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Kitâb : L’essor du livre dans la culture islamique classique

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Le terme kitâb (du verbe kataba = écrire) désigne toutes sortes d’activités graphiques des plus simples aux plus élaborées : ces dernières vont de l’inscription à la missive, du contrat à l’archive administrative, de l’aide-mémoire au livre rédigé en bonne et due forme. Dans la mesure où il est ici question tout particulièrement du livre et de sa relation avec la culture arabo-islamique, la question se pose d’emblée de savoir si le Coran, en tant que texte fondateur, est le premier livre de l’Islam.

 Comment le Coran est devenu un livre

Pour avoir adopté la forme du codex, le Coran se présente bien comme le premier livre jamais confectionné par des mains musulmanes. Comment cela a-t-il pu se produire ? Par une délimitation suivie d’une matérialisation, ou mieux, d’une visualisation de la parole coranique révélée. Mais cette double opération n’a pu être effectuée que dans la mesure où elle s’est accompagnée du transfert d’autorité sur le Coran d’une instance orale à une instance écrite. Ce que seule une institution connue et reconnue a pu opérer en légitimant la supériorité de la fixation écrite sur la mémorisation sans support stable. Encore que cela ne s’est pas fait sans heurts. La codification du Coran a en effet exacerbé un contexte politique déjà tendu : le calife ‘Uthmân qui en a cristallisé toutes les tensions est assassiné en 35/656 et la guerre civile est déclenchée. En dépit de cette situation conflictuelle, pour la première dans leur histoire, les Arabes ont disposé d’un livre propre à eux, transcrit dans l’une de leurs graphies – celle des Arabes du nord – apparue trois siècles auparavant dans un milieu nabatéen fortement hellénisé. Cette marque de l’hellénisme a durablement imprégné la culture islamique en tant que culture livresque.

Apparu au Ier siècle de notre ère dans des milieux chrétiens hellénisés et devenu d’un usage courant aux environs du IVe, le codex a représenté un développement technique majeur dans l’histoire de l’écriture et de la production écrite, en comparaison du volumen. D’abord parce qu’il a permis de rassembler une série bien plus vaste de textes que n’en pouvait contenir un rouleau ; ensuite parce qu’il a rendu possible la production d’un texte aussi long que la Bible en un livre unique. Sans compter qu’en rassemblant les rouleaux d’un même ouvrage, le codex a également facilité l’identification de leur ordre de succession et – s’agissant de la Bible – une meilleure délimitation du canon. Ce sont toutes ces qualités qui l’ont fait élire par les premiers compilateurs du Coran.

Établir le corpus coranique a consisté à déterminer ce qui en faisait partie et ce qui n’en faisait pas, à le découper en unités textuelles appelées sourates elles-mêmes composées de sous-unités progressivement distinguées par des symboles graphiques : les âyât (sing. : ‘âya) que l’on a coutume de traduire – en référence à la Bible – par ‘‘versets’’. Pour valider cette stratégie textuelle, les compilateurs du Coran ont dû débattre de l’ordre d’exposition dans lequel les différentes unités et sous-unités textuelles devaient être modulées et les scribes, qui étaient à leur disposition, intervenir tout au long du processus de composition graphique avant de copier le texte établi dans des manuscrits prêts à l’emploi. De ce travail d’équipe les manuscrits coraniques les plus anciens (que la codicologie a permis d’établir qu’ils remontent au dernier tiers du premier siècle de l’hégire) portent trace : ils sont parfois rédigés à plusieurs mains. Cette activité de textualisation de la révélation coranique a – comme il se doit – modifié ses conditions de réception aussi bien que ses procédures d’effectuation même si la graphie utilisée était restée défective en ne reproduisant du mot le plus souvent que le schéma consonantique (ductus). On peut légitimement s’interroger pour savoir si on est ici en présence d’un défaut dans la technologie de l’écrit ou plutôt d’une concession faite aux mémorisateurs respectés et reconnus du Coran de ne pas les déposséder entièrement de leur autorité. L’appareil administratif du pouvoir souverain qui a pris l’initiative de textualiser le Coran a depuis au moins l’époque du calife ‘Umar (634-644) utilisé une écriture qui avait la particularité d’offrir une plus grande clarté procurée par son système de ponctuation. Néanmoins, dès ce stade précoce de l’histoire du livre en Islam, l’écriture a pu mettre son emprise sur le texte coranique en le verrouillant en aval comme en amont : en aval, en stabilisant sa transmission ; en amont, en œuvrant à sa production même.

Devenu un texte, le Coran a pu offrir la possibilité d’être lu et relu en même temps qu’il a pu faire l’objet de différentes formes d’appropriation : lecture à haute voix, lecture murmurée, lecture silencieuse. Ses conditions d’apprentissage par cœur s’en sont elles-mêmes trouvées bouleversées dès lors qu’a existé un support graphique auquel on pouvait constamment se reporter pour vérifier l’exactitude de l’information stockée en mémoire. En posant les bases d’une culture graphique, grâce au Coran, l’écriture a permis à la mémorisation de multiplier ses capacités d’emmagasinement grâce à un usage exercé de l’œil. Mais il a fallu qu’une remarquable mutation cognitive introduise le raisonnement graphique dans la culture hedjazienne pour qu’une telle mémoire auditive et visuelle lettrée puisse se développer.

En maniant l’écriture comme un instrument de raisonnement, les premiers compilateurs du Coran se sont livrés à un certain nombre d’opérations cognitives qui ont la particularité d’être des pratiques lettrées éprouvées. La collecte, le tri, le classement, la collation, le comput, leur ont permis de transformer des énoncés épars circulant par oral ou par écrit en une totalité articulée ayant la forme d’un corpus. Par la même occasion, l’écriture a fait éclater au grand jour des divergences entre milieux coraniques. Des différences, des écarts, voire des distorsions, jusqu’alors implicites et sans grande conséquence, sont étalés sur les manuscrits. Ainsi fixées, les différentes variantes ont été érigées en traditions textuelles. On les a appelées tantôt des riwâyât (sing. : riwâya) tantôt des qirâ’ât (sing. : qirâ’a), selon que l’on a mis l’accent sur leur communication orale ou sur leur transmission écrite. Leur conservation a chaque fois dépendu de l’existence de communautés coraniques stables qui en ont assuré la continuité en tant qu’héritage reçu de leurs maîtres fondateurs. On parle dans ces conditions de « riwâya fulân » ou de « qirâ’at fulân  », c’est-à-dire de la « transmission d’untel » ou de la « lecture d’untel ». À cette attribution, considérée en tant qu’effet d’une intentionnalité « auctoriale », les érudits religieux des VIIIe et IXe siècles abbassides ont donné le nom d’ikhtiyâr qui en fait un « choix », une « leçon » de lecture, et, à sa formalisation celui de ta’lîf. Or ce dernier terme ne va pas sans rappeler la compositio latine. Car il est synonyme de livre « composé » en bonne et due forme. Ce à quoi les auteurs et les compilateurs se sont livrés depuis l’Antiquité gréco-romaine.

L’activité des copistes coraniques appartient elle aussi aux pratiques lettrées reçues en héritage de l’Antiquité gréco-romaine. Ce que permet de comprendre concrètement une source traditionnelle qui rapporte que lorsque ‘Alqama (m. 61/680), l’un des premiers coranistes de Koufa, a entamé l’établissement de son propre codex coranique, il a engagé ses disciples à prendre exemple sur lui en leur remettant à chaque étape de son avancement « un ou deux cahiers, une ou deux feuilles » : « al-kurrâsa wa l-kurrâsatayn wa l-waraqa wa l-waraqtayn » (Ibn Abî Dâwûd al-Sijistânî, Kitâb al-Masâhif, ed. A. Jeffery in Materials for the History of the Text of the Qur’ān. The Old Codices, Le Caire 1936, Leyde 1937, rééd. Muhib al-Dîn ‘Abd al-Sajjân, Beyrouth, 1995, p. 591).

La technique consistant à apprêter les feuilles écrites des deux côtés sous forme de cahiers est un emprunt remontant à l’époque où le codex avait supplanté le volumen. La même source traditionnelle du IXe siècle permet de comprendre dans quelles conditions les premiers copistes arabo-musulmans ont pris connaissance de cette technique lorsqu’elle rapporte que le juge de Koufa de l’époque, ‘Abd al-Rahmân b. Abî Laylâ (m. 82 ?/ 701 ?), qui, pour avoir voulu disposer d’un manuscrit coranique de qualité, a commissionné un copiste professionnel chrétien de la ville voisine de Hîra, siège d’un évêché nestorien et foyer intellectuel hellénisé de langue syriaque.

Les effets d’une telle interpénétration culturelle devaient être aussi grands au Bilâd al- Shâm, à en juger par les inscriptions coraniques et non-coraniques tracées, deux décennies plus tard, sur les murs de la mosquée du Dôme de Jérusalem par des professionnels chrétiens. Les somptueux manuscrits fragmentaires découverts dans les combles de la mosquée de Sanaa dans les années 1970 montrent, à travers leur richesse décorative et la finesse de leur exécution, qu’ils ont cristallisé des attentes qui n’étaient pas toutes religieuses. Dès le califat de ‘Abd al-malik (685-705), en plus de rehausser de leur art l’aura de la révélation coranique, de semblables manuscrits d’apparat ont eu pour but de satisfaire l’hédonisme de riches et puissants commanditaires en quête de possession d’artefacts dignes d’admiration.

 La fonction cognitive de l’écriture

À la fin du premier siècle de l’hégire et au début du deuxième, outre la reconnaissance par le droit musulman du travail du copiste-libraire (warrâq) comme activité professionnelle décente, s’est développée la nécessité parmi les érudits d’établir son manuscrit coranique personnel selon des exigences philologiques. Différentes notions ont alors vu le jour, à commencer par celle de sihha (« authenticité ») qui est appliquée à certains manuscrits coraniques préférés à d’autres. À titre d’exemple, une chronique du IXe siècle rapporte qu’al-A‘mash (m. 147 ou 148/764-5) avait pour habitude d’enseigner le Coran à partir d’un manuscrit. Munis de leurs propres corans, ses auditeurs étaient conviés à les émender sous sa lecture. À ses côtés, se tenait un de ses disciples qui possédait le codex coranique le « plus exact » (asahh) après celui du maître tenu pour l’asl, c’est-à-dire le manuscrit de base, l’archétype. À l’instar de la diorthôsis grecque et de l’emendatio latine, le tas’hîh arabe est une métaphore médicale qui appréhende la corruption textuelle – graphique, sémantique, grammaticale ou autre – comme une déviation et sa correction comme une opération thérapeutique visant le redressement.

Les sources parlent parfois d’islâh qui a le même sens. Dans le champ lexical de ce mot, on trouve les verbes salaha qui a le sens de « 1. Être en bon état, bien conserver, sans défaut 2. Être probe, intègre, vertueux » et sallaha avec le sens de « 1. Arranger, ajuster, rétablir le bon ordre dans quelque chose 2. Corriger, rectifier 3. Faire bien, agir en homme vertueux. » En désignant ce qui est en « bon état, exemple de défaut », salâh (ou salh) s’oppose à fasâd qui est l’ « état de ce qui est corrompu, gâté ».

Cette conception du travail philologique conçue au miroir de la médecine et de l’éthique est à mettre au compte du transfert de la technologie intellectuelle et matérielle du livre du monde gréco-romain au monde islamique. Elle ne fait que mieux ressortir la filiation de la culture savante arabo-islamique avec les autres cultures lettrées du Proche-Orient et de la Méditerranée.

Appliquée au Coran dans la génération de ‘Alqama (m. 61/680), le ‘ard – sa méthode de transmission – est devenu par la suite le moyen de communication par excellence des livres dans les cercles d’études islamiques. Comme l’application de l’écriture au Coran, son usage a suscité des oppositions. Car à la fin du premier siècle de l’hégire et au début du deuxième, tous les lettrés musulmans ne sont pas d’avis pour donner à leur culture savante, en particulier religieuse, une orientation graphique.

Accordant une importance exagérée à ce refus considéré comme une forme de graphophobie chez les érudits religieux, certains spécialistes en ont tiré l’assomption selon laquelle c’est à la Cour – en l’occurrence celle des Umayyades – et non dans les cercles lettrés que les premiers livres de l’Islam sont apparus, et il ont pris la forme de l’ « épître » (risâla) à caractère littéraire distinguée de l’ « épître scientifique » qui ne possèderait aucun des attributs de la littérarité.

En usage chez les érudits du Hedjaz et d’Irak depuis la fin du premier siècle de l’hégire, l’ « épître scientifique » est en outre tenue par les mêmes spécialistes pour non littéraire au motif qu’elle relève de la communication privée, au contraire du livre qui procède de la communication publique. Si tel était le cas, ce qui serait déterminant dans la définition du statut de l’écrit ce n’est pas tant son mode de production que son mécanisme de circulation. L’affirmation est absurde étant donné que toutes les écritures à caractère public ne peuvent être assimilées à des productions livresques. Comme est insensée l’idée que l’épître dite scientifique relève du domaine de la vie privée. Il revient de la sorte à faire de l’activité scientifique une tâche privée, du moins à subodorer qu’elle peut se développer ainsi. Auquel cas, elle n’aurait nul besoin d’institutions spécialisées ni de communautés savantes constituées pour en assurer la promotion, l’inscrire dans la durée et lui offrir la stabilité nécessaire à l’accumulation de l’information sans laquelle aucun développement de la science n’est possible.

Le caractère éminemment social de la science affecte ipso facto ses productions écrites, y compris lorsque de telles productions sont des épîtres dites scientifiques. Qu’on les prenne par leurs visées, leur langue – dotée d’un certain degré de technicité – ou leurs dispositifs argumentatifs, ces écrits n’ont quasiment rien de commun avec les lettres que s’écrivent entre eux les individus pour échanger dans le cadre d’une sociabilité alphabétisée.

On l’aura compris, la bonne méthode pour déterminer le statut d’un écrit littéraire n’est pas de partir de sa circulation mais de sa production. Des œuvres littéraires peuvent assurément être transmises par voie de communication orale sans perdre leur statut de littérature. Inversement, des spécimens écrits peuvent bénéficier d’une transmission écrite sans prétendre à la littérarité.

 Composition littéraire et traditions éditoriales

Certaines des premières épîtres dites savantes constituent de véritables traités : historiques dans le cas de celles de ‘Urwâ b. al-Zubayr (m. 94/712), théologiques dans le cas de celles de Hasan b. Muhammad b. al-Hanafiyya (m. entre 86/705 et 101/720) et religieuses et politiques dans le cas de celles de Hasan al-Basrî (m. 110/728)).

Par les techniques d’écriture qu’elles mettent en œuvre, ces « épîtres scientifiques » ne peuvent être rangées dans la catégorie des « lettres privées » lesquelles n’ont pas de prétentions scientifiques ni de visée didactiques ou pédagogiques. Elles ont en outre fait l’objet d’une large diffusion dans les milieux concernés, et parfois au-delà. Ainsi dès l’incipit de son le Kitâb al-Irjâ’, Hasan b. Muhammad b. al-Hanafiyya en appelle à une telle publicité (J. van Ess, « Das Kitāb al-irjā’ des Ḥasan b. Muḥammad b. al-Ḥanafiyya », Arabica 21, 1974, p. 56-82, et 22, 1975, p. 218-70). Pourquoi le rédacteur d’une lettre privée demanderait-il à son destinataire individuel ou collectif d’assurer à son écrit la plus large communication possible ? S’il le faisait, son geste apparaîtrait curieux, inattendu, insolite, jamais comme une norme. En tant qu’artifice littéraire, l’épître est loin d’être dans ce cas. Aussi les premiers érudits musulmans y ont-il recouru pour exprimer leurs opinions et leur assurer une diffusion verbatim. Les autorités politiques ne se sont pas trompées sur la portée publique de tels écrits en persécutant certains de leurs auteurs, jetant les uns en prison et mettant les autres à mort. Ensuite, lorsque les érudits de l’islam se sont familiarisés avec d’autres modèles de composition littéraires, ils ne se sont pas détournés de l’épître, au contraire. Ils ont continué de s’en servir tout au long du Moyen Âge en vue de produire toutes sortes d’œuvres religieuses et profanes. Le statut probatoire de l’épître y est-il pour quelque chose ? Du juge ‘Âmir al-Sha‘bî (m. 104/722) jusqu’à l’exégète coranique Qatâda (m. 117/735), en passant par le théologien Hasan al-Basra (m. 110/728), les juristes irakiens de la fin du premier siècle de l’hégire et du début du deuxième ont considéré que de toutes les preuves judiciaires écrites l’épître était la seule à se suffire à elle-même en raison – précisément – de sa forme stéréotypée.

À cette époque, différents écrits auxquels les sources ont donné le nom de suhuf (sing. : sahîfa) sont mis en circulation dans les milieux érudits. Certains maîtres en ont possédé un grand nombre au point de constituer les premières archives lettrées apparues dans la culture islamique. À ce titre, leurs détenteurs les ont jugées suffisamment précieuses pour en préserver parfois le bon état par une reliure qui en faisait de véritables codex rendant du coup leur utilisation commode. C’est par exemple ce qu’a fait un lettré de Homs – Buhayr al-Sahûlî – présent en 98/716 au siège de Constantinople. Avant de mourir, il a légué son manuscrit relié à l’un de ses élèves qui pourrait l’avoir transmis de cette façon avant de disparaître à son tour. Comme notre lettré syrien, nombre de maîtres de l’époque ont eu le souci de remettre leurs écrits à leurs disciples favoris. Ainsi le juriste irakien installé en Syrie, Abû Qilâba (105 ?/723 ?), a-t-il fait don des siens à son élève de Basra, Ayyûb al-Sikhtiyânî. (m. 131/748).

Depuis la fin du XIXe siècle, ces suhuf sont l’objet de débats visant à déterminer la place qu’elles occupent dans le dispositif graphique ayant conduit à l’apparition du livre. Outre qu’elles révèlent un stade primitif dans le stockage de l’information au moyen de l’écriture, avec la mise en place d’un enseignement institué à la fin du premier siècle de l’hégire, elles sont devenues entre les mains des professeurs et de leurs étudiants de précieux supports mnémotechniques. Entourées d’une aura particulière, certaines d’entre elles ont circulé dans les cercles d’étude copiées, de génération en génération, à l’exemple de la Sahîfa du compagnon du Prophète Samûra b. Jandal (m. 60/679). Si bien que certains spécialistes en ont fait le point de départ d’un mouvement ascendant ayant conduit la culture islamique de l’utilisation de formes élémentaires d’écrits à la production d’autres plus complexes dont la plus achevée est le mu’allaf, le livre en bonne et due forme.

Ce schéma évolutionniste est critiqué à juste titre par Gregor Schœler qui lui a substitué un autre modèle d’analyse dans lequel le couple contrasté sahîfa/mu’allaf est appréhendé au miroir de la tradition littéraire grecque des hypomnêmata et des syngrammata. Ce modèle inscrit à mi-parcours le musannaf, ainsi nommé en raison de sa méthode d’exposition qui s’appuie sur le classement systématique (tasnîf) des matériaux exposés, entre la sahîfa et le mu’allaf. Le raisonnement à la base d’une telle distinction entre le musannaf et le mu’allaf est le suivant : du fait que le premier faisait l’objet d’une publication orale, il était destiné à un public d’auditeurs-scripteurs restreint, au contraire du second qui connaissait une diffusion écrite censée lui assurer un lectorat plus large.

Bien qu’inédite, cette typologie reconduit une conception traditionnelle de l’écriture qui ne tient compte que de sa fonction pragmatique (qui consiste à rapprocher le lointain du proche et à rendre présent l’absent) et de sa fonction mnémotechnique (qui consiste à écrire pour ne pas oublier), laissant de côté sa fonction cognitive : celle qui rend possible le raisonnement graphique. En outre, elle ne manque pas d’anachronisme lorsqu’elle réduit ce qu’elle appelle la « vraie littérature » aux seuls « écrits bien rédigés et destinés à la publication écrite » (G. Schœler, Écrire et transmettre, p. 157). De nombreuses études l’ont montré : une telle situation éditoriale n’a prévalu qu’avec la révolution de l’imprimé. Auparavant, les grandes cultures scribales avaient combiné ressources ‘‘aurales’’ et ressources écrites dans leur modèle de publication, qu’il s’agisse de la grecque, de la romaine, de l’indienne ou de l’islamique.

Quant à faire des suhuf des hypomnêmata revient à réduire la notion grecque à sa plus simple expression. Car chez les lettrés de l’Antiquité grecque, celle-ci ne désignait pas que les aide-mémoire. Elle était également ce par quoi on rendait compte des résumés de cours, des brouillons des livres, des œuvres inachevées ou des livres non publiés par leurs auteurs. Dans cette dernière acception, elle est appliquée à certaines catégories d’écrits d’Aristote, Galien ou Plotin. Or les suhuf appartiennent à un stade pré-littéraire de la culture islamique. De ce fait, on ne peut pas en faire le take-off de la culture littéraire, au contraire des hypomnêmata qui en font pleinement partie. Chercher à savoir comment on est passé des suhuf aux mu’allafât conduit à l’impasse simplement parce qu’il n’y a pas de passage possible des unes aux autres.

Où faut-il alors chercher pour comprendre les raisons pour lesquelles une communauté ou une société qui connaît le maniement de l’écriture devient véritablement une culture de l’écrit, en particulier livresque ? Dans des opérations cognitives étudiées par les sociologues des sciences comme autant de modalités de l’inscription graphique. Sous la notion d’inscription graphique sous regroupées différentes activités cognitives qu’il serait sinon impossible du moins difficile de réaliser en l’absence d’un instrument graphique comme les listes, qu’elles soient classées par ordre alphabétique ou thématique, les mesures qui sont établies selon des normes métrologiques déterminées, les recensements démographiques ou fiscaux, les posologies utilisées en médecine ou en pharmacologie, sans compter les procédés expérimentaux et cartographiques requérant le calcul mathématique et l’instrumentation technique.

Ces opérations intellectuelles sont au fondement de la culture graphique. On les rencontre dans le savoir administratif comme dans le savoir scientifique. Née en Mésopotamie, avec l’apparition de l’État et l’invention de l’écriture, elles ont atteint leur stade ultime de sophistication dans le monde hellénistique qui est resté le pourvoyeur de la culture savante méditerranéenne et proche-orientale en modèles de composition littéraire, qu’il s’agisse du dictionnaire, de l’anthologie, de la somme, de la monographie ou du compendium.

Dans la mesure où l’expansion de l’Islam n’a pas mis fin à l’existence des communautés savantes du Proche-Orient tardo-antique, les traditions intellectuelles et littéraires de ces dernières sont restées conservées vivantes jusqu’à l’époque abbasside, et parfois au-delà. C’est vers elles que l’Islam s’est tourné pour fonder sa propre culture savante sur des bases graphiques en multipliant les interactions avec les cultures qui leur ont donné naissance jusqu’à leur disputer leur hégémonie.

Que les livres produits dans ce cadre-là aient pu faire l’objet d’une publication orale ou écrite n’a pas davantage disqualifié dans un cas que qualifié dans l’autre leur statut de littérature d’autant que les mêmes ouvrages pouvaient être édités tantôt d’une manière tantôt d’une autre.

HOUARI TOUATI

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Pour citer  :
Houari Touati, « Kitâb », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Kitab.