Accueil > Français > S > Sadâqa

Sadâqa

L’amitié dans la tradition philosophique arabe

Toutes les versions de cet article : [عربي] [français]

L’amitié est l’un de ces grands thèmes de réflexions qui ont beaucoup préoccupé les humanistes arabes d’époque classique au point de lui consacrer de nombreux écrits lorsqu’ils n’en ont pas traité dans un chapitre ou un autre de leurs ouvrages. Parce qu’ils tiennent une place particulière dans cette abondante littérature, elle est traitée ici essentiellement à travers al-Ṣadāqa wa-l-ṣadīq et la cent-sixième des Muqābasāt d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī (mort vers 414/1023), le Tahḏīb al-aḫlāq wa taṭhīr al-’aʽrāq de Miskawayh (m. 421/1030) et les Rasā’il du groupe des Iḫwān al-Ṣafā’. L’étude qui suit s’inscrit ainsi dans le cadre géographique de l’Iraq et de l’Iran occidental, en cette région de l’empire musulman que dominait, au quatrième siècle de l’Hégire, la dynastie des émirs būyides, dont les cours, ainsi que celles de leurs vizirs, furent marquées par une vie intellectuelle florissante. Des associations, comme celle des Iḫwān al-Ṣafā’, des cercles littéraires, tels ceux du philosophe Abū Sulaymān al-Siğistānī (mort après 391, peut-être en 410 de l’Hégire) et d’Ibn Saʻdān, le vizir de Ṣamṣām al-Dawla (983-987), émir būyide d’Iraq, auxquels participèrent Tawḥīdī et Miskawayh, contribuaient au dynamisme culturel et à l’effervescence intellectuelle de l’époque. Une certaine conception de l’amitié se forgeait à travers ces échanges instructifs, autour d’un maître ou au sein d’une compagnie sociable, dans la fréquentation de ces lieux privilégiés de rencontre et de réflexion.

De manière générale, l’amitié se présente comme une relation mondaine unissant entre eux deux ou plusieurs êtres humains. Elle n’apparaît pas de prime abord ordonnée à une quelconque vie future et elle recèle, pourrait-on dire, un certain caractère profane, bien qu’elle se soit souvent inscrite dans un contexte religieux. Les rapports qu’elle établit entre les hommes diffèrent ainsi par nature des liens que tisse l’appartenance à une même communauté religieuse, lesquels résultent de l’adhésion à une même croyance. L’amitié, plus précisément, se fonde sur une « affinité élective », une reconnaissance mutuelle. La relation qu’elle instaure entre les êtres se distingue en ce sens des liens familiaux et tribaux, que déterminent le mariage et le sang, elle ne se confond pas non plus avec les relations amoureuses passionnelles ni avec les rapports de voisinage, lesquels se définissent spatialement. Les liens amicaux reposent principalement sur le plaisir d’être ensemble, la confiance, la fidélité, la loyauté, l’entraide, le respect de l’autre, ils exigent la sollicitude et l’assistance réciproques et ils se renforcent dans l’affection. L’amitié participe ainsi à l’installation de rapports éthiques dont le fondement est proprement humain, dans la mesure où elle s’appuie sur ce que l’homme attend de l’autre homme, son semblable. En pratiquant l’amitié, l’homme s’éduque lui-même, il s’amende et s’améliore, se perfectionne et s’adonne à la vertu. Aussi l’amitié fait-elle signe vers la possibilité d’une éthique humaniste, à savoir d’une éthique ancrée sur la nature humaine elle-même. Ne contribue-t-elle pas de la sorte à l’élaboration de solidarités nouvelles, « humaines trop humaines », en cette partie orientale de l’empire musulman, que marque, au quatrième siècle de l’Hégire, la pluralité ethnique, linguistique et religieuse ? Ne constitue-t-elle pas une force, un soutien capable de tenir lieu, au sein de cette société cosmopolite et urbaine de l’époque, de l’esprit de corps (ʽaṣabiyya) qui animait autrefois le groupe tribal ?

 Tawḥīdī : amitié et sociabilité

Les premières pages d’al-Ṣadāqa wa-l-ṣadīq s’ouvrent sur l’évocation de deux réalités effectives contraires, celle d’une part, de l’existence d’une amitié (ṣadāqa véritable, liant le philosophe Abū Sulaymān b. Ṭāhir al-Siğistānī au juge Abū Bakr b. Sayyār, présentée par l’entremise des propos d’Abū Sulaymān que relate Tawḥīdī, et celle, d’autre part, de rapports sociaux marqués par l’hypocrisie, la trahison, l’hostilité et la tromperie généralisées. Placée par l’auteur comme en exergue de l’ouvrage, la relation qui unit le philosophe au juge revêt un aspect paradigmatique ; elle fonctionne dès lors à la manière d’un idéal régulateur orientant la pensée du lecteur dans son cheminement à travers l’ouvrage. Cette amitié exemplaire se définit comme un lien affectif (wağd), un attachement (ʽalāqa) réciproque et, en même temps, comme une certaine connivence intellectuelle, une grande complicité des âmes (mumāzağa nafsiyya) et une parfaite entente des caractères (muwātāt ḫuluqiyya). Elle instaure de la sorte un espace privilégié de communion entre les êtres, dans lequel règne une confiance (ṯiqa) mutuelle engendrant quiétude et sérénité. L’espace relationnel ainsi délimité s’avère un lieu de dialogue et d’échange, où l’on peut se faire des reproches en prenant soin de ne pas offenser l’autre, où l’on se confie des secrets qu’il vous faut garder, où l’on évoque ses rêves et partage ses pensées. Il comporte, outre ce côté communicationnel, une dimension morale essentielle, laquelle se manifeste dans la pureté des intentions qui animent les deux amis, la rencontre de leurs volontés et de leurs aspirations, ainsi que dans l’entraide qu’ils pratiquent. Tawḥīdī insiste de plus sur l’égalité qui marque la relation entre Abū Sulaymān et Ibn Sayyār : la fortune leur a donné des parts égales et les a doués d’une certaine ressemblance dans les caractères et les goûts. L’auteur semble là faire de l’affinité des semblables un principe explicatif de l’amitié, mais il ne manque pas de nuancer aussitôt son propos et d’adjoindre la différence à l’identité. Les deux amis se distinguent en effet par le métier et par la patrie. L’un, le philosophe, est tourné vers l’intérieur, vers la pensée des mystères de l’être et la recherche de la vérité, l’autre, le juge, regarde vers l’extérieur, vers la vie publique et les intérêts du grand nombre. Aussi les deux amis se séparent-ils dans leurs occupations, leurs soucis quotidiens et l’amitié qui les lie se démarque-t-elle du sentiment qui rapproche les membres d’une corporation. Elle ne se limite pas non plus à l’union des ressortissants du même pays puisqu’Abū Sulaymān est originaire du Siğistān, au sud du Ḫurāsān, tandis qu’Ibn Sayyār vient de la région de Baṣra. L’amitié ici décrite défie les distances terrestres, elle peut revêtir un caractère cosmopolite.

À la description de l’amitié modèle, qui unit le philosophe au juge, Tawḥīdī oppose une revue des diverses « classes » de la société de l’époque, lesquelles semblent ne principalement connaître qu’une seconde forme d’amitié (ṣadāqa), celle, illusoire et instable, qui « se fonde sur le désir et la crainte », « ne se remet pas de la moindre fracture » et « chancelle à chaque faux-pas » (Tawḥīdī, al-Ṣadāqa wa-l-ṣadīq, p. 32). Les individus qui appartiennent au bas peuple, à la plèbe, n’ont en effet, d’autre souci que leur survie et se trouvent, de ce fait, étrangers à toute préoccupation morale et, partant, réfractaires à l’amitié. Les commerçants, irrémédiablement tournés vers la quête des biens matériels et entièrement régis par l’appât du gain, s’avèrent, quant à eux, dénués de la futuwwa (honneur qui marque l’homme jeune) et de la murū’a, (dignité, qui est une vertu de l’homme mûr) préludant à l’installation de ce bien spirituel qu’est l’amitié authentique. Les hauts fonctionnaires et les savants, en ce qui les concerne, recèlent la futuwwa et la murū’a autorisant l’accès à l’amitié, mais la rivalité (al-tanāfus), l’envie (al-taḥāsud) et les querelles (al-tamārī), le plus souvent, souillent la pureté des intentions qui les habitent et détériorent les liens qu’ils peuvent tisser. Ils ne sont donc que rarement ouverts à la sincérité et à la fidélité de l’amitié, contrairement aux êtres réellement pieux et dévots, qui fondent les relations qu’ils nouent avec les hommes sur la crainte de Dieu. Quant aux princes, aux hommes de pouvoir, ils ne connaissent, selon Tawḥīdī, que les rapports de domination, contraires à l’installation d’une véritable situation d’échange, et se révèlent incapables d’accueillir une parole qui ne soit pas empreinte de flagornerie ; ils ont alors pour seuls amis des courtisans, que meuvent le désir et la crainte, ou des flatteurs.

Tawḥīdī cependant ne s’en tient pas à ce vaste constat d’insociabilité. Dès les premières lignes d’al-Ṣadāqa wa-l-ṣadīq, l’auteur réfère l’amitié à d’autres notions (ʽišra, mu’āḫāt, ulfa) qui débordent le strict domaine de l’intimité pour s’inscrire dans l’ordre plus vaste de la société civile. Ainsi le terme de ʽišra associe-t-il l’amitié à la vie en communauté et celui de mu’āḫāt invite-t-il, comme le suggère S.Natij (2008, p. 247), à lier l’amitié à une exigence de « fraternité humaine élargie et généralisée ». La ulfa, pour sa part, habitue, accoutume l’homme à l’autre homme, le lui rend familier, si bien qu’il cesse de lui apparaître comme un étranger. L’amitié précédemment évoquée, unissait deux êtres semblables en nature et égaux dans les parts que le destin leur avait attribuées. Tawḥīdī rapportait alors, comme provenant de la bouche d’Abū Sulaymān, lorsque celui-ci décrivait sa relation à Ibn Sayyār, l’expression : « comme si j’étais lui ou qu’il était moi » (Ṣadāqa, op. cit., p. 30). Ces propos sont à rapprocher de ce que dit Aristote : « l’ami est un autre soi-même » (Aristote, Ethique à Nicomaque, 1166a31, p. 185). La proposition d’Aristote, énoncée principalement sous la forme : « l’ami est un homme qui est toi-même, mais qui, en tant qu’individu, est autre que toi » (Ṣadāqa, p. 69 ; Muqābasāt, p. 355), est examinée par le philosophe Abū l-Fatḥ al-Nūšağānī, dans la cent sixième des Muqābasāt et commentée par Siğistānī dans al-Ṣadāqa wa-l-ṣadīq. Elle est présentée, dans le premier texte, comme une définition (ḥadd), émanant de la plaine de vérité (ʽaraṣat al-ḥaqq) dont se nourrit l’intellect. Un tel statut lui confère certes une certaine justesse théorique mais elle se révèle à l’examen toujours inadéquate aux cas particuliers d’amis concrets, lesquels ne connaissent pas de véritable similitude. D’un point de vue éthique en revanche, la haute exigence qu’elle recèle lui confère, selon Nūšağānī, une valeur pratique et fait d’elle une norme sur laquelle se régler dans la conduite avec l’ami, un horizon élevé (ufuquhu l-aʽlā) en direction duquel se frayer un chemin pour accéder à l’amitié véritable. Siğistānī, quant à lui, invite plutôt à un élargissement du concept d’amitié vers celui de sociabilité, il considère en effet que la parole (kalima) aristotélicienne définit le stade ultime, « le dernier degré de l’accord par lequel se lient deux amis ». L’amitié est donc envisagée comme un processus, plus précisément comme un processus d’unification entre deux êtres : « au début cet accord est l’effort d’être-un, à la fin c’est une union véritable ». Cette unification des deux individus passe par leur croissante complicité d’esprit et le rapprochement de plus en plus grand de leurs volontés respectives, autrement dit par l’avènement entre eux d’un espace relationnel toujours plus dense : « leurs deux habitudes n’en deviennent qu’une et leurs deux volontés se muent en une seule ». Le processus d’unification, mis à jour dans la relation de l’ami à l’ami, possède en lui-même, selon Abū Sulaymān, la capacité de s’étendre virtuellement à la société toute entière :

« Ce titre de noblesse, qu’est l’accord et l’union irait de l’ami à l’ami, et de celui-ci à un troisième, on le retrouverait chez les gens de tous âges, chez celui qui obéit comme chez celui qui commande, chez le gouvernant et le gouverné, entre deux voisins, deux villages et deux pays, jusqu’à ce qu’il atteigne les vallées et les plateaux élevés et englobe l’univers entier » (Ṣadāqa, p. 69-70).

En tant qu’elle s’avère principe général d’identification, d’assimilation et d’association des hommes les uns aux autres, l’amitié s’inscrit sur le registre de la sociabilité et invite à l’élaboration, sur son modèle, de relations éthiques façonnant le tissu social. Tawḥīdī souligne, à cet égard, que l’ensemble des propos qu’il rapporte au sujet de l’amitié dans al-Ṣadāqa wa-l-ṣadīq doivent être référés à l’antique parole : « l’homme est un être politique (madanī) par nature » (Aristote écrit : « l’homme est un être politique et naturellement fait pour vivre en société », Éthique à Nicomaque 1169b18-19, p. 193 ou « l’homme est par nature un animal politique », La politique 1253a2, p. 28). Le terme arabe madanī traduit le grec politikos (sociable, politique) qui renvoie à la cité grecque, la polis. S’il est un être sociable par nature, l’homme sera nécessairement porté à tisser des liens qui, à l’instar de l’amitié, impliquent la fréquentation des autres à travers le dialogue et la vie en communauté.

L’intrication de l’amitié et de la sociabilité s’enracine dans la notion grecque de philia, telle que l’a étudiée Aristote dans les huitième et neuvième livres de l’Éthique à Nicomaque. Le Stagirite distingue une amitié (philia) véritable, une amitié au sens propre, celle qui existe entre l’homme de bien et son alter ego et correspond à celle qui unit Abū Sulaymān et Ibn Sayyār. L’ami véritable s’attache à l’ami, non pour des motifs accidentels ressortissant à l’utile ou à l’agréable, mais pour ce que l’autre est en lui-même, par essence, à savoir pour le bien moral qu’il recèle en sa personne et auquel le premier par sa vertu peut contribuer. A cette philia en sa signification primordiale sont associées les autres philia-s, dont les notions doivent être comprises par référence à la première. Il en va ainsi de la forme de philia, « atténuée et diffuse » (L.E. Goodman, « Friendship in Aristotle, Miskawayh and al-Ghazālī », p. 170) qui lie entre eux les citoyens et assure le ciment social, lequel confère à la cité son unité. La cité se présente en effet comme une pluralité d’individus que l’éducation à la vertu et la coopération dans l’action en vue du bien commun permettent d’unifier et d’ériger en une communauté. Pour vivre harmonieusement à l’intérieur de la cité, les hommes n’ont pas besoin d’être des amis selon la signification première du terme de philia. L’amitié (philia) sociale ne requiert ni intimité réelle, ni affinité particulière, ni profonde affection, elle unit des êtres différents sans que fusionnent les multiples identités.

 Miskawayh : maḥabba et ṣadāqa

Miskawayh, tout comme Tawḥīdī, s’appuie sur la conception aristotélicienne de la philia, lorsqu’il envisage l’amitié et le lien de celle-ci à la sociabilité dans Tahḏīb al-aḫlāq wa taṭhīr al-’aʽrāq. Cet ouvrage, qui est largement inspiré de l’Éthique à Nicomaque, se donne comme objectif, en se fondant sur l’essence de l’âme, de faire connaître à l’homme la perfection dont il est capable, afin que, par l’amendement de son caractère et la purification de ses mœurs, il puisse parvenir à son accomplissement et au bonheur qui en résulte. Pour déployer ses potentialités naturelles et accéder à son humanité cependant, l’homme a besoin de l’autre homme, il ne se suffit pas à lui-même, si bien que le développement de la sociabilité (uns) apparaît comme une condition nécessaire au parachèvement individuel. Miskawayh de rappeler à ce propos la parole aristotélicienne : « l’homme est politique par nature » (al-insān madanī bi-l-ṭabʽ) ; l’être humain se doit ainsi d’actualiser la puissance sociable qu’il possède naturellement, de manière à pouvoir mettre en œuvre ses autres dispositions, se faire vertueux et s’acheminer vers le bonheur. Il existe, selon l’auteur du Tahḏīb, deux moyens d’activer la sociabilité inhérente à l’homme, l’un, objectif, qu’instituent les règles de justice, lesquelles rapportent extérieurement les êtres les uns aux autres et procèdent à un tissage social global, et l’autre, subjectif, affectif, émotionnel, l’amour (maḥabba), qui lie les hommes de proche en proche, atténue leurs discordances et contribue, de l’intérieur, à faire de la cité « un seul individu dont les membres concourent ensemble à la production d’un même acte utile à tous » (Miskawayh, Tahḏīb, p. 149). Il faut noter à ce propos que Tawḥīdī et Miskawayh diffèrent, quant à leur référence à la philia aristotélicienne. Le premier s’attachait, à travers la ṣadāqa, à la philia en son sens premier et essentiel, laquelle voit en l’ami un alter ego, et assignait à celle-là le rôle d’un idéal, d’un modèle sur lequel se régler pour ourdir la toile sociale. Le second, pour sa part, se tient plus près d’Aristote, il confère à la maḥabba, qui traduit la philia, toute l’extension que le philosophe grec attribue à celle-ci. En la maḥabba réside alors l’aspect affectif de la sociabilité et ses multiples formes (relations familiales, sollicitude et bienveillance du roi à l’égard de ses sujets, honneurs et hommages rendus par les sujets à leur roi, liaison fraternelle des sujets entre eux, sentiment d’appartenance à une même communauté religieuse...) participent toutes, à des degrés divers, au tissage effectif de la société. Miskawayh propose à ce sujet une interprétation « modernisante du culte musulman » (M. Arkoun, L’humanisme arabe, p. 34). Dans la pratique cultuelle qui rassemblent les êtres à la mosquée, « la sociabilité, qui [les] lie, se ravive et ils sont tous embrassés dans un amour les unifiant » (Tahḏīb, p. 154). Le primat de la prière en commun sur la prière individuelle, qu’institue la Loi religieuse, est alors traduit, dans les termes philosophiques de l’auteur du Tahḏīb, par l’incitation à « amener la sociabilité naturelle que les hommes ont en puissance à s’affirmer en passant à l’acte » (Tahḏīb, p. 154 et p. 153). Ainsi cet accord intérieur harmonieux qu’engendre la communion dans la croyance et la prière participe-t-il à l’élaboration du tissu social. La ṣadāqa, quant à elle, constitue une espèce particulière de la maḥabba : si celle-ci se définit comme une disposition affective, celle-là se présente comme « l’affection (mawadda) elle-même » et, à la différence de la première « qui peut s’établir entre un grand nombre de gens » (Tahḏīb, p. 151), la seconde ne lie ensemble que quelques personnes. La ṣadāqa se révèle une forme concentrée et réalisée de maḥabba, elle recèle donc, à l’intérieur de sa sphère privée, restreinte, les avantages que procure la sociabilité, lorsqu’elle est actualisée dans la sphère publique. A l’homme, qui ne peut s’accomplir dans la solitude et qui n’est complet que par autrui, l’amitié ouvre, de la sorte, la voie du bonheur, car c’est avec l’ami, qu’en priorité il réussira à affiner son caractère et à accéder à la perfection dont il est capable. Aussi le choix de l’ami requiert-il soin, attention et vigilance. Miskawayh propose, dans cette perspective, une série de conseils fondés sur son expérience et sa connaissance des ressorts psychologiques qui meuvent les hommes. L’observation des êtres humains lui a révélé l’affectation et l’hypocrisie dont ils témoignent généralement à l’égard de leurs congénères. Les avertissements du moraliste viseront donc principalement à découvrir, sous les traits de l’homme de bien, le fauve qui cherche à dévorer sa proie, le charlatan cachant sa fausseté sous une sainte apparence (Tahḏīb, p. 169). Afin de déjouer les pièges que tendent les faussaires, une sorte d’examen du candidat à l’amitié est alors préconisé. L’amitié est une relation d’échange équitable, elle n’existe qu’à travers la réciprocité des actes de donner et de recevoir. Aussi convient-il d’évincer l’ingrat, lequel se montre incapable de la moindre reconnaissance, d’éloigner l’avare qui retient pour lui les richesses qu’il amasse et d’éconduire l’arrogant, lequel fait bien peu de cas de l’autre et installe l’inégalité dans les rapports qu’il entretient avec lui. Il faut encore repousser l’indolent qu’attirent les propos libertins et les divertissements qui le détournent de toute sollicitude envers autrui et le conduisent à négliger ce qu’il doit à l’autre. S’il s’agit de faire preuve d’une certaine perspicacité et d’une réelle exigence dans le choix de l’ami, il sied cependant, lorsqu’on a rencontré l’ami véritable, de se montrer affable, prévenant et indulgent à son endroit, de ne pas s’attarder sur ses défauts mineurs, afin de cheminer de concert avec lui vers la perfection.

 Les différentes figures de l’ami

Miskawayh, à l’instar de Tawḥīdī, souligne la contribution de l’amitié à l’exercice de la sociabilité et au façonnement de la toile sociale ; il insiste, en moraliste, sur son importance dans l’accomplissement de l’homme et propose, comme on l’a montré, des distinctions conceptuelles précises entre la ṣadāqa, la maḥabba et la mawadda. Le terme de ṣadāqa, d’après les propos d’al-Andalusī (un grammairien faisant partie du cercle de Siğistānī ) que rapporte Tawḥīdī, est tiré tout à la fois du mot ṣidq, qui signifie sincérité, à savoir le contraire du mensonge, et du mot ṣadq, qui veut dire droiture, rectitude (Ṣadāqa, p. 88). Si l’on considère simultanément ces deux aspects, l’ami (ṣadīq) se caractérise par la franchise, la sincérité de ses paroles et par la droiture de ses actes. L’emploi du vocable ṣadīq met ainsi essentiellement l’accent sur le registre éthique de la relation que l’amitié installe entre les êtres ; il est généralement assorti d’un ensemble de termes, lesquels contribuent à préciser la dimension morale de l’amitié, à l’instar de la sollicitude (riʽāya), de l’acte de tenir ses engagements (ḥifāẓ), de la loyauté (wafā’), de l’entraide (musāʽada), des conseils (naṣīḥa) prodigués, du don sans compter (baḏl), du réconfort (mu’āsāt), de la générosité (ğūd) et de la noblesse d’âme (takarrum). Le champ sémantique de l’amitié ne se réduit cependant pas à la seule ṣadāqa, il recèle une pluralité de mots, dont les significations respectives ne diffèrent que par le degré. Chacun de ces termes met l’accent sur un trait particulier de la liaison amicale. Rapportant la parole du traditionniste Rawḥ b. Zinbāʽ (m. 703), Tawḥīdī écrit :

« Si on ignore ce qu’est l’ami (ṣadīq), on ignore ce que sont le camarade (ṣāḥib) et l’ami intime (ḫalīl) et, partant, l’on ignore ce que sont l’aimé (ḥabīb), le dévoué compagnon de route (rafīq), le familier (alīf), l’ami que l’on affectionne (wadīd), l’ami fraternel (mu’āḫ) et celui qui vous aide (musāʽid) » (Ṣadāqa, p. 29).

Ainsi l’aspect affectif de la notion, que signalent immédiatement la philia grecque et l’amicitia latine, est-il plutôt rendu par ḥabīb et wadīd, lesquels sont respectivement liés à maḥabba et à mawadda.

Le mot aḫ (ou mu’āḫ), qui veut dire frère, qu’il s’agisse de l’élément d’une famille ou d’un coreligionnaire, insiste, quant à lui, sur la cohésion d’un bloc, l’unification des parties d’un tout, que souligne souvent la métaphore organique. Les amis fraternels se trouvent l’un par rapport à l’autre comme les membres d’un même corps et le mal qui affecte l’un d’entre eux retentit sur le groupe entier. Tawḥīdī cite, à ce sujet, la parole qu’adresse al-Ḥasan b. Sahl (vizir du calife al-Ma’mūn) à son ami malade :

« Nous sommes toi et moi comme un seul corps. Si une douleur affecte l’un des membres, elle se propage au reste de ce corps. Puisse Dieu me rendre la santé en te guérissant, et prolonger la jouissance que je trouve en ta compagnie » (Ṣadāqa, p. 47).

Les Iḫwān al-Ṣafā’ se dénomment eux-mêmes par référence à cette figure de l’ami (iḫwān). A la manière d’une franc-maçonnerie, la société des Iḫwān regroupe des élus, des êtres que rassemble une même philosophie de l’existence ici-bas et du salut dans l’au-delà et qu’apparente spirituellement l’aspiration à un même idéal de pureté (ṣafā’) intellectuelle, religieuse et morale. Le caractère ésotérique de la doctrine philosophique à laquelle ils adhèrent, et cet aspect particulier de leur ouvrage, les Rasā’il, dans lequel destinateurs, destinataires et membres du groupe se confondent, confèrent au groupe des Iḫwān l’allure d’une totalité close (Y. Marquet, La philosophie des Iḫwān al-Ṣafā’, 1999). L’affiliation préside ainsi au recrutement d’un élément nouveau, duquel semble exigée une réelle assimilation à ses confrères (Iḫwān al-Ṣafā’, Rasā’il, IV, p. 168) ; l’amitié qui voit en l’autre un alter ego assure alors, de l’intérieur, la cimentation du tout, de sorte que chacun des frères « ne te veut pas du fait de quelque chose d’extérieur, mais parce qu’il pense et croit que tu es lui et que lui est toi, que vous êtes une seule âme en deux corps se faisant face [...]. Il veut pour toi, de lui-même, la même chose que toi, de toi-même, tu veux pour lui » (Rasā’il, IV, p. 49).

Cette forme d’amitié engendre, au sein du groupe, une éthique de l’assistance réciproque, du secours mutuel et de la coopération, qui érige la société des Iḫwān en une véritable communauté dans laquelle l’intérêt général se confond avec celui des particuliers. L’entraide s’inscrit sur un double registre, terrestre et céleste, elle concerne tout à la fois les biens matériels de ce monde et les sciences qui vous ouvrent le voie du salut. Aussi l’espace privilégié de communion, qu’instaure entre les êtres l’amitié fraternelle, n’est-il pas seulement, chez les Iḫwān, ce lieu où, dans la solidarité, l’on s’exerce à la moralité, mais il est encore l’endroit où, dans la conversation et l’échange instructif, se communique la doctrine.

Les Rasā’il insistent, dans cette optique, sur une autre forme d’amitié, celle que connaît le ğalīs, le convive, le compagnon de mağlis (séance). Il existe deux types différents de mağlis-s auxquels les Iḫwān invitent régulièrement leurs adeptes à assister : les uns sont destinés à l’agrément des sens, au « bien-être de ce corps mouvant, changeant et périssable » (Rasā’il, III, p. 14), les autres sont dédiés à la science, à la sagesse et recèlent un avant-goût des délices spirituels dont jouissent les âmes immortelles dans l’au-delà (Rasā’il, III, p. 14). Dans les premiers, où les participants laissent peu à peu tomber le masque du sérieux, se tissent, entre les Iḫwān, les liens de la « sociabilité ludique » (S. Natij, op. cit., p. 259), les seconds délimitent, pour leur part, un espace d’amitié profitable, au sein duquel le néophyte aiguise son intelligence, tandis que ses frères, mieux avertis, approfondissent la doctrine.

D’autres importantes figures de l’ami apparaissent sous les traits du ḫalīl, du ṣāḥib, du rafīq ou encore du šafīq. Le ḫalīl, par excellence, c’est Abraham, l’ami de Dieu. Avec ce terme, l’accent se trouve porté sur la confiance, le resserrement et l’intériorité de la relation amicale. Quant au ṣāḥib, littéralement le compagnon, celui qui vous accompagne, il se présente souvent, à l’instar du rafīq, sur la scène de l’échange commercial. Tout marchand possède à l’époque un ṣāḥib qui le représente dans le pays où il fait du négoce, de même qu’il voyage habituellement au côté d’un rafīq avec lequel il entretient des liens de mutuelle responsabilité (S.D.Goitein, Formal friendship in the medieval Near East, 1971). Chacun des deux compagnons de route (rafīq-s) sait quelle somme d’argent possède son partenaire et quelles marchandises il transporte exactement, de manière à prendre soin de lui en cas de mésaventure ou de maladie. Le terme rafīq recèle de la sorte, en ce contexte, une certaine connotation de dévouement à l’autre. Ce vocable suggère en outre, tout comme celui de ṣāḥib, l’idée d’un contrat tacite, d’un engagement, d’un pacte. Ainsi les compagnons de Muḥammad sont-ils dénommés aṣḥāb (sing. : ṣāḥib ) du fait de leur adhésion à la religion nouvelle, par contraste avec l’appellation de iḫwān qui les caractérisent dans leurs relations réciproques au sein de la communauté musulmane. La figure du šafīq, pour sa part, renvoie à la compassion et au partage des sentiments de joie et de tristesse, elle insiste sur la similitude des affects.

 Conclusion

L’amitié s’exprime au travers d’une pluralité de termes, chacun d’eux donne à voir une figure de l’ami, dévoile une facette du concept, qu’il s’agisse de la sincérité, de l’amour, du dévouement, de la fraternité, de l’intimité, de la civilité, de la convivialité ou de la compassion, sans que l’insistance sur une perspective particulière n’offusque entièrement les autres aspects de la notion. L’amitié instaure de manière générale des liens affectifs, éthiques, spirituels et intellectuels entre les êtres. Elle s’appuie, selon les auteurs considérés dans cette étude, sur la nature sociable de l’homme, qu’elle s’emploie à approfondir et à actualiser, et peut participer de la sorte au tissage de la toile sociale en cet empire musulman du quatrième siècle de l’Hégire, où les relations tribales d’autrefois sont distendues et au sein duquel les hommes se trouvent extérieurement rassemblés par les conquêtes. La relation qu’elle noue entre les amis se fonde sur la nature de l’homme, sur l’aptitude de celui-ci à déterminer et à réaliser son bien propre, à discerner en l’autre son semblable, son alter ego, et à contribuer alors au bonheur de ce dernier. En ce qu’elle participe au développement des potentialités humaines, l’amitié « ajoute à la vie un surcroit de vie » (Ṣadāqa, p. 32) et promeut l’homme. Tawḥīdī, rapportant la parole d’Ibn ʽAtā’ Baġdādī (m. en 309/922), disciple du célèbre soufi Abū-l-Qāsim al-Ğunayd (m. 298/911), signale en ce sens que l’on recherche l’ami afin de « s’humaniser » (yusta’nasu) au travers de la relation que l’on engage avec lui (Ṣadāqa, p. 68). Dans l’échange amical, les êtres conjuguent leurs efforts, leurs idées, leurs propos et se transforment réciproquement. Ils s’humanisent en pratiquant l’un avec l’autre la vertu, en réfléchissant de concert et en conversant, autrement dit en échangeant ce qu’ils possèdent de proprement humain : la moralité, la pensée et la parole.

HÉLÈNE RAYMOND

 Bibliographie

Sources :

Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī, al-Ṣadāqa wa-l-ṣadīq, Damas, éditeur : Ibrāhīm al-Kaylānī, Dār al-Fikr, 1996.
Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī, Muqābasāt, Beyrouth, Dār al-adab, 1989.
Iḫwān al-Ṣafā’, Rasā’il, Beyrouth, Dar Sader Publishers, 2006.
Miskawayh, Tahḏīb al-aḫlāq wa taṭhīr al-aʽrāq, le Caire, al-maktaba al-miṣriyya, 1964. Traduction : Mohammed Arkoun, Traité d’éthique, Damas, Institut français de Damas, 1988.
Références :
Aristote, Éthique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1983.
Aristote, La politique, Paris, Vrin, 1977.
Mohammed Arkoun, L’humanisme arabe au IVe/Xe siècle, Paris, Vrin, 1982.
Cécile Bonmariage, « De l’amitié et des frères : l’épître 45 des Rasā’il des Iḫwān al-Ṣafā’ », in Bulletin d’Etudes Orientales 58, 2009, p. 315-350.
Shelomo D. Goitein, « Formal friendship in the medieval Near East », in Proceedings of the American philosophical society 115, 6, 1971, p. 484-489.
Lenn E. Goodman, « Friendship in Aristotle, Miskawayh et Ghazali », in Friendship East and West, éd. Oliver Leaman, Richmond, Curzon Press, 1996.
Joel Kraemer, Humanism in the Renaissance of Islam, Leiden, E.J.Brill, 1992.
Yves Marquet, La philosophie des Iḫwān al-Ṣafā’, Paris, S.E.H.A., 1999.
Salah Natij, « La nuit inaugurale de Kitāb al-Imtāʽ wa-l-mu’ānasa d’Abū Ḥayyān al-Tawḥīdī : une leçon magistrale d’adab », in Arabica 55, 2, 2008, p. 227-275.
Ian Richard Netton, Muslim Neoplatonists, London, Routledge Curzon, 2002.


Pour citer :
Hélène Raymond, « Sadāqa : l’amitié dans la tradition philosophique arabe », in Houari Touati (éd.), Encyclopédie de l’humanisme méditerranéen, printemps 2014, URL = http://www.encyclopedie-humanisme.com/?Amitie-en-contexte-islamique