieu (…), je suis le Créateur, je suis le Créé, je suis le Contemplateur, je suis le Contemplé (…), je suis le Compatissant, je suis le Miséricordieux, je suis l’Élevé, je suis le Plus-Élevé, (…), je suis ‘Alî b. Abî Ṭâlib » (La religion discrète, p.105-108 ; v. aussi L. Massignon, « L’Homme parfait en Islam », p.122-125). Ce prône et ses variantes sont des manifestes de l’Homme parfait comme Homme divin, Homme théophanique, « face de Dieu tournée vers l’homme » selon l’expression d’Henry Corbin. Ces textes, qualifiés techniquement par M. A. Amir-Moezzi de « prônes théo-imâmosophiques », ne sont pas sans rappeler les « locutions théopathiques » (shaṭaḥât, ainsi traduit par Massignon) de soufis comme Abû Yazîd Basṭâmî et al-Ḥallâj, dont le plus fameux : « Je suis le Vrai [Dieu] » (anâ l-ḥaqq).

Cette conception shi’ite ésotérique de l’Homme parfait est plus ancienne que le soufisme doctrinal et la falsafa et n’a pas manqué de les influencer, quoique le shi’isme aurait pu recevoir précocement l’influence du néoplatonisme et d’autres doctrines tardo-antiques dans lesquelles était présente l’idée de l’Homme divin. Pour distinguer les perspectives, on peut dire que dans la philosophie et le soufisme, l’Homme parfait est une humanité divinisée ou auto-déifiée, tandis que dans le shi’isme, l’Imâm impeccable est une divinité auto-humanisée. On trouve aussi dans le shi’isme ésotérique une conception plus modérée de la nature de l’Imâm et une influence réciproque de la falsafa, comme dans ces vers du Diwân attribué à l’imâm ‘Alî : « Ton remède est en toi et tu ne le sais pas, ton mal vient de toi et tu n’observes pas/ Tu prétends que tu n’es qu’un petit corps alors que le grand monde est enveloppé en toi/ Tu es l’existence, l’âme de l’existence, et ce qui existe en toi est innombrable/ Tu es le Livre clair (al-kitâb al-mubîn) qui manifeste par ses lettres tout ce qui est celé » (al-Maybudî, Sharḥ-e Diwân mansûb beh Amîr al-mu’minîn ‘Alî b. Abî Ṭâlib, pp.456 et 458 ; Sayyid Ḥaydar Âmolî, al-Muḥîṭ al-a‘ẓam, V, p.166). Ces vers conjuguent le thème éthique de la médecine spirituelle cher à al-Râzî et à Ibn Miskawayh, la thèse néopythagoricienne de l’homme microcosme et macrocosme, l’idée pré-akbarienne de l’unicité de l’existence et des théophanies, l’analogie mystique de l’Homme et du Livre. Les philosophes shi’ites y trouveront une confirmation scripturaire de thèmes de prime abord étrangers à leur tradition.

Il revient à Naṣîr al-Dîn al-Ṭûsî (m. 672/1274), savant, théologien et philosophe passé de l’ismaélisme au shi’isme duodécimain, d’avoir transmis l’avicennisme et l’éthique aristotélicienne à la branche du shi’isme qui allait devenir le principal terreau de la philosophie en terre d’islam (v. H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique). Sa conception de la perfection humaine hérite autant de la falsafa que de l’ésotérisme shi’ite. Dans son épître en persan Du parcours spirituel (Sayr o solûk), il démontre la nécessité d’un premier maître parfaitement savant et intelligent en acte pour que tous les hommes puissent parfaire leur nature en passant de la puissance à l’acte, un raisonnement analogue à celui d’Aristote dans son traité De l’âme. Al-Ṭûsî ajoute que ce premier maître est l’existant le plus proche de Dieu et qu’il n’est autre que l’Imâm, perfection du monde et preuve de Dieu, sans la présence duquel la Terre ne subsisterait pas un instant (pp.42-43 et 48). De même, dans son Éthique dédiée à al-Muḥtasham (Akhlâq-e Muḥtashami), Ṭûsî conjugue les maximes sapientiales rapportées des sages grecs et les hadîths « théo-imâmosophiques » de la tradition ésotérique shi’ite, le système des vertus cardinales antiques (tempérance, courage, justice, sagesse) et celui des vertus islamiques prescrites par les imâms (ascèse, patience, remise confiante à Dieu, pieuse dissimulation). Sans les identifier ni les distinguer formellement, il place en vis-à-vis l’homme parfait, vertueux et heureux de l’éthique aristotélicienne, et l’Homme parfait théophanique de l’imâmologie shi’ite. Avec lui, l’humanisme d’un Ibn Miskawayh est intégré dans un cadre clairement shi’ite.

Plus tard, toujours en Iran mongol, ‘Azizoddîn Nasafî (m. av. 700/1300), dont un recueil de traités de soufisme est connu comme le Livre de l’Homme parfait (Kitâb al-insân al-kâmil) et Sayyid Ḥaydar Âmolî, déjà évoqué, opèrent une synthèse entre shi’isme ésotérique et soufisme philosophant en identifiant l’Homme parfait d’Ibn ‘Arabî, déjà homologué par ce dernier au prophète Muḥammad, à l’imâm ‘Alî, au douzième imâm, « le maître du temps » (ṣâḥib al-zamân), ou aux douze imâms à la fois. Le second, dans son Compendium des secrets ésotériques (Jâmi‘ al-asrâr) comme dans son Texte des textes, commentaire des Chatons des sagesses d’Ibn ‘Arabî (Naṣṣ al-nuṣûṣ fî sharḥ al-fuṣûṣ) distingue conceptuellement et corrèle ontologiquement la Prophétie (nubuwwa) et l’Alliance divine (walâya), faisant du Prophète, de l’Imâm et du Saint trois expressions de l’Homme parfait. Il rapporte le manifeste attribué à l’imâm ‘Alî dans sa version la plus osée, conclue ainsi : « Je suis la face de Dieu, je suis le flanc de Dieu, je suis la main de Dieu, je suis le Premier, je suis le Dernier, je suis le Manifeste, je suis le Caché » (Jâmi‘ al-asrâr, p.10-11 ; v. Coran, LVII, 3). Âmolî définit l’Homme parfait, appelé aussi « le grand Homme » (insân kabîr), comme la réalité essentielle de l’Intellect premier – la première création-émanation de Dieu-Un selon le système hérité du Plotin arabe – ; il est la première ombre de Dieu, quand le monde est sa deuxième ombre (Ibid., p.179). Ou encore, l’Homme parfait forme avec l’Intellect premier et l’Âme universelle une triade correspondant aux trois premiers Noms divins et aux trois niveaux ontologiques de la Création : « L’Intellect premier, parce qu’il contient tous les universaux des réalités du monde sur le mode de la synthèse, est un monde universel connu sous le nom du Bienveillant (al-raḥmân). L’Âme universelle, parce qu’elle contient sur le mode de l’analyse, au niveau de son cœur, tous les particuliers contenus par l’Intellect, est aussi un monde universel connu sous le nom du Bienfaisant (al-raḥîm). Et l’Homme parfait totalisant le tout, en synthèse dans son esprit et en détail dans son cœur, est un monde universel connu sous le Nom d’Allâh qui totalise tous les noms » (Ibid., p.561). Dans son traité sur l’herméneutique du Coran, L’océan immense (al-Muḥîṭ al-a‘ẓam), il ajoute : « C’est ainsi que l’ordonnancement du monde a été achevé avec « Au nom de Dieu, le Bienveillant, le Bienfaisant » (bism Allâh al-raḥmân al-raḥîm). [Le Prophète a dit] : « Les existants sont apparus à partir du bâ’ de bism Allâh… » (V, p.123) ; ce que complète cette parole de ‘Alî cité ailleurs par Ḥaydar Âmolî : « Je suis le point sous le bâ’ de bism Allâh ».

Cette synthèse des données philosophiques, hermétiques, mystiques et shi’ites sur l’Homme parfait trouvera sa forme la plus achevée dans l’Iran safavide shi’ite du XVIIe siècle, d’abord chez Ṣadr al-Dîn al-Shîrazî, alias Mullâ Ṣadrâ (m. 1050/1640), puis chez son disciple Muḥsin Fayḍ al-Kâshânî (m. 1090/1679). Le premier développe l’idée que l’Homme parfait est le lieu de manifestation du nom Allâh qui est le nom de l’Essence divine en tant qu’elle totalise tous les attributs de perfection, le Nom qui rassemble tous les autres Noms divins. « De même que l’ensemble du monde, qui est appelé le grand Homme, est un lieu de manifestation des noms divins en détail, l’Homme parfait est leur lieu de manifestation en synthèse. Il est le lieu de manifestation du nom Allâh » (Al-Mabdâ’ wa l-ma‘âd, p.840). C’est ainsi que l’Homme parfait totalise les niveaux de réalité intelligible et sensible. Mullâ Ṣadrâ conclut sur ces mots son Épître de la sagesse du Trône (Kitâb al-‘arshiyya) : « Je sais avec certitude qu’il est impossible à quiconque d’adorer Dieu comme Il en est digne sans l’intermédiaire de celui qui possède le Nom suprême, l’Homme parfait qui rend parfait (al-kâmil al-mukammil), lieutenant de Dieu dans les deux mondes inférieur et supérieur Mulk et du Malakût, dans les deux naissances, la dernière et la première » (p. 285). L’Homme parfait, expression immédiate de l’Essence divine elle-même, parcourt toute la procession-émanation de l’être (fayḍ, équivalent du grec prôodos chez Plotin et les néoplatoniciens) depuis son origine (mabdâ’) dans l’Essence, étant avec l’Intellect premier, puis avec l’Âme universelle, puis avec la Nature corporelle ; et il parcourt avec l’être toute la conversion, le chemin du retour à Dieu (al-ma‘âd, ici équivalent d’epistrophè). L’Homme parfait gouverne le monde et guide les hommes vers Dieu, quand bien même le pouvoir politique lui échappe pour revenir à des hommes imparfaits. Mullâ Ṣadrâ, s’il insiste sur l’identité fondamentale du Prophète et de l’Imâm avec l’Homme parfait, affirme aussi qu’il est possible, pour l’homme intellectif, d’intensifier son acte d’être au moyen de la vraie philosophie pour réaliser en lui ce modèle de l’Homme parfait (v. les analyses profondes de Ch. Jambet dans Le gouvernement divin).

Après Mullâ Ṣadrâ, Fayḍ al-Kâshânî semble s’être attaché à renouer plus étroitement cette conception philosophique et mystique de l’Homme parfait avec la figure de l’Imâm présente dans l’ésotérisme shi’ite originel. C’est l’objet de plusieurs chapitres de ses « Verbes secrets » (Kalimât maknûna). Ses principales thèses proviennent d’Ibn ‘Arabî et de son assimilation shi’ite par Ḥaydar Âmolî. L’Homme parfait est le lieu de manifestation du nom Allâh, sans lequel l’Essence divine demeurerait absolument inconnaissable, seule avec elle-même. Il est l’œil par lequel Dieu observe les deux ordres de réalité intelligible et sensible. C’est lui qui transmet l’Effusion divine (fayḍ) et les perfections (kamâlât) du nom Allâh à Ses créatures. L’Homme parfait n’est plus seulement identifié au macrocosme, mais à l’esprit-pneuma du monde, disposant de celui-ci à son gré : « L’Homme parfait a le rang de l’esprit du monde et le monde est son corps. Tout comme l’esprit gouverne le corps et agit librement en lui par les puissances spirituelles et corporelles qu’il possède, l’Homme parfait gouverne le monde par les noms divins qu’il dispose en lui, qu’il lui enseigne et qu’il ordonne dans sa nature foncière ; ils sont pour lui ce que les puissances sont pour l’esprit » (p.131-132). Cet Homme parfait omnipotent n’est autre que l’Imâm doté d’une « souveraineté génératrice » (walâya takwîniyya  ; v. sur cette notion S. Rizvi, « ‘Seeking the Face of God’ : The Safawid Ḥikmat Tradition’s Conceptualisation of Walāya Takwīniyya »).

De la fonction cosmique de l’Homme parfait découle sa fonction eschatologique. « Comme la finalité de l’existenciation du monde et de sa subsistance est l’Homme parfait, le guide juste (…), de même que le but de l’ajustement du corps est l’âme rationnelle, il est nécessaire que la demeure de ce monde soit anéantie par la migration de cet Homme, de même que le corps périt et disparaît par la séparation de l’âme rationnelle d’avec lui. [Dieu] ne se révèle aux mondes inférieurs que par une médiation. Par son interruption s’interrompt la durée requise pour la subsistance de son existence et de ses perfections. Ce monde migre donc avec la migration [de l’Homme parfait], ce que [le monde] possède de qualités spirituelles et de perfections passe avec [l’Homme parfait] dans l’au-delà. C’est alors que le ciel se fend, que le soleil s’enroule sur lui-même, que les étoiles pâlissent et s’éteignent ». Fayḍ al-Kâshânî emprunte ces expressions apocalyptiques aux dernières sourates du Coran et cite de nombreux hadîths attestant que la Terre entière s’abimerait si elle demeurait sans imâm une seule heure (Kalimât maknûna p.140).

Être théophanique en ce monde, l’Homme parfait qu’est l’Imâm l’est aussi dans l’au-delà. Al-Kâshânî écrit que « les autorévélations divines se produisent aussi pour les habitants de l’au-delà par la médiation de l’Homme parfait » (Ibid., p.141). Il interprète ainsi des données eschatologiques du Coran : les douze Imâms, qui forment ensemble le Plérôme de l’Homme parfait, sont les « justes balances » dressées par Dieu pour le jour de la Résurrection (XXI, 47), par lesquelles seront pesés les feuillets des âmes humaines (p. 164-165) ; ils sont la « voie droite » (al-ṣirâṭ) de nombreux versets (notamment XLII, 52-53), que le philosophe définit comme la voie de l’attestation de l’unicité divine (tawḥîd), de la connaissance spirituelle (ma‘rifa) et de l’éthique du juste milieu (al-tawassuṭ bayna l-aḍdâd fî l-akhlâq), où l’on retrouve l’influence d’Aristote et de la falsafa (p. 166) ; ils sont les mystérieux A‘râf de la sourate VII, généralement interprétés comme des dunes séparant physiquement le paradis et l’enfer, et que Kâshânî, après Mullâ Ṣadrâ et certaines traditions imâmites anciennes, rattache étymologiquement à la connaissance (racine ‘rf) (p. 186).

Cette conception syncrétique de l’Homme parfait se prolonge dans la métaphysique produite en Iran shi’ite depuis le XIIe/XVIIIe siècle. Malgré l’intégration progressive de l’astrophysique et de la biologie modernes, les schèmes anthropo-théologiques rencontrés précédemment n’ont presque rien perdu de leur fécondité. On trouve encore chez Mullâ Hâdî Sabzavârî (m. 1289/1872), maître de l’école de « sagesse transcendantale » ṣadrienne, l’idée que l’Homme parfait, dont l’identification avec l’Imâm va désormais de soi, est le « Seigneur de l’espèce » – l’Homme intelligible des platoniciens selon l’expression d’al-Suhrawardî –, « le temple de l’unicité divine », « la Balance de la Justice dans l’intellect théorique et dans l’intellect pratique » ; que tous les êtres engendrés ont été créés du surplus de son argile – écho d’un hadîth imâmite ésotérique – ; qu’il contient toutes les naissances en synthèse et qu’elles sont toutes ses ombres dans le détail (Asrâr al-ḥikam, pp.308, 588, 644, 672). Comme il en va dans la mystique du soufisme (voir supra, II), ces spéculations sur l’Homme parfait ont des prolongements vivants dans le culte shi’ite populaire des imâms et des saints. [Mathieu Terrier]

Pour conclure, le concept d’Homme parfait, partagé entre philosophie, mystique sunnite et ésotérisme shi’ite, détermine en définitive trois pans de la pensée philosophique et religieuse en Islam : une doctrine des origines de la création et de l’homme ; un modèle d’attitude morale voire politique ; un horizon eschatologique. L’Homme parfait est l’archétype primordial, l’image de Dieu et la forme de la Création ; il est la finalité de l’humanité au sens du télos aristotélicien, la perfection de la nature humaine à la fois prise collectivement et pour chaque individu ; et il est le Rédempteur final, le sauveur de la Fin des temps, voire l’exécutant du Jugement dernier. Aux deux extrémités de l’arc de la Création, l’Homme parfait est le point où se rejoignent l’origine en Dieu et le retour à Dieu, comme le concept d’Homme parfait est le point d’où partent et où se rejoignent finalement toutes les pensées humanistes de l’Islam. [P. L. et M. T.]

PIERRE LORY & MATHIEU TERRIER

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Pour citer :
Pierre Lory et Mathieu Terrier, « Al-insân al-kâmil : l’Homme parfait dans la culture arabe classique », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, avril 2017, URL = http://encyclopedie-humanisme.com/?Al-insan-al-kamil